Protéger (Mc.3, 20-21)

20 Alors Jésus revient à la maison, où de nouveau la foule se rassemble, si bien qu’il n’était même pas possible de manger. 21 Les gens de chez lui, l’apprenant, vinrent pour se saisir de lui, car ils affirmaient : « Il a perdu la tête. »

Marc continue de nous raconter, ou de nous exposer à travers un récit, comment Jésus s’adapte et réagit à la nouvelle situation, que je rappelle brièvement : suite à une guérison un jour de sabbat dans un synagogue, les Pharisiens ont pris contact avec leurs adversaires les Hérodiens afin de faire disparaître Jésus. Celui-ci s’est en conséquence « retiré » du milieu urbain et peuplé pour rester près de la mer. Mais ce sont des foules considérables qui se sont alors mises en marche, depuis toutes les directions (le grand sud, l’ouest, le nord), pour le voir, avec des dispositions peu en correspondance avec ses propres intentions : plutôt que de venir écouter sa parole, beaucoup veulent se délivrer de leurs maux en le touchant, et d’autres se prosternent devant lui avec ostentation, lui donnant des titres ambigus et l’idolâtrant plutôt, des titres qu’il n’a pas choisis. Ainsi, en plus du danger menaçant de la part des hommes au pouvoir, ceux qui se rassemblent autour de lui représentent eux aussi un danger. Celui-ci est double : celui de dénaturer sa mission, et celui, physique, de l’écraser. Les foules considérables que signale Marc par une expression assez lourde (« une multitude nombreuse« , « une nombreuse multitude) ne se contrôlent pas : aussi bien peuvent-elles, par un mouvement général d’enthousiasme ou de peur, conduire à l’étouffement ou à l’écrasement de bien des personnes, aussi bien communiquent-elles des uns aux autres des rumeurs, des pratiques, des attitudes, qui s’installent d’autant plus vite qu’elles produisent avec elles une impression majoritaire.

La première réaction de Jésus, on l’a vue dans le dernier passage, a été de se retirer dans un environnement géographique moins aisé, dans la montagne, et d’y constituer un groupe, les « Douze« , qui doit multiplier sa présence en même temps que mieux représenter avant tout sa mission et sa fonction plutôt que sa personnalité : une manière de répondre tant à l’afflux considérable de population qu’à l’ambiguïté de son approche. J’ai dit la semaine dernière que cette initiative de Jésus supposait de la part de ceux choisis pour être membre des »Douze » une vraie désappropriation. Je voudrais insister sur ce point plus que je ne l’ai fait : cette désappropriation est d’abord celle de Jésus.

Elle prend chez lui deux formes : d’une part, il ne résiste pas aux nouvelles conditions qui lui sont faites, il n’essaye pas de rentrer en discussion avec les Pharisiens et les Hérodiens, et il n’essaye pas non plus de contrôler les foules, mais cherche au contraire comment poursuivre sa mission dans les nouvelles conditions. D’autre part, il se désapproprie de sa mission en la confiant avec pleins pouvoirs à d’autres que lui. Il ne s’en défait pas, il en demeure porteur, mais il ne sera plus le seul à la porter. Ce n’est pas qu’elle soit désormais « portée par un collectif », car ce n’est pas collectivement qu’ils vont proclamer la parole ou chasser les démons : le principe d’unité de ces treize (douze plus Jésus) est l’identité de la mission ; mais elle est portée par chacun personnellement avec plein pouvoir. Jésus veut clairement détacher sa mission de sa personnalité : avec ces dispositions, on pourra le trouver dans chacun des treize de la même manière, et l’on cessera ainsi de le chercher en l’idolâtrant, de le chercher parce que c’est lui. Il veut qu’on cherche en lui la parole qu’il porte et la vie qu’il renouvelle (ou du moins ce qui délivre de ce qui fait obstacle à la vie). Mais la dépossession va pour lui plus loin encore, car en suscitant douze autres lui-même, il peut aussi bien susciter douze concurrents. Le risque est réel, si l’on y réfléchit un peu, et la suite va montrer à quel point Jésus reprend vite l’un ou l’autre de ces douze quand ils risquent de rentrer en concurrence.

