Désirs de disciple : dimanche 28 juillet.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Encore une fois, le texte d’aujourd’hui suit celui de la semaine passée !! Nous sommes toujours dans cette grande section de l’évangile de Luc où le Maître enseigne particulièrement ses disciples, et surtout les Douze, dans le contexte d’une montée décisive à Jérusalem. Luc paraît pour cela rassembler aussi quantité de petits récits sans contexte particulier de temps ni de lieu, mais qu’il classe commodément dans cet apprentissage particulier des disciples. Les deux textes d’aujourd’hui, car il y en a deux, sont relatifs à la demande : le premier fait suite à une demande expresse d’un disciple, l’autre est une parole à l’initiative de Jésus sur ce même sujet.

Mon modeste commentaire :

    « Et il arrive, alors qu’il est en un certain lieu en train de prier, comme il a cessé, que l’un de ses disciples dit à son adresse : … » La mise en contexte est tout sauf légère : voilà que Jésus est « en un certain lieu« , ce qui ne nous apprend strictement rien… sinon peut-être que justement, cela ne dépend pas des lieux. Ou au contraire que certains lieux se prêtent plus que d’autres à cet exercice ? Visiblement aussi, le temps est vague, « il arrive que… » Ce n’est pas un moment ou un évènement précis qui détermine la prière de Jésus, ou peut-être au contraire, là encore, est-il suggéré que certaines circonstances sont plus favorables que d’autres. Luc ne pouvait pas mieux marquer que pour « prier », il n’y a en fait pas de temps défini a priori, ni de lieu précis a priori. Il ne pouvait pas mieux dire non plus qu’il appartient à chacun de juger des temps et des lieux opportuns : tu veux prier ? C’est toi qui sait quand et où. Mais ne demande pas à quiconque : toi seul peux savoir ce qui te convient en la matière. Et méfie-toi, par conséquent, des « sachants » qui vont te dire que c’est à tel endroit,  et que c’est à tel moment.

       Mais prier, justement, qu’est-ce que c’est ? L’activité de Jésus est désignée par le verbe [proséoukhomaï]. [éoukhomaï], quels que soient les contextes, désigne toujours une parole ou une déclaration publique, solennelle, insistante. Le préverbe [pros] montre une adresse précise, un destinataire choisi. Ce que nous savons donc d’emblée, c’est que le Maître s’adresse à un destinataire précis, et qu’il le fait de manière publique et insistante. Jésus n’est pas cette fois dans un coin retiré, à l’abri des regards et des oreilles, il fait tout autrement.

     Un disciple, anonyme lui aussi et avec lequel l’identification du lecteur lui-même est par conséquent d’autant plus facile, a attendu qu’il ait terminé (ce qui indique aussi que ce mode de prière, cette parole solennelle et publique, a aussi une fin). Mais il lui adresse aussi une parole, avec la même préposition [pros-] : cela laisse entendre que le disciple peut s’adresser à Jésus lui-même, avec une parole là aussi publique. Et ce qu’il demande : « Seigneur, enseigne-nous à prier, comme Jean aussi a enseigné à ses disciples. » Il l’appelle « seigneur« , ce qui est à la fois une adresse emphatique à l’égard d’un homme, mais aussi un titre divin. Et il lui demande un enseignement, portant sur ce que Jésus vient de faire, le mot est le même. Comment adresser une demande publique et à qui ? Le disciple demande seul, mais il ne demande pas que pour lui : « enseigne-nous« . Cette parole de demande, parce qu’elle est publique, doit être commune aux disciples, ils se reconnaîtront aussi par là.

