13 Jésus sortit de nouveau le long de la mer ; toute la foule venait à lui, et il les enseignait. 14 En passant, il aperçut Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau des impôts. Il lui dit : « Suis-moi. » L’homme se leva et le suivit. 15 Comme Jésus était à table dans la maison de Lévi, beaucoup de publicains (c’est-à-dire des collecteurs d’impôts) et beaucoup de pécheurs vinrent prendre place avec Jésus et ses disciples, car ils étaient nombreux à le suivre. 16 Les scribes du groupe des pharisiens, voyant qu’il mangeait avec les pécheurs et les publicains, disaient à ses disciples : « Comment ! Il mange avec les publicains et les pécheurs ! » 17 Jésus, qui avait entendu, leur déclara : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. »
Marc continue de faire des rappels, c’est-à-dire qu’il écrit des textes qui en rappellent d’autres. Et cette fois-ci, il s’agit bien d’un appel de disciple, comme il nous avait montré Jésus appelant Simon et André d’une part, Jacques et Jean d’autre part. Peut-être faudra-t-il pour finir regarder s’il y a quelques conséquences à tirer de ces parallèles successifs, mais pour commencer, examinons notre texte tout en le comparant au précédent, et cherchons jusqu’à quel point il est semblable et jusqu’à quel point différent.
« Et il sortit de nouveau le long de la mer ; et toute le foule venait à lui et il leur enseignait. » Le long de la mer. C’est une reprise mot pour mot du texte dont nous avons parlé, qui conduit à l’appel des premiers : « Et passant au bord de la mer de Galilée, il aperçut Simon et André…« . Une reprise qui n’est pas un hasard, mais au contraire très consciente et volontaire, puisque Marc écrit [palin], « de nouveau« . Nous sommes donc de nouveau, sous la plume de Marc, en train de rejouer une scène qui a déjà eu lieu. Elle était préalable : on devine déjà qu’elle pourrait être conclusive, mais n’anticipons pas. Lors du premier passage le long de la mer, Jésus prenait l’initiative d’appeler à lui, avant (on l’a vu) d’aller à la rencontre des foules, et dans ce but, avec nous a-t-il semblé l’idée d’être un « nous » qui rencontre un « nous », un pluriel qui rencontre un pluriel. Mais ici, lors du deuxième passage le long de la mer, la foule vient, et il les enseigne. Le but est en quelque sorte réalisé, le double but même : celui de rencontrer les foules (et non de vivre à travers des rencontres d’individu à individu), et celui de porter une parole (et non d’être avant tout un thaumaturge, de faire du merveilleux).
« Et en passant… » où ? On ne sait pas, mais c’est là aussi le mot même avec commençait le premier « passage » en bord de mer, sous la même forme, [paragoon]. Non ce n’est pas un hasard. « Et en passant, il vit Lévi, celui d’Alphée, qui était assis à son bureau de perception… » On ne voit pas très bien ce qu’un tel bureau faisait au bord de la mer ! A moins qu’il ne s’agisse d’une zone portuaire ? Car un publicain peut avoir intérêt à situer ses bureaux là où est l’activité économique. Notons par parenthèse que le nom « Lévi » est chargé, en Israël : c’est tout de même le nom-titre de la « tribu sans territoire », parfois comptée parmi les douze et parfois non, qui est chargée du service du temple et parmi laquelle sont pris les prêtres. Cela aura peut-être quelque écho, mais refermons pour l’instant la parenthèse.