J’ai voulu insister à nouveau sur ce point, parce qu’il me semble que notre époque regorge de « sauveurs », de personnes qui pensent être investies d’une mission spéciale et l’exercent d’une manière toute personnelle, rapportant tout à soi au nom d’un « charisme » qu’elles auraient, ce qui prête à tous les abus qu’hélas on connaît. C’est vrai dans l’Eglise, et c’est vrai aussi dans l’ensemble de la société. Savoir détacher les autres de soi, et notamment en confiant à d’autres et partageant avec d’autres nos responsabilités me paraît ici une leçon majeure. De même qu’accueillir une responsabilité donnée non pas comme un hommage rendu à ses propres capacités mais comme une invitation à une attitude d’appropriation humble et à entrer dans un partage de mission. Mais il est temps de revenir à notre passage d’aujourd’hui.

« Et il vient à la maison : … » La montagne n’était qu’un moment, un choix temporaire. Le temps du recul avant de se réinvestir, de revenir au contact. Pas question de rester dans un « splendide isolement », Jésus au contraire affronte le danger et les ambiguïtés de la situation. Il n’attend pas que les choses changent pour venir, il vient pour que les choses changent. Mais il vient « à la maison« , sans doute celle de Simon et André où l’hospitalité lui a été offerte et dont il a fait son point de chute. Dans le premier grand chapitre de Marc, on avait la séquence bord de mer – synagogue – maison ; dans ce nouveau grand chapitre, on a la séquence synagogue – bord de mer – montagne – maison. Comme si les choses reprenaient leur cours.

« … et la foule se rassemble à nouveau, au point qu’il ne leur était pas possible de manger aucune nourriture. » De nouveau, la foule. Les choses ont bien repris leur cours, là aussi. Dans le premier grand chapitre, à la maison, Jésus avait guéri la belle-mère de Pierre dans l’intimité familiale, et c’était le soir que la première foule s’était rassemblée. Maintenant c’est immédiat. Mais c’est au point « qu’il ne leur était pas possible de manger aucune nourriture. » Ce « leur » est bien un pluriel, il semble indiquer l’ensemble des habitants de la « maison » : ils sont tous perturbés dans leur vie quotidienne à cause de la foule, la gêne nouvelle qui atteint Jésus atteint aussi ceux avec qui il se trouve. Et cette gêne atteint des besoins vitaux, plus possible de prendre la moindre nourriture. Pourquoi ? Marc ne donne pas d’exemple des causes, il n’évoque que la conséquence, une parmi d’autres sans doute mais particulièrement illustrative de ce qu’entraîne désormais la présence constante de cette foule.

Que peut-il bien se passer ? J’imagine au-dehors des gens qui appellent : qui appellent Jésus, qui appellent ceux qui habitent là (car on connaît les habitants) afin qu’ils jouent sur lui de leur influence. J’imagine des sans-gênes qui entrent par la porte sans avoir été invités et qu’il faut reconduire, j’imagine des petits malins ou des resquilleurs qui entrent par une fenêtre (certains avaient bien descendu un paralysé par le toit !). J’imagine des cris mécontents parce qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent, j’imagine des cris d’impatience parce qu’on ne s’occupe pas d’eux encore, j’imagine des cris de protestation à cause de bousculades, j’imagine le sentiment de siège qui envahit les habitants de la maison…. Plus moyen de sortir faire des courses, plus moyen de se poser simplement, plus moyen de se reposer.

« Et entendant, ceux qui étaient avec lui sortent se saisir de lui ; car ils disaient : il n’est plus lui-même ! » Ceux qui étaient avec lui, ce peuvent être tous ceux de la maison. Il me parait difficile de traduire « ceux de chez lui« , dans la mesure où il n’est pas chez lui, justement, mais chez Simon. Mais les [par’ aoutou] désignent souvent des proches au sens familial. On a donc deux sens possibles : soit que des personnes dans la maison sortent dans la foule (où sans doute il se trouve) pour le faire rentrer, soit que des membres de sa famille (dont Marc ne nous a jusqu’à présent pas dit un mot) sortent de chez eux et viennent, ayant entendu dire ce qui se passait autour de lui, pour le ramener chez eux, à Nazareth ou ailleurs. Je ne sais pas trancher. Et je ne sais pas si Marc veut que l’on tranche.