     Il me semble que Luc nous dévoile avant tout qu’un disciple, quel qu’il soit, ne sait pas prier. C’est un point très important, il nous situe en vérité devant le dieu, devant notre conscience, et devant les autres puisqu’il s’agit d’une parole proférée devant d’autres. Et nous sommes disciples de qui nous enseigne cela : par cet enseignement, Jean a fait des Johannites, le Christ fera des Chrétiens. Ce n’est pas parce que nous prions que nous sommes chrétiens : tous les hommes prient, d’une manière ou d’une autre, et à l’adresse de divers destinataires (pas forcément divins). Dans le fond, c’est un acte très humain, très spontané, que l’on laisse paraître ou que l’on contient. Mais notre prière a besoin d’être évangélisée, comme le reste : elle n’est pas spontanément évangélique tant s’en faut. C’est le « seigneur » qui doit l’enseigner, et le disciple doit l’apprendre. Le disciple apprend à avoir des désirs de disciple.

     Du reste, Jésus ne discute pas un instant la demande, il ne la corrige pas, il y répond d’un trait -ce qui n’est pas si courant ! « Quand vous priez dites : Père… » C’est la première indication, le destinataire. Le destinataire n’est pas l’ensemble des autres personnes qui entendent : c’est le problème avec toutes paroles publiques, il y a le destinataire énoncé, et il y a le ou les destinataires véritables, ceux dont on veut qu’ils nous entendent dire ceci ou cela. En matière de prière à haute voix, c’est un grand obstacle. Pour être disciple, il faut dire « Père… » Jésus ne nous donne pas un autre destinataire que celui auquel lui-même s’adresse ! Celui avec qui il est en intimité, c’est celui-là qu’il nous livre ! On est dans la droite ligne de l’expérience de filiation ouverte à tous en commençant pas les tout-petits.

     Mais quand on y pense, est-ce si facile ? Ce mot est chargé. Il est chargé de toute notre expérience, parfois porteuse, parfois non. Il est vrai qu’il dit « dites : [pater] » et non « dites : [abba]« , ce deuxième vocable étant l’équivalent de « papa« . La différence est dans une désignation affective, historique. Celle-ci n’est ni transposable ni interchangeable. On peut avoir (et je crois qu’on a toujours) plusieurs pères, mais on n’a jamais qu’un « papa« , il n’est pas vraiment possible de redonner ce nom-là à un autre que celui qui en a bénéficié au début, pour le meilleur ou pas. Mais justement, il ne s’agit pas de cela : l’adresse est au père de Jésus, qu’il nous encourage à nommer aussi « père« . Luc ne dit pas « notre« , comme Matthieu le fait. C’est plus distancié, plus objectif. C’est une première conversion, dans le fond.

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     Avez-vous essayé de vous adresser au dieu en l’appelant ainsi, en mettant son poids au mot « père » ? Ce n’est pas facile, cela demande une préparation, toute une mise en condition intérieure : je reviens à mes aspirations à un père authentique, et aussi je me situe comme son fils. Je dis bien son fils : ce n’est pas que j’oublie les femmes, mais il s’agit d’être Jésus, de s’adresser « en lui » à son père à lui. Dire qu’on est « fils ou fille » de dieu, c’est passer à côté de l’essentiel de la révélation évangélique : non, il s’agit d’être LE fils unique, chacun et tous. Evidemment, cela va conditionner ensuite tout le message : ce que je vais demander, Jésus le demande-t-il ? Ou : puis-je rapporter ma demande à l’une de celle qui est formulée ensuite… ?

     Là ou Matthieu énonçait d’abord trois demandes rapportées à ce père lui-même, Luc n’en conserve que les deux premières. « Sanctifié soit ton nom; Vienne ton royaume;… » [aguiadzoo], c’est consacrer, sanctifier : ici, c’est un impératif passif, le disciple désire que le nom du père soit « sanctifié« . Dans la culture juive, le saint, [kadosh], c’est ce qui est « à part« , incomparable, sans équivalent. Il est remarquable que juste après avoir nommé le dieu « père« , le disciple désire que ce nom soit sans équivalent ! On ne dit pas quel est l’agent de cette sanctification : est-ce dieu lui-même ? Est-ce aussi l’œuvre de chacun ? Il me semble que c’est un peu tout ça. Il me semble qu’un disciple authentique de l’évangile ne peut que souffrir des usages si divers, si bas, si opportunistes, qui sont faits du nom de dieu. Tant de gens qui « savent » ce que dieu veut, ce qu’il dit, ce qu’il est…. Si seulement apparaissait clairement, nettement, que le nom du père ne ressemble à aucun autre, qu’il n’est pas une sorte d’homme avec la toute-puissance en plus (ça, c’était plutôt les dieux les héros grecs ! Quoique pas vraiment tout-puissants : leur grande puissance était limitée du fait de leur nombre…), qu’il n’est pas non plus « un dieu », mais bien « le dieu » mystérieux, irremplaçable, imprévisible, incomparable…

