Dimanche 5 août : révéler sa beauté.

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     Nous avons laissé la foule déclarant : « Celui -ci est vraiment le prophète, celui qui vient dans le monde. » et Jésus se retirant seul dans la montagne parce qu’il sait que la foule veut se saisir de lui afin de le faire roi. Un épisode nous est dérobé, pourtant présent en ce même lieu dans les quatre évangiles, c’est celui de Jésus marchant sur la mer de nuit : il faut croire que, pour nos confectionnaires, cela n’a aucun intérêt, que ni la mer ni la nuit n’ont le moindre sens dans la contemplation du signe telle que nous la transmettent les écrivains… Bref ! Maintenant, la foule arrive à Capharnaüm en cherchant Jésus.

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      « Et le trouvant au-delà de la mer ils lui  dirent : Rabbi, quand es-tu venu ici ? » Jésus a échappé à la foule, mais celle-ci s’est trouvée perdue. La foule a tourné en tous sens, jusqu’à être contrainte à un au-delà, « au-delà de la mer. » Autrement dit, avec l’eucharistie, nous sommes perdus et nous sommes amenés à chercher. Pourquoi ? C’est que ce signe ne tient apparemment pas ses promesses ! Voilà qu’on nous dit que c’est l’union avec le Christ, l’union totale par lui avec Dieu, mais qu’éprouvons-nous la plupart du temps ? Rien. Une déception. C’est une chose dont il faut prévenir les enfants (et pas seulement) avant une première communion, car dans le cas contraire, beaucoup restent avec une muette déception, persuadés qui plus est qu’ils sont les seuls à n’avoir rien ressentis, et que donc cela n’était pas pour eux. Mais il y a aussi d’autres personnes qui s’accoutument à ne rien ressentir, qui « savent » que c’est comme cela, et qui n’attendent plus autre chose. C’est peut-être pire : comment être sauvé, si l’on n’est pas perdu ? Comment être arraché à soi, à sa pesanteur, à son accoutumance, si l’on ne cherche plus ?

     Ce à côté de quoi il ne faudrait pas passer, c’est le fait, massif, qu’un seule personne arrive à mettre en mouvement une foule tout entière. Une seule personne, une foule immense. Voilà une foule, ceux qui sont mordus par la morosité de la fatalité, et ceux qui sont déçus par ce qu’il ont -ou n’ont pas- éprouvé, une foule qui se met à chercher. Comment une personne seule peut-elle provoquer une réaction pareille, aussi étendue ? Je vous livre un passage de Maeterlinck, (dans Le trésor des humbles) que je trouve magnifique et qui fait pressentir l’explication :

     « On dirait vraiment que la beauté est l’aliment unique de notre âme; elle la cherche en tout lieu et même dans la vie la plus basse elle ne meurt pas de faim. C’est qu’il n’y a pas de beauté qui passe complètement inaperçue. […] Mais quand les hommes sont ensemble ils aiment à s’enivrer de choses basses. Ils ont je ne sais quelle peur étrange de la beauté; et plus ils sont nombreux, plus ils en ont peur, comme ils ont peur du silence ou d’une vérité trop pure. Et cela est si vrai que s’il arrivait que l’un d’eux eût fait dans la journée une chose héroïque, il tâcherait de l’excuser en attribuant à son acte des mobiles misérables, des mobiles qu’il prendrait dans la région inférieure où ils sont réunis. Ecoutez cependant : une parole haute et fière a été prononcée qui a rouvert en quelque sorte les sources de la vie. Une âme a osé se montrer un instant, telle qu’elle est dans l’amour, dans la douleur, devant la mort ou dans la solitude en présence des étoiles de la nuit. Il y a de l’inquiétude et les faces s’étonnent ou sourient. Mais n’avez-vous jamais senti en ces moments, avec quelle force unanime toutes les âmes admirent et comme la plus faible approuve indiciblement au fond de sa prison la parole qu’elle a reconnue semblable à elle-même ? […] Quelle âme ne sait pas qu’elle est toujours devant la mer et toujours en présence d’une nuit éternelle ? Si nous avions moins peur de la beauté, nous arriverions à ne plus trouver autre chose dans la vie, car, en réalité, sous tout ce que l’on voit, il n’y a que cela qui existe. Toutes les âmes le savent, toutes les âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne cachent pas leur beauté ? Il faut bien cependant que l’une d’elles « commence » ? Toutes les autres sont là, avides autour de nous comme les petits enfants devant un palais merveilleux. Ils se pressent sur le seuil, ils chuchotent, ils regardent par les fentes, mais ils n’osent pas pousser la porte.« 