En revanche, le mot qu’il choisit pour parler de leur action est bien le verbe [kratéoo], qui signifie d’abord une action de force, une prise de pouvoir (c’est le mot qu’on retrouve dans autocratie, démocratie, ploutocratie, etc.). Ils contraignent et forcent Jésus à changer de lieu, alors que lui est venu là en toute conscience, comme les éléments précédents du texte nous permettent de le penser. C’est un nouveau degré atteint dans la nouvelle situation : Marc nous a d’abord donné à voir un Jésus qui fait ce qu’il veut et comme il veut, avec une liberté souveraine. Et là, les contraintes se multiplient, jusqu’à cette contrainte physique exercée par d’autres qui estiment en avoir le droit. Notons qu’il ne résiste pas non plus à cette contrainte-là !

La raison invoquée est « il n’est plus lui-même ! » En grec, cela tient en un seul mot, comme une raison lancée à la cantonade, en pleine foule, pour justifier son action. [éxéstè], du verbe [éxistémi], joint le préverbe [éx-] (hors de, en dehors de) au verbe [istémi], se dresser, se tenir debout, fixer. Il s’agit de s’écarter (de la route), de s’éloigner, de perdre la raison, d’être changé, de se déboîter… On voit l’idée de ne plus tenir sa place, de ne plus être soi-même, d’être rendu méconnaissable par des propos ou des attitudes. Marc a déjà utilisé ce verbe à propos des foules, justement, quand elles ont vu le paralysé se lever, prendre sa civière et rentrer chez lui : ils étaient tous « pas eux-mêmes et rendaient gloire à dieu… » Evidemment, dans ce cas-là, Marc suggérait que ce dont ils venaient d’être témoin opéraient chez eux un déplacement énorme, un vrai changement de repère. Mais ici, associé à un acte de puissance (en quoi consiste de se saisir de Jésus pour l’emmener), le propos est bien moins positif et laisse plutôt entendre que par sa faute, les choses prennent des proportions anormales et non souhaitables. C’est un reproche qui lui est fait sous couvert de fournir une excuse à son exfiltration -car c’est bien d’exfiltration qu’il s’agit.

Autrement dit, nous allons avec Marc plus avant dans la complexité de la situation concrète de Jésus dans son ministère, de tout ce qu’il doit affronter en même temps. Mais il me semble que cela nous fait aussi réfléchir sur le thème de « protéger« . Qu’il s’agisse en effet des personnes dans la maison ou de membres de sa famille, ceux qui viennent se saisir de Jésus le font certainement pour le « protéger » : constatant le danger que représentent désormais pour lui les foules, danger d’écrasement mais aussi danger pour sa survie biologique puisqu’il n’a même plus le temps de manger, ils viennent l’arracher à cette menace. Mais c’est en imposant leur force, en agissant en maître. Ce faisant, ils l’empêchent de force de faire à sa manière, consciente et délibérée, comme nous avons pu le constater déjà. Il se laisse faire, apparemment, mais cela fait apparaître l’ambiguïté qu’il y a aussi à vouloir « protéger » : on ne peut éviter à quelqu’un tous les dangers, toutes les menaces. En voulant éviter à Jésus une menace, ils en deviennent une autre, faisant obstacle à ce qu’il a décidé et à la nouvelle manière qu’il est en train de construire d’exercer sa mission. Et il en va ainsi dans toutes les « protections » que nous prétendons exercer : elles sont toujours un acte de puissance, et par là constituent une menace, que nous le voulions ou non.

Avertir, c’est-à-dire user de la parole, est tout différent : on ouvre une conscience, on fait part de la lumière que l’on a, qui n’est pas toute la lumière, mais la synthèse et la décision restent à celui à qui l’on parle, que l’on veut aider. Et peut-être que le risque de « protéger » est justement celui de ne pas laisser l’autre user au maximum de ses facultés avant tout : on protège un tout-petit dans la mesure où il ne se « rend pas compte », mais dès qu’il comprend, mieux vaut l’avertir, il se « protègera » bien mieux lui-même. Si tous les animaux ont une attitude de protection envers leur progéniture, elle s’exerce toujours dans le but d’assurer leur croissance. La conséquence est que plus la croissance s’opère, moins la protection doit être prégnante, jusqu’à l’effacement, car la vie est un risque quoi qu’on veuille. Et c’est bien notre dignité de prendre des risques, c’est vivre, tout simplement.