     Tout de suite après, « vienne ton royaume« . Je sais bien que la commission francophone a choisi de traduire « ton règne » : je ne suis pas bien d’accord. L’hébreu connait trois mots différents, que l’on retrouve en français (c’est drôle !), pour royauté, règne et royaume : la faculté (la royauté), l’exercice de celle-ci (le règne), le domaine où elle s’exerce (le royaume). Ni le grec ni le latin ne distinguent. Mais je ne vois pas qu’il faille désirer que le père ait la royauté, autrement dit la faculté de régner, il l’a a priori ! De même de l’exercice de cette faculté. En revanche, que le domaine où cette faculté s’exerce advienne, autrement dit le royaume, il  me semble que c’est toute la prédication de Jésus ! Alors que le disciple travaille avec enthousiasme à la diffusion de l’évangile, et par là à l’instauration du royaume, et qu’il demande en même temps que le père y travaille de son côté me semble tout-à-fait cohérent. Cela fait même ressortir qu’une telle prière sera un garde-fou dans son action de disciple : je ne demande pas que le père collabore à ce que je suis en train de faire ! Bien évidemment, j’inverse les choses, et cela remet en question ce que je fais ou vis comme disciple : est-ce que je collabore à l’avènement de ce royaume qui est tien ? Est-ce bien à TON royaume que je travaille ? Et ainsi le disciple garde-t-il vivants en lui cette aspiration et cet élan fondamental, cette envie que le monde soit autrement ! « Vienne ton royaume !« , c’est « Que le monde soit enfin tel que tu le veux !« 

     Il me semble que dans ces deux demandes, bien de nos désirs peuvent trouver place, moyennant peut-être une remise en perspective. Suivent trois autres demandes rapportées directement à nous : « Notre pain, le quotidien, donne-le nous chaque jour; et délie-nous nos péchés, et en effet nous délions à tout homme qui nous est tenu; et ne nous emporte pas dans l’épreuve. » La première de ces demandes me semble tout indiquée, dès lors que Jésus a recommandé aux disciples de n’emporter ni sac, ni besace, ni quoi que ce soit ! C’est une belle remise de soi à la providence. A chaque jour, ce qui est nécessaire pour ce jour. Le disciple se trouve dans la situation de l’hébreu en exode, dans le désert : le dieu lui donne le nécessaire, jamais le superflu, et lui apprend par là la dépendance. C’est une condition de survie. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de lire ce livre bouleversant d’Imre Kertész, « Etre sans destin » : il y dessine d’une manière incomparable cette condition dans les camps de travail nazis, où chaque jour est un combat qui se suffit, où l’homme ne peut plus faire de grands desseins. Et où par ailleurs chaque petit moment de vie peut être apprécié comme une goutte d’eau dans un désert brûlant… Il y a sans doute à apprendre de là pour bien dire ces mots.

