Aller puiser à l’intérieur : dimanche 20 octobre.

Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous restons dans la situation générale soulignée par Luc au début du texte reçu la semaine dernière : la montée vers Jérusalem, en parcourant par le milieu la Galilée et la Samarie. Filant son texte, Luc continue sa mosaïque, regroupant bien des « dits » de Jésus ou des petits faits.

     Après l’épisode de la guérison des lépreux (celui de la semaine passée), il est interrogé par les Pharisiens sur le temps de la survenue du Royaume, à quoi il leur répond que la question est mal posée car ce royaume est [entos humoon], « à l’intérieur de vous« . Double surprise, puisque d’abord il s’agit bien de l’intérieur des Pharisiens, pas seulement d’eux, sûrement, mais d’eux aussi, ce qui laisse penser que l’avènement du Royaume suppose la collaboration de tous sans exception ; et puisque ensuite, il s’agit dès lors non plus d’un temps extérieur, déterminé, dont il faille rechercher les signes, mais d’un temps intérieur, celui d’un consentement et d’une conversion. Suit une longue parole adressée cette fois aux disciples sur l’attente des « jours du Fils de l’homme », la méfiance radicale vis-à-vis de toute promesse de signes visibles au profit de la fulgurance d’une évidence, et du secret impossible à percer constitué par le rapport de chacun à ce Royaume : en effet, la même activité exercée par deux personnes peut l’être avec une intériorité totalement différente et indiscernable à quiconque.

     C’est dans ce contexte qu’intervient le passage suivant, constitué de deux paraboles à la visée légèrement différente. Nous avons la première d’entre elles aujourd’hui. Nous aurons la deuxième la semaine suivante.

Mon modeste commentaire :

     « Sur ce, il leur dit une parabole dans le sens qu’ils doivent toujours prier et ne pas se décourager, en disant : … » Le lien des circonstances est essentiel, il me semble qu’il éclaire toute la parabole, et jusqu’aux précisions initiales qui viennent d’être données. Tout le discours précédent vise à montrer à quel point l’avènement du Royaume n’est pas une survenue extérieure, mais qu’il jaillit au-dehors des profondeurs de chacun. Il est [entos humoon], « dans l’intérieur de vous« , chose dite en premier aux Pharisiens à qui il reproche si souvent leur dureté de cœur ! Une telle affirmation a de nombreuses conséquences, peut-être même sont elles incalculables. Je voudrais juste en tirer certaines.

     Première conséquence : l’attente du Royaume ne peut être passive. Il ne s’agit ni de crier pour qu’il advienne -si on le souhaite-, ni de tendre le dos par crainte de son avènement -si on ne le souhaite pas-. Il ne s’agit pas d’un événement du genre « fin du monde », programmé ou déclenché par un autre depuis un ailleurs inaccessible. Si le Royaume n’est pas là, c’est parce que nous ne l’avons pas encore fait advenir ; prier « que ton règne vienne » ne peut consister à secouer la manche d’un Tout-Puissant pour qu’il fasse quelque chose (mais bien plutôt le contraire : demander d’être nous-mêmes éclairés et secoués pour que quelque chose se passe). Bien trop souvent, nous attendons un monde meilleur, mais nous l’attendons comme si nous n’y pouvions rien. Nous voudrions que les choses changent, et nous cherchons l’homme providentiel. Rien de plus contraire à l’évangile, il n’y a pas d’homme providentiel. On voudra bien s’en souvenir entre autres au moment de choisir un chef, un responsable, etc.

     Deuxième conséquence : l’attente du Royaume est forcément active. Le Royaume doit être non tant cherché dans une intériorité abyssale où l’on reste et où l’on se perd, qu’extrait de « nous » pour être mis au monde. C’est un accouchement, un « travail » comme on désigne justement ce redoutable moment de l’existence. Si le Royaume est là, c’est parce qu’en quelque manière, certains parmi les « vous » l’ont mis au jour, l’ont fait apparaître. C’est parce qu’un « nous » suffisamment  conscient et actif à un moment en a accouché. L’avènement du Royaume, donc, est un programme d’action.

     Troisième conséquence : agir pour le Royaume, c’est d’abord agir sur soi, ou les uns sur les autres, ou les uns avec les autres. S’il est [entos], à l’intérieur, c’est là qu’il faut rentrer pour aller le puiser, peut-être le tailler ou l’extraire. La transformation du cœur est capitale, c’est le travail déterminant : mais d’un cœur qui ensuite met au dehors ce qu’il a construit, d’un cœur qui agit. Oui une intériorité est nécessaire, c’est-à-dire cette sensibilité qui rend attentif à nos mouvements intérieurs : sans elle, pas moyen de discerner dans cet intérieur ce qui ressemble au Royaume. Mais cela ne saurait suffire : la « foi qui n’agit pas » est « bel et bien morte » (cf. Epître de Jacques, 2,17-18). Le disciple, l’homme de bonne volonté qui espère le Royaume, vit d’une espérance active : il travaille sur soi-même à la transformation de son cœur pour en faire par le don de Dieu une source du Royaume pour ce monde.