Douze : une présence et une action plurielle (Mc.3, 13-19)

13 Puis, il gravit la montagne, et il appela ceux qu’il voulait. Ils vinrent auprès de lui, 14 et il en institua douze pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle 15 avec le pouvoir d’expulser les démons. 16 Donc, il établit les Douze : Pierre – c’est le nom qu’il donna à Simon –, 17 Jacques, fils de Zébédée, et Jean, le frère de Jacques – il leur donna le nom de « Boanerguès », c’est-à-dire : « Fils du tonnerre » –, 18 André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques, fils d’Alphée, Thaddée, Simon le Zélote, 19 et Judas Iscariote, celui-là même qui le livra.

Nous avons vu la semaine dernière apparaître une nouvelle situation pleine d’ambigüités : Jésus est désormais dans une situation de contrainte, du fait que les autorités (dont il ne conteste pas la légitimité) cherchent à le faire disparaître. Mais son retrait, loin de lui apporter la discrétion, provoque un afflux de foules très nombreuses et aux comportements non souhaités, notamment à cause de ceux qui le fétichisent ou lui font une réputation fausse. Une foule ne se maîtrise pas, et elle constitue même un danger physique.

Nous nous demandions la semaine dernière comment Jésus allait réagir devant cette nouvelle situation, et c’est le premier temps de sa réaction que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Et tout se passe comme au tout début de son ministère, il commence par un appel nominatif. Alors, c’était en passant le long de la mer qu’il appelait tour à tour deux fratries à être disciples, à venir vivre avec lui ; cette fois-ci les noms sont plus nombreux, plus divers, et la mission diffère également ou s’augmente.

« Et il monta dans la montagne et appela auprès de lui ceux que lui voulait, et ils vinrent à lui. » Le décor n’est plus du tout le même, il s’agit cette fois non plus de la mer mais de « la montagne« . Ce n’est pas du tout la même chose. Pour nous, ce sont souvent deux destinations alternatives de vacances, mais ce sont surtout, ce me semble, deux présences aux hommes fort différentes. La mer est un lieu d’activité intense, elle rassemble auprès d’elles des populations nombreuses et est l’occasion de nombreux échanges. La montagne est un lieu plus désert, qui disperse plutôt, qui rend les communications plus difficiles. Les foules ne pourront pas être aussi considérables que ce qu’a décrit Marc préalablement, et l’accès à quelqu’un qui est dans la montagne est plus exigeant, demande un effort plus prolongé : autrement dit, Jésus trouve un moyen pour rester toujours accessible dans une relation personnelle, mais, pour celui qui la recherche, engager cette relation va exiger plus d’effort, plus de détermination. Et cet effort va nécessairement interroger la motivation de chacun. Voilà qui pourrait casser un peu les effets de foule.

« …et appela auprès de lui ceux que lui voulait,… » Le verbe [proskaléoo] à la voix moyenne signifie mander, appeler à soi, mais aussi appeler à son secours ou inviter : il me semble qu’avec la situation qui a été décrite par Marc précédemment, cette gamme de sens est fort intéressante. Les destinataires de cette « convocation » doivent le rejoindre où lui se tient. Est-il en mouvement, le texte n’en dit rien. Mais si l’on s’en tient aux mots même de Marc, on a un Jésus qui monte, qui gravit, et des personnes qui sont invitées à le rejoindre dans ce mouvement. On a aussi l’idée que c’est une offre qui leur est faite, une offre gratuite dont la motivation n’est pas énoncée. Et, dans la situation qui a été décrite, on a aussi l’idée qu’il s’agit d’un secours : la situation s’est modifiée, et Jésus a besoin de s’adapter. Pour que sa mission ne se dénature pas, il veut désormais s’appuyer sur d’autres, d’une autre manière. Les quatre premiers avaient été appelés, on s’en souvient, pour que Jésus soit un « nous » allant à la rencontre d’un autre « nous » : ici, le « nous » est en quelque sorte renouvelé, il est plus nombreux -plus en rapport avec l’immensité de la foule- et il est aussi spectaculairement établi sur la base des libertés.

Et ceux-là, Marc y insiste, sont l’objet d’un choix souverain, ce sont « ceux que lui voulait« . Dans cette situation où tant de contraintes s’imposent à lui, il trouve le lieu de sa liberté, et elle s’exerce par une convocation à venir à lui adressée à des personnes déterminées. Marc précise aussi « …et ils vinrent à lui. » Le verbe employé inclut l’idée de départ, de ce que l’on quitte où dont on se sépare pour venir, avec le préverbe [apo-]. Jésus construit une réaction à la nouvelle situation sur la base du consentement de libertés. Il s’adresse à certains comme il le veut, et il leur appartient de répondre et venir, ou pas. Ce sont les premiers dont les motivations sont sollicitées, alors que rien ne leur est dit ni promis. Pas d’action spectaculaire qui provoque un désir pour soi comme d’être soulagé de son mal, ou un excès de manifestations de vénération. Juste, « …ils vinrent à lui. » Nous sommes dans la rencontre de personnes conscientes et libres, nous sommes extraits des foules oppressantes, dangereuses et excessives. Nous sommes dans un nouvel espace, fondé comme dans la première création par la mise à part et la distinction.