     Il me semble que dans le signe qu’il a fait, un signe tout simple où il a pris le pain qu’un jeune garçon ou un jeune esclave, quelqu’un qui (au sens propre) ne comptait pas en tous cas, apportait, et comme pour le repas le plus simple, parce qu’il voulait nourrir cette foule, nourrir chacun de ceux qui étaient venus le voir et l’écouter, il a rendu grâce et il a commencé à distribuer ce pain, et ils ont tous mangé à leur faim et il en restait encore, dans ce signe tout simple l’âme de Jésus a osé se livrer. Tout entière et telle qu’elle est : une âme de compassion, une âme de bonté, une âme de beauté. Le signe n’a pas été « calculé ». Il a pris les pains de celui qui ne comptait pas, parce que lui non plus n’allait pas compter. L’eucharistie, ce n’est pas compter. On ne peut pas décider qu’il y en a qui ne comptent pas pour elle. On ne peut pas décider qu’il y a un « numerus clausus » des participants. C’est le sacrement de l’universel, le sacrement de la totalité. Le signe que tous les hommes sont sauvés. Et dans l’eucharistie, Jésus reste à jamais celui qui se livre, celui qui « commence », comme écrit Maeterlinck, qui se montre un instant tel qu’il est. Il est la parole haute et fière qui a été prononcée, et qui  fait ré-affluer la soif de beauté qui est naturelle à toutes les âmes, car elles ont été créées pour la beauté et ne se nourrissent que d’elle.

    La question que pose la foule, pourtant, emploie le verbe [gignomaï], qui au sens propre signifie « devenir » : c’est l’idée du changement, par distinction d’avec ce qui « est« . C’est naître, se produire, avoir lieu, arriver certes, mais au sens où quelque chose arrive, non au sens où une personne arrive quelque part. Du coup, cette question n’est plus tout-à-fait « quand es-tu arrivé ici ?« . Et alors, l’adverbe [hôdé] qui peut se traduire « ici » devrait plutôt être traduit par « de cette manière« , « dans l’état où l’on est« , « tellement, à ce point« , qui sont ses premiers sens. Et la question de la foule est plutôt : « Rabbi, quand es-tu devenu de cette manière ? » Autrement dit la foule s’étonne, mais elle veut saisir le comment, elle veut avoir la maîtrise du processus. La foule a certes été « déplacée », elle a « bougé », mais elle veut posséder ce changement, s’en approprier la capacité.

     Et c’est à cela que le « Rabbi » résiste et s’oppose : « Amen, amen, je vous dis : vous me cherchez non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et que vous avez été rassasiés. Travaillez non pour la nourriture qui se perd mais pour la nourriture qui demeure dans la vie éternelle, celle que le fils de l’homme vous donne, lui qu’en effet le Père a marqué de son sceau. » Il oppose le fait de voir des signes et le fait d’avoir mangé et d’avoir été rassasié. Les signes sont signe d’autre chose, par définition. C’est l’ouverture à la beauté qui nous transporte ailleurs, qui nous fait voyager, qui nous mène plus haut. S’y oppose en effet le rassasiement. Etre rassasié, c’est être rempli. C’est être « comblé », comme on l’entend beaucoup. Mais nous ne sommes pas comblés par l’eucharistie, ou alors il n’y a plus de marche, il n’y a plus d’avancée, il n’y a plus de recherche. Non, il faut être déçus, il faut être inquiets (le contraire de quiets, tranquilles). Les signes sont promesses, c’est-à-dire gages certains, oui, mais d’une réalité encore inaccomplie. Et l’eucharistie, c’est vivre de soif, c’est vivre d’attente de quelque chose d’inaccompli.

     Plus que jamais, ouvrons-nous à la totalité des hommes, à ces réfugiés qui frappent à notre porte, à ces petits réduits à leurs banlieues délaissées, à ces « gens qui ne sont rien ». Ouvrons-nous à leur beauté : c’est celle du Christ qui passe. Ouvrons-nous à leur parole « haute et fière », c’est celle du Christ. Et peut-être, nous-mêmes, osons laisser voir notre âme dans sa beauté. Mais pas d’exclusive, pas de rejet, pas de comptage, pas de tri. C’est l’anti-eucharistie. Et tous, ayons soif. Voyons des signes, c’est-à-dire un horizon, un inaccompli, quelque chose à faire, à réaliser. Et « travaillez« , [ergadzesthé], mettez-vous à l’ouvrage; et le mot dit aussi bien « travaillez pour la nourriture… » que « Faites la nourriture …! » Il faut être eucharistie. Prendre à notre tour de ce que ceux qui ne comptent pas apportent, et le donner dans la simplicité de l’âme, dans un seul élan simple qui révèle notre beauté. 

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