Dimanche 11 juin : aimer le monde.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     [houtôs gar ègapèsen ho théos ton kosmon], « car Dieu a à tel point aimé le monde« . Cette seule phrase, ce seul bout de phrase, pourrait nous suffire. Dieu, le monde, l’amour. Mais peut-on bien aimer le monde ? Le monde tel qu’il est est-il vraiment aimable ? Apprenons, car Dieu, lui, l’a aimé.

     C’est même [ho théos], « le Dieu » : tel est le vocable que Jean utilise dès le prologue de son évangile pour parler de celui vers qui est tourné, orienté, élancé le « Verbe »: « Au commencement était le Verbe et le Verbe était élancé vers le Dieu, […] ». Le Verbe est celui qui, un avec Le Dieu, s’en distingue pourtant et devient chair pour nous L’expliquer, Le révéler.

     [ho théos], « le Dieu » : en grec comme en français, l’article défini a ce sens de distinction, et un peu d’emphase. Ce Dieu-là. Dieu comme il est, dans sa manière unique et incomparable. Il y a des « dieux » indifférents, comme un grand clou auquel les choses sont suspendues. Ou encore dans leur univers à eux. Il y a des dieux qui règnent, qui dirigent, qui jugent. Celui-là aime.

     [ègapèsen], « il a aimé« . En grec, il y a trois mots pour dire l’amour. Il y a [erôs] qui évoque l’amour passionné, le désir des sens. Il ne faut pas le mépriser : chez les Grecs, c’était un dieu, et un dieu distinct d’Aphrodite. Aphrodite est la déesse de l’amour qui séduit, de l’instinct sexuel; Erôs est le dieu d’un amour plus intérieur,  qui vient du cœur. Mais bien sûr, et c’est plutôt bien observé, ces deux divinités agissent souvent ensemble. Tout de même, dans la Théogonie d’Hésiode, Erôs est une des cinq divinités primordiales, et c’est grâce à lui que les premières unions engendrent toutes choses du chaos.

     Donc, il y a l'[erôs]. Mais il y a aussi la [filia], que nous retrouvons dans bien des mots français : philatélie, aquariophile, etc… . Cet amour-là évoque plutôt la vive amitié, le penchant pour, l’affection. Et puis il y avait en grec un vieux mot, [agapè], qui avait évoqué plutôt la préférence ou la satisfaction, mais qui était tombé en désuétude et qui n’était plus employé. Paul et Jean vont s’en saisir : quelle aubaine, un mot pour dire l’amour mais qui est comme vidé. On va pouvoir le remplir ! Et le remplir comme on veut, avec du neuf !

     Ainsi, ce Dieu [ègapèsen], « a aimé« . Il a aimé d’une manière nouvelle, ni [erôs] ni [filia], comme on n’a pas idée. Il a aimé, pas par instinct, pas par désir (car au fond, le désir se recherche soi, ramène à soi). Il a aimé, pas d’une simple affection. Il a aimé, et il faut dire comment, si l’on peut; il faut dire à quel point, si c’est possible; il faut dire ce que l’on entend par là, si l’on trouve les mots. « a aimé » : le temps peut étonner. En grec, il s’agit d’un temps particulier qui n’existe pas en français, et qu’on appelle l’aoriste. Ce temps ne nous fait pas assister à une action en train de se dérouler : « Dieu était en train d’aimer, quand…. » Non, il donne la mention sèche d’un fait historique, avéré. Il exprime aussi une vérité générale, ce qui a toujours été et sera toujours. La phrase qui nous occupe est comme une maxime, un proverbe : elle énonce ce qui a toujours été.

     Et le monde ? [ton kosmon]. En grec, [kosmos] c’est l’ordre, la convenance, l’organisation. C’est aussi la parure, l’ornement. Et c’est aussi le monde, l’univers connu que nous habitons : parce qu’il est admirablement ordonné et réglé, et parce qu’il est beau. Quand nous nous émerveillons de voir comme la nature est belle, comme les choses s’enchaînent, comme il y a des inventions convenables chez les bêtes comme chez les plantes, nous admirons un [kosmos]. On voit au passage ce que nous saccageons quand nous déréglons la planète ou la polluons : elle devient moche et déréglée, elle n’est même plus un monde.