« Et il fit « les Douze », afin qu’ils soient avec lui et afin de les envoyer proclamer et avoir autorité d’expulser les démons. » Jésus institue quelque chose, un groupe appelé « Douze« . Il n’est pas si clair, dans la rédaction de Marc, de savoir si ce sont ces seuls douze que Jésus a appelé, ou bien si, une fois appelés auprès de lui « ceux que lui voulait » -un groupe de disciples élargi, en quelque sorte-, il y constitue un groupe de douze. Je pencherais personnellement pour cette deuxième solution, car il me semble qu’on a plutôt là un groupe qui a une mission spéciale, au milieu d’un autre groupe qui a déjà une sorte de mission, celle de répondre à son invitation en même temps que de venir à son « secours ».

Quoiqu’il en soit, on voit très nettement la mise en place d’une institution, qui se distingue d’abord par son nom, « Douze » (pas de déterminant dans le grec, dans cette première occurence du nom). Il est désigné par un nombre, ce qui rappelle un peu ce qu’avait fait David, mais dans un registre qui était alors plus épique, avec les Trente et les Trois (cf. 2S.23) et les exploits qu’ils ont accompli : il en est question juste après les « dernières paroles de David », et le texte donne leur nom à tous. Ici, le nombre est douze : ce nombre rappelle immédiatement celui des tribus d’Israël, une réalité mouvante et depuis longtemps tombée en désuétude. Mouvante, parce que le décompte ne s’en fait pas toujours de la même manière. A l’époque de Jésus, c’est devenu une histoire résolument passée, qui ne correspond plus à rien dans les institutions. En choisissant cette référence, et celle posée en arrière-plan par les traditions des douze fils de Jacob (eux aussi différemment dénombrés), Jésus montre son intention profonde de ré-engendrer le peuple, de le reprendre an quelque sorte à la matrice. C’est un acte symbolique mais très parlant de refus des foules et de leur comportement tels qu’ils viennent de se manifester, un projet d’en faire autre chose.

La mission de ce groupe « Douze » est d’ailleurs immédiatement déclinée : être avec lui d’une part et les envoyer proclamer et avoir autorité d’expulser les démons d’autre part. Ces deux finalités sont précédées de la préposition [ina], afin que, ce qui permet soit de les mettre en parallèle comme une double finalité, soit de comprendre d’une finalité première puis d’une finalité ultime. Je pencherais assez pour la deuxième solution, dans la mesure où l’appel des quatre premiers était à le suivre et qu’il y a maintenant une évolution dans être avec qui me semble plus participatif, moins passif, plus proche aussi, et dans la mesure aussi où proclamer et avoir autorité d’expulser les démons semble une description du ministère même, propre, de Jésus : annoncer la parole du royaume, réduire ce qui lui fait obstacle. L’idée serait donc qu’étant dans une plus grande proximité avec lui, ils partageront aussi son action. Face à la multiplication exponentielle des foules et à leur comportement qui s’arrête à Jésus et risque de ne pas aller jusqu’au dieu qui l’envoie, Marc nous montre d’une part une démultiplication de la présence de Jésus plus adaptée à ce nombre, mais aussi une multiplication de sa présence sans que ce soit « physiquement » lui, une multiplication de sa présence agissante en quelque sorte : on pourra ainsi avoir un accès plus facile à sa mission sans verser dans l’idolâtrie de sa personne. On comprend aussi tout de suite, si l’on y réfléchit, que l’autre aspect de cette mise en place est une désappropriation totale par chaque membre du collectif « Douze » : ils ne sont pas là pour être eux-mêmes mais pour être lui, pour multiplier sa présence. La suite va nous faire voir que l’apprentissage de ce positionnement est tout sauf simple, et que ce n’est pas gagné !…