     Et non seulement cela, mais il faut ajouter une double dimension, car il s’agit d’un « vous » : cela peut désigner autant un « chacun de vous » qu’un « vous tous ensemble« . Et je pense qu’il ne faut pas opposer ces deux aspects, mais bien plutôt les joindre. Autrement dit, la dimension personnelle et la dimension ecclésiale sont inséparables. Nous trouvons notre « intérieur » personnel parce que nous échangeons « à l’intérieur » d’un groupe, parce que nous nous trouvons « à l’intérieur » d’un réseau de relations qui prennent pour modèle ou référence le Royaume. C’est cela, normalement, l’Eglise. La condition d’un être vivant, Darwin l’a bien montré, est dans l’interaction avec son milieu : il modèle son milieu et il est modelé par son milieu. Il en va de même pour que naissent les disciples et qu’advienne le Royaume : l’intériorité des disciples constitue l’Eglise (= la communauté des disciples), mais aussi l’Eglise constitue le milieu matriciel des disciples. Et agir pour « accoucher » du Royaume, c’est aussi agir pour former ou transformer l’Eglise, et c’est aussi se laisser former ou transformer par elle. Ainsi disait Erasme : « Et je la supporte, jusqu’à ce qu’elle devienne meilleure ; et elle me supporte, jusqu’à ce que je devienne meilleur.« 

     Quatrième conséquence enfin : agir pour le Royaume est à la portée de tous. Si c’est bien aux Pharisiens que Jésus dit cette parole -et c’est bien ce que Luc nous dit clairement-, c’est que le Royaume n’est pas au cœur de certains -et pas d’autres. Il n’est pas au cœur de certains groupes -et pas d’autres. L’eût-il dit aux disciples, on aurait pu le comprendre ainsi, mais la mise en situation de Luc est absolument sans ambiguïté. Ainsi donc, tout homme porte en lui d’être source de la fulgurance du Royaume. Cela veut dire aussi que le disciple qui attend le Royaume, non seulement travaille sur soi et sur la communauté à laquelle il appartient pour le faire advenir, mais aussi attend de tout homme et de toute communauté humaine, à laquelle il n’appartient éventuellement pas, le même avènement. Chacun a sa touche à apporter, le grand concert final se fait avec la note et l’instrument de chacun sans exclusive. Il y a ici l’ouverture à  l’universalité la plus grande.

     Pardonne, cher lecteur, ce long détour avant d’arriver au texte d’aujourd’hui : mais il s’agit justement de son contexte. Avec ces mots forts, et exaltants, dans le cœur, il me semble que nous sommes maintenant mûrs pour l’entendre, ce texte. C’est à cause de ce que nous venons d’à peine mesurer que Jésus dit la parabole que nous allons entendre, et c’est à cause de tout cela qu’il dit « qu’ils doivent toujours prier et ne pas se décourager » : la fameuse « prière » dont il est maintenant question est située nettement par tout ce contexte. Elle n’est pas supplication d’un autre « extérieur » pour que cet autre fasse ce que je ne parviens pas à faire. Elle est travail d’intériorité, recherche du Royaume « à l’intérieur » pour le mettre au monde. Et voilà pourquoi le découragement n’est pas permis, si le mot [engkakéïn] est ainsi bien traduit : [kakos], c’est ce qui est mauvais (que nous retrouvons dans notre « cacophonie »), [engkakéoo] c’est d’abord agir mal, commettre une négligence, c’est aussi être dans une situation pénible et éventuellement se décourager : on voit l’idée, on est « dans ce qui ne va pas », « dans ce qui va de travers ». C’est cette attitude qui pourrait empêcher de continuer ce travail intérieur appelé « prier« , cette attitude qui considère que « de toute façon, tout va de travers », « ça ne sert à rien », « il n’y a rien à faire ». Tout cela, c’est être dans le négatif, dans le [kakos]. A ce compte-là, jamais on ne va chercher le Royaume où il est pour le mettre au monde. Voyons donc la mini fiction qui illustre le propos.