Le « bureau de perception » est le bureau de publicain : Marc ne dit pas que Lévi est publicain, peut-être a-t-il quelque répugnance à le dire aussi frontalement, mais la chose n’en ressort pas moins clairement. Le publicain est une sorte de fermier général, c’est une institution romaine : il verse au trésor de la République Romaine une partie de la somme dont la région vaincue doit payer tribut (somme pour laquelle il s’est engagé, et qui est en général très élevée), et il a le droit en échange de lever son remboursement sous forme d’impôt, au besoin en requérant les forces d’occupation. Inutile de dire que beaucoup de publicains font plus que se rembourser, ce qui est d’ailleurs prévu, c’est leur bénéfice : or il n’y a pas de limite à ce bénéfice. Ce sont par conséquent des personnes de mauvaise réputation, pour plusieurs raisons : parce qu’elles portent atteinte aux biens de chacun, parce qu’elles peuvent user de violence, parce qu’elle collaborent ouvertement avec les forces d’occupation. Cela veut dire aussi qu’avec Lévi, c’est le contexte politique qui s’invite dans l’évangile de Marc.
« Et il lui dit : suis-moi ! Et se levant il le suivit. » La formule de Jésus pour appeler Lévi est plus brève encore que celle utilisée pour Simon et André. Mais elle a pour avantage de montrer l’obéissance immédiate et en tout point par Lévi : -suis-moi, il le suivit. C’est un miroir parfait. Un miroir qui pose une question fascinante : mais qui est ce Jésus pour appeler ainsi et être obéi de cette façon ? Cet aspect des choses était déjà présent dans le premier passage le long de la mer, mais il n’apparaissait pas de manière aussi évidente. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il y ait dans notre texte de réponse à cette question, à proprement parler. Mais Marc nous dépeint avec beaucoup de puissance l’attrait qu’a pu exercer son héros, et la brièveté même de son texte le met extraordinairement en valeur.
Une autre question se pose néanmoins, à laquelle il va bien falloir trouver réponse : c’est la raison qui a pu pousser Jésus a appeler précisément celui-là ! Nous avons cru comprendre, lors du premier passage le long de la mer, que les appels à le suivre avaient pour but d’être un groupe qui aille à la rencontre des foules, d’entrer par un réseau de relations en contact avec d’autres réseaux de relations. Or le choix présent, avec ce que nous avons essayé de décrire, risque fort de compromettre ce projet ! En effet, le métier exercé par Lévi n’est pas « rassembleur », comme on dit aujourd’hui, il provoque plutôt la répulsion. Pourquoi Jésus prend-il donc un tel risque ? Pourquoi risquer de diviser, là où l’on veut rassembler ?
La réponse ne tarde pas à être esquissée. « Et il arriva qu’il (=Jésus) était couché à table dans sa (=Lévi) maison, et de nombreux publicains et pécheurs étaient à table avec Jésus et ses disciples ; en effet, ils étaient aussi nombreux à le suivre« . Ce que Marc dessine aussitôt après constitue en fait une explication : par Lévi, Jésus a pu rejoindre un autre public. Jésus avait appelé Simon et André, en premier, et arrivés à Capharnaüm, ceux-ci l’avaient accueilli dans la maison familiale, lui et Jacques et Jean. De même ici, dans la suite de l’appel de Lévi et du choix de celui-ci de répondre positivement, Jésus se retrouve chez Lévi, et mange à table avec lui, un de ces repas où l’on mange mi-couché à l’antique. Mais déjà ils ne sont plus seuls : si les autres disciples de Jésus sont nommés (« avec Jésus et ses disciples« ), ce sont surtout d’autres comme Lévi qui sont à table.
Le repas est toujours signe et vecteur de communion : Lévi seul a été appelé (contrairement aux « paires » Simon-André et Jacques-Jean), mais c’est bien pour aller vers d’autres, pour en rejoindre d’autres, et parmi ces autres, « ils étaient aussi nombreux à le suivre« , c’est-à-dire à répondre aux aussi à l’injonction « suis-moi » de Jésus. Ils l’ont compris comme s’adressant aussi à eux, peut-être parce que cet appel est si fort dans l’inattendu qu’il représente, qu’il leur paraît s’adresser nécessairement à tous ceux qui sont habituellement mis « dans le même paquet » que Lévi. Jésus n’a donc pas en soi opéré la division en adressant son appel à rejoindre son « nous » à une personne telle que Lévi, au contraire il a encore augmenté l’étendue de son audience.