La liste suivante me semble confirmer cette interprétation : « Et il fit les Douze et donna à Simon le nom de Pierre, et Jacques -celui de Zébédée- et Jean le frère de Jacques et il leur donna le nom de Boanerguès (ce qui est fils du tonnerre), et André et Philippe et Barthélémy et Matthieu et Thomas et Jacques -celui d’Alphée- et Thaddée et Simon le Cananéen et Judas Iscariote, celui qui le livra. » Cette fois, « Douze » se voit accolé un déterminant. Plusieurs changements de nom sont signalés, ce qui est une manière de souligner que la fonction prend le pas sur la personnalité, ou tout au moins que c’est une fonction que de faire partie de ce collectif déterminé. Cette fois, André n’est plus nommé avec son frère Simon. « Simon le Cananéen » est peut-être une prise en compte de ces foules qui viennent des régions de Tyr et Sidon : elles pourront se savoir bien venues. Une mention enfin pour Judas Iscariote, « celui qui le livra » : cela souligne le risque pris par Jésus dans le choix de ce collectif et de cette proximité. Cela fait voir aussi que, normalement, avec ce collectif, il devait être à l’abri du complot des autorités, Pharisiens et Hérodiens. Telle est donc la première réaction de Jésus face à la nouvelle situation.

Une situation complexe (Mc. 3, 7-12)

07 Jésus se retira avec ses disciples près de la mer, et une grande multitude de gens, venus de la Galilée, le suivirent. 08 De Judée, de Jérusalem, d’Idumée, de Transjordanie, et de la région de Tyr et de Sidon vinrent aussi à lui une multitude de gens qui avaient entendu parler de ce qu’il faisait. 09 Il dit à ses disciples de tenir une barque à sa disposition pour que la foule ne l’écrase pas. 10 Car il avait fait beaucoup de guérisons, si bien que tous ceux qui souffraient de quelque mal se précipitaient sur lui pour le toucher. 11 Et lorsque les esprits impurs le voyaient, ils se jetaient à ses pieds et criaient : « Toi, tu es le Fils de Dieu ! » 12 Mais il leur défendait vivement de le faire connaître.

Dans l’épisode suivant, nous retrouvons le bord de la mer. L’enchaînement est identique à celui que Marc a construit précédemment entre la guérison du paralysé passé par le toit et l’appel de Lévi, mais cette fois le contexte est différent, car c’est désormais une menace de mort qui plane sur la tête de Jésus. Le changement de lieu est cette fois une conséquence : « Et Jésus avec ses disciples se retira près de la mer,… » Jésus reste avec ses disciples, l’ensemble est présenté par Marc comme désormais indissociable : poursuivre Jésus, c’est poursuivre ses disciples, ce qui suggère évidemment au lecteur que l’inverse sera vrai aussi. N’oublions pas que Marc écrit pour des lecteurs dont la situation est précisément celle-là !

Le verbe [anakhooréoo] signifie à la fois « retourner » et « se mettre en retrait » : se mettre en retrait évoque une réaction bien naturelle devant la menace : si on ne veut pas de lui, autant ne pas insister. Marc nous montre ainsi un Jésus qui n’est pas un casse-cou ni un doctrinaire, mais quelqu’un qui est prudent, qui ne court pas après la mort. Il accepte les contraintes des autorités et s’adapte aux conditions qui lui sont faites. Le sens « retourner » indique plutôt que Marc fait référence à un autre enchaînement que celui que nous avons signalé, mais en le renversant. On pense alors à l’appel des premiers disciples (au bord de la mer) suivi de l’entrée en ville et dans la synagogue, lors des sabbats. C’est en quelque sorte la toute première mise en route qui est rejouée à l’envers, comme si un constat d’échec apparent devait être fait. Mais apparent seulement, puisque les disciples appelés demeurent. Et ce n’est pas la seule différence, on va le voir immédiatement dans la suite du texte.

Car la phrase se poursuit ainsi : «  … et une nombreuse multitude depuis la Galilée suivit, et depuis la Judée et depuis Jérusalem et depuis l’Idumée et d’au-delà du Jourdain et d’autour de Tyr et Sidon une multitude nombreuse entendant les choses qu’il avait faites vint à lui. » Il était allé à la rencontre des hommes (du peuple qui cherche à revenir vers son dieu : rappelons-nous le tout début de l’évangile de Marc et l’entrée en scène du Baptiste), voici maintenant que ce sont eux qui viennent à lui. Il entendait parcourir toute la Galilée, mais on dirait que c’est la Galilée qui maintenant le « suit« . La formule de Marc, « une nombreuse multitude » est pour le moins redondante, et si l’on voulait reprendre en français les mots grecs on aurait un ensemble « polypléthorique » ! J’ai quant à moi du mal à me représenter ce que veut dire Marc, mais il est évident qu’il veut montrer un nombre de personnes hors de proportion avec ce dont il a été question jusqu’à présent.