     Mais le monde n’est-il que beauté et harmonie ? Il y a aussi des horreurs, des choses qui nous font frémir. Il y a des catastrophes, des éruptions, des raz de marée; il y a des maladies, des épidémies, des famines; il y a des jalousies, des vols, des mensonges, des guerres. Jean n’ignore pas cela, et il emploie aussi le mot [kosmos] dans un sens moins admiratif, et lorsque Jésus prie son Père juste avant son arrestation, il dit à propos des disciples : « Je leur ai donné ta parole, et le [kosmos] les a pris en haine, parce qu’ils ne sont pas du [kosmos] comme je ne suis pas du [kosmos] » (Jn.17,14).

     Mais Dieu a aimé le monde, il l’a aimé ainsi, il l’a aimé à tel point. A tel point que ? C’est la question essentielle, et Jean a mis le mot « à tel point » en tête de phrase, [houtôs], car c’est surtout cela qu’il veut nous dire.

     Il a aimé le monde à ce point que [ton uion ton monogénè edôken] : le fils l’unique-engendré, il l’a donné. On pense immanquablement à Abraham : tu veux montrer à Dieu ton amour ? Ta fidélité ? « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va sur la montagne que je t’indiquerai » (Gn.22,2). Chaque précision sonne terriblement, comme si la cœur était arraché tout entier à chaque fois. Ton fils. Tu n’en as qu’un. Tu l’aimes. C’est Isaac. Va ! Mais Dieu ne laissera pas un homme lui faire cet holocauste, ce n’est pas ce qu’il veut, « c’est la miséricorde que je désire et non les sacrifices » (Os.6,6). Mais lui ne voudra pas nous aimer moins, il nous donnera « le fils, l’unique« . Voilà l'[agapè], l’amour neuf pour lequel il faudrait un mot neuf.

     Dieu, son fils, le monde. Voilà un triangle inédit. Le fils, Jésus, c’est la nouveauté de l’amour de Dieu pour le monde. Ou plutôt, c’est la seule raison de parler d’un amour de Dieu pour le monde. Le but, c’est que le monde vive, d’une vie nouvelle là aussi, de la vie que « le Dieu » et son fils s’échangent, de la vie qui circulent entre eux. Ce que Jean appelle [dzôèn aiônion], « la vie éternelle« .  Il s’agit bien de vie. Car Dieu n’a pas envoyé le fils dans le monde « afin de [krinè] le monde, mais afin que le monde soit [sôthè] par lui« . Juger, [krinè], non : le jugement c’est la mort. Juger, c’est trancher, c’est séparer, c’est diviser. Salomon avait ordonné cela pour le seul bébé restant entre les deux femmes, le trancher. Dieu ne veut pas trancher, il veut rassembler, il veut sauver, [sôthè]. Mais le verbe est passif ici : il veut pour le monde qu’il « soit sauvé« .  Ce n’est pas actif, c’est passif. Ce ne sera pas une action, ce sera une passion.

     Croire cela , c’est s’ouvrir à la vie qu’un Père (puisqu’il a un fils) et un fils ont en commun et qui circule entre eux. La foi, c’est cela : vivre d’une relation. Ce n’est pas, Dieu merci !, une accumulation de préceptes et d’observances. C’est vivre, c’est s’ouvrir à la vie. C’est entrer dans une relation, c’est se laisser habiter par une relation. Choisir d’être comme un temple où un Père et un Fils s’aiment.

     Le monde, c’est important de l’aimer, et de l’aimer de cet amour neuf. J’entends, parfois avec épouvante, diverses générations avoir pour le monde le vocabulaire de la méfiance, du rejet, de la condamnation. Ce n’est pas cela, Jésus. C’est même le contraire. Non pas juger le monde, mais vouloir qu’il soit sauvé. Bien sûr que notre époque n’est pas parfaite ! Bien sûr qu’il y a des masses de choses à changer ! Bien sûr qu’il y a des chantiers fantastiques ! Mais Dieu qui connaît bien le monde commence par l’aimer. L’aimer d’un amour neuf. L’aimer au-delà de toute mesure. Comment changerions-nous nous aussi quelque chose dans le monde, dans notre humanité, chez les hommes de notre génération, si nous ne commençons pas par les aimer ? Les regarder d’un regard neuf ? Refuser de les juger ?

 

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