N’oublions pas de noter encore un détail du texte, avant d’aller plus loin : ceux qui ont rejoint la table sont désignés par Marc par une locution, « de nombreux publicains et pécheurs« . Il n’y a pas « de nombreux publicains » d’une part, et « de nombreux pécheurs » d’autre part, le déterminant grec [polloï] (traduit par « de nombreux » ou « beaucoup de ») ne se trouve qu’une fois. Il y a dès lors de fortes chances pour que le « et » soit explicatif : ils sont réputés pécheurs parce que publicains. Ce sont les mêmes, et non deux groupes distincts. Ce qui fait apparaître « pécheurs » moins comme une catégorie morale individuelle que comme une catégorie sociale : ce sont ceux qui sont exclus du peuple. L’appel de Lévi et ses conséquences montre donc une chose très importante, c’est la vison que Jésus a de ce fameux peuple. A son avis, le peuple inclut tous ceux-là. Quand il va à la rencontre (rappelons-nous les textes sur le baptême de Jésus) du peuple exilé qui revient vers son dieu, Jésus va aussi à la rencontre des « pécheurs », ceux qui sont réputés (par d’autres, mais pas par lui) ne pas faire partie de ce peuple, ne pas ou ne plus y être comptés.

Mais voici une suite qui, pour le coup, n’était pas dans le premier passage au bord de la mer, mais qui rappelle plutôt ce qui s’est passé dans le texte que nous avons lu la semaine passée, avec le paralysé passant par le toit : « Et les scribes des pharisiens, voyant qu’il mangeait avec les publicains et pécheurs, dirent à ses disciples : Quoi ? Il mange avec les publicains et pécheurs ? » Ce sont ceux qui étaient assis à portée de vue de la maison de Simon quand son toit fut percé, qui sont encore là et voient. Leur désignation se fait plus précise, plus seulement « les scribes« , mais « les scribes des pharisiens« , sous-entendu « du parti des pharisiens« . Ce n’est plus seulement leur fonction de « gardiens et scrutateurs de la loi » qui est ici mentionnée, mais aussi et surtout leur tendance religieuse.
Cette tendance, que nomme ici Marc pour la première fois, est nommée d’après son point central, la haie. Après l’exil, dans l’exil même, des laïcs pieux ont vu la défaillance des prêtres, ils ont observé la compromission avec d’autres peuples, d’autres pratiques, d’autres conceptions, et ils ont mesuré le risque de dilution du peuple. Ces laïcs ont adopté une « religion du cœur », avec pour principe que c’est dans le cœur de chacun des membres du peuple que doit se dresser un haie pour maintenir la séparation avec les autres peuples. La sainteté (le fait d’être « à part ») consiste en cette séparation ; et la « haie » qui réalise cette séparation consiste en une multiplication des règles et prescriptions domestiques que chacun doit garder pour rester personnellement « à part », et donc membre du peuple saint du dieu saint. Pour ceux-là, et Marc saisit sur le vif leur indignation, manger avec les publicains-et-pécheurs, c’est franchir la haie, c’est briser le mur de séparation, c’est détruire la sainteté du peuple fidèle.