Or cette « nombreuse multitude issue de la Galilée le « suit« , ce qui est le mot propre aux disciples. Comme le fait de « retourner » de la ville et sa synagogue vers la mer évoque le chemin retour de celui qui avait commencé avec l’appel des premiers disciples, la comparaison s’impose d’elle-même : il en a appelé quatre, en voici maintenant des milliers et des milliers. Et ce n’est pas tout : la réputation de Jésus a largement dépassé le champ de la Galilée, bien au-delà on a « entendu les choses qu’il avait faites« , et l’on vient à lui depuis le sud : la Judée et Jérusalem, c’est-à-dire depuis les centres du pouvoir, là où sont précisément ceux qui se concertent à propos de sa mort. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : les Pharisiens de Galilée se rendent auprès des Hérodiens, on peut l’imaginer : à Jérusalem ; et pendant ce temps, des foules considérables (les mots sont exactement les mêmes que pour la Galilée, une multitude nombreuse) remontent de Jérusalem entre autres pour aller écouter ou voir celui que les premiers veulent faire disparaître.

Et ce n’est pas seulement de Judée que vient la deuxième multitude nombreuse : c’est d’Idumée, c’est-à-dire d’encore plus au sud que la Judée, mais aussi d’au-delà du Jourdain -donc de l’Est-, et encore de la région de Tyr et Sidon, c’est-à-dire du Nord et de la côte méditerranéenne. En partant du grand sud, Marc dessine avec ces origines un grand arc qui entoure l’ensemble de la « terre promise » en la débordant largement. La réputation de Jésus a déjà largement débordé les frontières, elle commence déjà d’aller plus loin que les limites assignées au « peuple de dieu ». Ainsi, en allant à la rencontre de ceux qui cherchent à revenir vers leur dieu, le messager de celui-ci rencontre bien plus que des membres de l’auto-proclamé « peuple de dieu ». En réinterprétant la place de la loi et en replaçant l’attention à l’homme au centre, son message a commencé d’atteindre bien au-delà des frontières dessinées par ce repère.

« Et il parla à ses disciples afin qu’ils maintiennent un petit bateau à sa disposition à cause de la foule pour qu’elle ne le comprime pas : il avait en effet soigné de nombreuses personnes, de sorte que ceux qui subissaient des fléaux tombaient sur lui afin de le toucher (l’attaquer) . » La situation change très profondément, par rapport aux début de son ministère. Jésus allait vers les gens, et maintenant ce sont eux qui viennent à lui. Il pouvait parler et agir ouvertement, mais maintenant il est tenu à une certaine réserve. Il rencontrait des personnes individuelles, ou des groupes d’une taille abordable, mais il a désormais affaire à des foules considérables, inabordables. C’est au point que cela le met en danger d’une autre manière : les disciples ont maintenant la consigne de tenir toujours prête une barque pour… s’échapper !! Ou au moins prendre une distance. Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour celui qui voulait rencontrer tout le monde : il est vrai, pas tout le monde en même temps. On se demande s’il est encore question de rencontre, à cette échelle. La nouvelle situation engendrée tant par la menace des Pharisiens et Hérodiens que par l’afflux considérable de personnes menace gravement le ministère de Jésus dans son essence même.