     La demande suivante, j’ai bien conscience de mal la traduire. Il s’y trouve l’idée de délivrance, de libération, de laisser aller, de larguer l’amarre, de retrouver la liberté, de défaire les liens. Et la mise en parallèle du rapport au dieu et du rapport aux autres. Des choses m’entravent dans ma relation au dieu. Et j’entrave d’autres hommes dans leur vie : avec des choses qu’ils me doivent -ou dont je dis qu’ils me les doivent. J’ai des exigences avec les autres : je veux du respect, je veux de la reconnaissance, je veux beaucoup de choses de ce genre. Et puis il y a aussi ce qu’ils me doivent en toute justice. Le disciple aspire à la liberté, mais c’est du dieu père qu’il la recevra, parce que tout ça est indémélable en vérité. Etre libre devant le dieu et rendre libre l’autre sont deux entreprises parallèles. L’une conditionne l’autre, sans qu’on sache trop dans quelle priorité, c’est un peu l’œuf et la poule. Ce qui compte, c’est cette conscience d’une liberté à demander, et d’y travailler pour ce que l’on voit : non pas à sa propre liberté comme un objectif immédiat, mais à la liberté de l’autre, de tous les autres, vis-à-vis de moi. Il est probable que ce travail va révéler ce qui m’entrave moi-même, les fameux « péchés« , qui sont au pluriel parce que ce n’est pas une grosse masse qui se confond avec moi, mais une foule de choses dont il est possible que je sois délivré !  La révélation du péché n’est pas une entreprise de culpabilisation (même si certains l’ont instrumentalisée ainsi) mais bien une bonne nouvelle : le péché est d’abord ce dont je peux être délivré !!

    Enfin, il y a cette conscience du disciple de sa fragilité : ne pas être « embarqué » (littéralement) sur le chemin de l’épreuve, ne pas se trouver mesuré, évalué. Personne n’aime les évaluations, les notes, ces moments toujours un peu injustes où l’on est jugé. Et où l’on peut être mis en difficulté, ne pas réussir l’épreuve. Alors que d’autres fois, on s’en sortait bien. Le père est bien un éducateur, donc il ne va pas empêcher la confrontation à celui qu’il éduque : c’est aussi face à la difficulté que l’on grandit, que l’on apprend. La demande, me semble-t-il, est de bien proportionner, et surtout de ne pas affronter seul l’épreuve, d’être soutenu quand on apprend à nager, juste ce qu’il faut. Et surtout de ne pas compter sur soi seul dans de telles circonstances : se souvenir que l’on est avec un père qui nous apprend. Se laisser embarquer, c’est aussi ça : imaginer que l’on est seul sur son navire, que tout dépend de nous. Combien de fois dis-je à mes élèves que je suis de leur côté pour qu’ils réussissent, mais pas un ne demande de l’aide, pas un ne pose une question. Ils considèrent leur professeur comme celui qui les attend avec un fusil à l’issue de l’épreuve. Mais non ! Encore faut-il demander avant de rendre sa copie : c’est cela, je crois, ne pas se laisser embarquer.

     Bon, j’ai déjà été très long. Je garde la suite pour dans trois ans, promis !! 🙂

3 commentaires sur « Désirs de disciple : dimanche 28 juillet. »

  1. J’ai beaucoup aimé ta traduction « ne nous emporte pas dans l’épreuve », l’image du torrent de montagne qui peut t’emporter en cas d’imprudence est tout de suite venue à mon esprit !
    Mais tout en comprenant ce que tu dis sur ton rôle de professeur, dans l’esprit de l’élève, le « prof », quelque soit son charisme et l’esprit dans lequel il enseigne, reste celui qui va, un jour, lui donner le devoir qui peut le mettre en échec.
    Et (pour moi …) Dieu n’a jamais ce rôle. C’est pourquoi j’ai tant de mal avec ces traductions « ne nous laisse pas entrer en tentation », pire, « ne nous soumets pas à la tentation », comme si Dieu était juste le garde-fou ou pire l’être vicieux qui s’amuserait à nous envoyer les épreuves pour voir si on peut s’en sortir ! Mais nous sommes intrinsèquement plongés dans les flots de notre vie humaine et donc dans le flot des tentations ! Dieu n’est là, me semble-t-il, ni pour nous éviter de nous mouiller, ni pour ajouter des remous dans le flot du torrent, Il est la main tendue qui va nous aider à nager, et même nous éviter la noyade. Finalement, « ne nous laisse pas succomber à la tentation » n’était pas une traduction si mauvaise !

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