     « Il était un juge dans une ville, ni effrayé par le dieu ni préoccupé de l’homme. » Voilà campé d’emblée un personnage de conte : on  ne sait ni son nom ni son temps ni son époque, seulement sa fonction et deux aspects selon lesquels il exerce celle-ci. Il est juge, c’est-à-dire chargé de rendre la justice, mais il  n’a cure ni du dieu ni de l’homme. On se demande bien selon quels critères il rend la justice, et ce que peut être cette justice qu’il exerce ! « Il était aussi une veuve dans cette ville-là et elle venait à lui en disant : défend-moi de mon adversaire ! » Deuxième personnage, une veuve. Une femme sans droit, de fait, parce que n’ayant plus ni nom, ni revenu, ni statut social du fait de sa situation, elle existe à peine. Mais elle recourt au juge, et ce de manière habituelle -ce que suppose le temps verbal utilisé (l’imperfectif passé, ici rendu par l’imparfait « elle venait…« ). Elle réclame le recours au droit contre son adversaire en justice. On ne voit pas très bien quelle chance elle pourrait avoir contre lui avec le juge précédemment campé. On voit pour le moment un rapport avec le sujet évoqué au départ : cette femme demande toujours, avec persévérance.

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     « Pendant un temps il ne voulait pas. Or après, il se dit en lui-même : si ni je ne suis effrayé par le dieu ni ne suis préoccupé de l’homme, par la fatigue dont elle m’afflige je défendrai cette veuve, pour qu’elle ne vienne jusqu’à la fin me presser. » Voilà un ressort d’action bien cohérent : le juge rêve d’être tranquille, le temps et la persévérance ont eu raison de son incurie générale. Pour retrouver sa propre tranquillité, il est finalement prêt à rendre justice à cette veuve contre son adversaire, à lui accorder exactement ce qu’elle veut (le verbe est exactement le même). Elle aurait obtenu, remarquons-le, gain de cause également si elle avait réclamé quelque chose de tout-à-fait inique ! Le conte fait ici ne cherche pas à montrer comment s’établit la justice chez les hommes, mais à montrer comment la persévérance vient à bout de tout. Mais on voit aussi apparaître un autre rapport avec ce qui précède : nous sommes entrés « à l’intérieur » du juge ! Et lui aussi est rentré dans son intérieur. Ses raisons et ses motivations sont peu recommandables, et pourtant il a trouvé au-dedans de lui des ressources pour établir la justice. On peut bien l’attendre de tout homme, si on l’obtient même d’un homme tel que lui !

     C’est sur quoi insiste immédiatement le narrateur, en tirant un argument a fortiori : « Ecoutez ce que dit le juge d’injustice ! Et le dieu ne ferai pas la défense de ses choisis en appelant à lui jour et nuit, et ne les souffrirait pas ?! Je vous dis qu’il prendra leur défense en vitesse ! » Ainsi l’expression de l’intériorité de la veuve est elle aussi relevée. Elle a dit son désir, urgent et pressant, d’obtenir justice. Elle l’obtiendra. Bien loin de souffrir ses demandes répétées, comme il en va pour le juge-sans-justice, il les accueille au contraire et promptement. Une intériorité en rencontre cette fois une autre bien plus en accord. La conclusion serait donc : quand on prie, si l’on fait partie des « élus de dieu », on est promptement exaucé. Mais une telle conclusion ne reçoit-elle pas un démenti formel de l’expérience ? Qui n’a pas prié, et prié sans rien obtenir -ou plutôt, sans obtenir cela même qu’il demandait ?

     C’est ici peut-être qu’il faut se rappeler le contexte général, et ce que nous suggérait dès le début la révélation du royaume « à l’intérieur de vous » : ce n’est pas d’un autre qu’il faut attendre, mais c’est la force du désir reconnu et extériorisé qui construit. Jésus dit-il autre chose lorsqu’il affirme à l’un ou à l’autre : « ta foi t’a sauvé » ? Nous ne sommes pas abandonnés, livrés à nous mêmes, ce n’est pas cela dont il s’agit : mais nous est révélé que nous avons un monde intérieur, aussi bien personnellement que collectivement, et que c’est là le lieu où puiser. Il faut y croire, il faut s’en convaincre, il faut y travailler. « Cependant le fils de l’homme advenant, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Y aura-t-il rencontre ? Il viendra certes lui-même à notre encontre, mais nous : irons-nous aussi à sa rencontre, en sens inverse, accoucheurs de toutes les richesses de nos intériorités?

4 commentaires sur « Aller puiser à l’intérieur : dimanche 20 octobre. »

  1. Même si la « mise en contexte » apporte un éclairage différent, nouveau et intéressant (et c’est déjà formidable !), son texte n’est-il pas un peu éloigné de celui de la parabole du jour ? d’autant plus que le sens (obscur !) des versets « intermédiaires » me semble bien éloigné de l’intériorité !

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    1. Pas éloigné, au contraire : quant à l’activité visible, aucun discernement possible, « l’un sera pris, l’autre laissé ». Tout dépend donc de ce qui se passe à « l’intérieur » ! Et ce qui précède insiste pour que les disciples ne se laissent jamais prendre à des prétendus signes extérieurs de l’avènement du Royaume.

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