Le risque pris par Jésus, que nous nommions tout au début, n’est donc pas tout-à-fait évité. Si les disciples qu’il a déjà n’ont pas refusé de manger eux aussi avec les publicains-et-pécheurs, et ont donc suivi Jésus dans cette conception large du peuple, voilà maintenant des scribes des pharisiens qui ne le suivent pas, qui ne s’accordent pas avec sa conception du peuple mais s’en indignent au contraire ! Et ce n’est pas un hasard s’ils s’adressent justement à Simon, André, Jacques et Jean (et peut-être déjà d’autres, par ce temps-ci ?) : ce sont eux, l’enjeu. Et Marc ne dit rien des foules : où vont-elles pencher ? Mais si ce trublion qu’est Jésus s’est déjà affranchi des cadres que sont la synagogue et le sabbat (les synagogues sont les assemblées hebdomadaires disséminées à travers le territoire, qui se sont répandues après l’exil justement à l’instigation des pharisiens, sans faire concurrence au Temple unique à Jérusalem, mais pour favoriser la stimulation religieuse de chacun des membres du peuple), il ne faudrait pas maintenant qu’il s’affranchisse de cette haie qui est pour ceux-là capitale, rempart contre la dilution du peuple…. La question n’est pas datée, elle demeure d’une actualité brûlante à travers toute l’histoire. Aujourd’hui encore, les tenants de l’Eglise-forteresse, rempart contre les errements du monde d’aujourd’hui, ne s’accordent pas avec ceux qui tiennent plutôt pour une Eglise-pour-le-monde, accueillante à ses évolutions et cherchant sans cesse à le rejoindre…
« Et entendant, Jésus leur dit : ils n’ont pas besoin, les forts, du médecin, mais ceux qui vont mal : je ne suis pas venu appeler des justes mais des pécheurs. » Jésus ne laisse pas sans réponse cette réaction des « gardiens de la lettre », il entre dans le débat. Et il le fait par une analogie. L’image qu’il présente d’abord fait jouer deux groupes et une fonction : des bien-portants, des gens qui vont mal et un médecin. On comprend qu’il reprend à son compte l’idée des deux groupes, qui vont être immédiatement désignés « en vrai », les justes et les pécheurs, c’est-à-dire dans la conception de ses interlocuteurs ceux qui sont comptés dans le peuple saint et ceux qui en sont exclus. Mais l’image du médecin est une autodésignation explicative. La fonction invoquée eût-elle été celle de juge, elle aurait entraîné séparation, car le juge est chargé de trancher (et l’image de Salomon est parlante -mais n’est pas dans ce texte) ; le médecin est chargé de secourir : il n’ignore pas les différences de condition, les différents états des uns et des autres, mais loin de se tenir à distance, il s’approche de ceux qui vont mal en priorité, il est là pour eux, il est fait pour cela. Et telle est l’interprétation qu’il donne à présent de son rôle.
C’est renvoyer aux scribes des pharisiens la question de la suite : une fois le constat fait qu’il y a des personnes qui ne sont pas « dans la norme », que fait-on ? En reste-t-on là ? Est-ce figé pour toujours ? Ou faut-il chercher un moyen pour que cette situation actuelle change ? S’ils tranchent en juges, que se passe-t-il après ? Quelle fonctions vont-ils adopter en conséquence ? Lui, en tous cas, a choisi la fonction « médecin », pour faire évoluer la situation. A ce point, Jésus ne remet pas en cause la norme dont usent les scribes-juges, il interroge leur attitude et leur responsabilité. S’ils agissent en responsables du peuple, ce que Jésus ne leur conteste pas un instant, il faut aussi réfléchir à l’après, construire l’avenir. Peut-on se contenter d’un peuple divisé ?…
Je voudrais revenir, en annexe et pour finir, sur le plan que dessine Marc par l’écho de ses textes entre eux. Il semble que nous ayons ici deux textes en miroir qui se passent au bord de la mer et appellent des personnes individuelles. A l’intérieur de ce cadre, deux autres texte se font face : d’une part une première entrée à Capharnaüm avec un homme enjoint de quitter son mauvais esprit pour se rendre accessible au message porté par Jésus, d’autre part une deuxième entrée à Capharnaüm avec des hommes qui cette fois restent sur leur quant-à-soi. A l’intérieur encore un troisième cadre, formé par une action contre des maux : la guérison de la belle-mère de Simon, puis de nombreux malades et classés « possédés » de la ville dans un premier temps, un lépreux classé « impur » d’autre part. Au centre de tout cela, un Jésus qui se ressaisi dans l’intimité de son dieu et choisit résolument d’aller à la rencontre de tous porter prioritairement la parole. Voilà peut-être le Jésus que Marc veut d’abord construire dans l’esprit de ses lecteurs.
Un commentaire sur « Un peuple restreint et « pur », ou un peuple immense de pécheurs ? (Mc.2, 13-17) »