Des gens viennent, non pas nécessairement pour l’entendre (alors qu’il s’était clairement recentré sur le ministère de la parole), mais pour le toucher, nous voilà rendu à une sorte de fétichisme ! Le verbe [aptoo] au « moyen » signifie toucher, avoir un contact, mais le sens premier du verbe est attacher, nouer : on comprend de quel genre de « toucher » il s’agit, ce n’est pas d’un frottement ou d’un frôlement adventice mais d’une proximité sensorielle dérangeante si elle n’est pas choisie. La pratique de l’aptonomie (le nom vient de là) en est un bon exemple, la communication avec l’enfant dans le sein de sa mère passe par un toucher prolongé, caressant, sensuel, insistant… Qui plus est, notre verbe peut signifier avoir des relations intimes ! Mais il peut aussi vouloir dire porter la main sur, s’attaquer à : Marc, me semble-t-il, a choisi un mot très attentivement, pour nous faire saisir à la fois le malaise qui peut saisir Jésus devant ces manifestations et le danger physique qu’elles constituent. Il n’est plus en sécurité avec ceux qui le cherchent, parce que les motifs de cette recherche n’entrent pas en correspondance avec ce qu’il souhaite. Ce qui fait prendre conscience que la recherche de Jésus n’est pas le tout : Marc nous montre ici que le motif pour lequel on le cherche, l’intention, est capital(e). L’hostilité (des Pharisiens) ne convient pas, évidemment ; mais la surenchère chosifiante de certains parmi la foule ne convient pas non plus. Et Marc interroge ainsi son lecteur : pour quelle raison cherches-tu Jésus ?

« Et les esprits, les impurs, lorsqu’ils le regardaient, se jetaient à terre devant lui et vociféraient en disant : « c’est toi le fils de dieu ». Et il les blâmait beaucoup de lui faire cette réputation. » Et voici encore un troisième volet de cette nouvelle situation où tout va décidément mal : il y a encore des esprits pour le manifester différemment de ce à quoi il travaille lui-même. Je ne crois pas qu’il s’agisse ici de « démons », je ne vois pas très bien comment ils pourraient le « regarder » ni comment ils pourraient se « jeter à terre » dans des prosternations ostentatoires et déplacées. Non, il s’agit bel et bien de gens comme vous et moi, mais qui sont « dans un mauvais esprit » comme on a vu dès le début dans la synagogue de Capharnaüm. Il y a dans cette foule non seulement des personnes atteintes par divers maux qui veulent avant tout leur guérison et qui comptent bien la lui arracher en lui mettant la main dessus, mais il a aussi des gens qui par leur comportement et leurs clameurs le dessinent au yeux des autres d’une manière qui gêne et empêche son ministère !

Et pour ces gens-là, tout commence par la qualité de leur regard. Ils le regardent. Ils le regardent d’un regard insistant et sans doute déjà idolâtre (c’est-à-dire qu’ils voient une apparence qu’ils vénèrent, sans aller à la vérité qu’ils chercheraient). Et ici, nous nous apercevons que de puis le début, Marc nous a dépeint un Jésus qui ne cherche absolument pas à attirer les regards : tout dans la rédaction de Marc a dépossédé Jésus des merveilles qui se passent à sa venue ou à son passage ; les « passifs divins » employés par lui suggéraient sans cesse que c’est le dieu de Jésus qui opère, et que Jésus ne fait que mettre les mots. Mais ici, nous avons des personnes qui veulent faire de lui le centre ou plutôt le terme de leur recherche. Lui va à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu, eux ne veulent chercher que lui et s’arrêter là. Ce n’est plus l’évangile de la paternité. Mais, pourrait-on dire, ils clament pourtant : « c’est toi le fils de dieu » ? Mais ils le font dans une prosternation ostentatoire, comme si à lui était due l’adoration qui n’est qu’à dieu seul. Ils arrêtent à lui leur recherche et leur adoration, et c’est tout le problème. Le mot de « fils » est ambigu en hébreu, il peut être compris de bien des manières, rappelons-nous dans une des mini-paraboles de Jésus les « fils de la chambre nuptiale » pour parler des compagnons de l’époux lors de ses noces. Et ceci nous interroge à notre tour sur ce que nous disons de Jésus : cela gêne-t-il son ministère et sa parole, ou bien cela l’aide-t-il vraiment ? Et dans tout cet épisode, un changement de situation se dessine, et aussi se font jour toutes les ambigüités qui peuvent sous-tendre la recherche de Jésus ou le fait de se prétendre son disciple. Comment Jésus va-t-il réagir à tout cela ?

Impossible d’être passif devant le mal (Mc.3, 1-6)

01 Jésus entra de nouveau dans la synagogue ; il y avait là un homme dont la main était atrophiée. 02 On observait Jésus pour voir s’il le guérirait le jour du sabbat. C’était afin de pouvoir l’accuser. 03 Il dit à l’homme qui avait la main atrophiée : « Lève-toi, viens au milieu. » 04 Et s’adressant aux autres : « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire le bien ou de faire le mal ? de sauver une vie ou de tuer ? » Mais eux se taisaient. 05 Alors, promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs cœurs, il dit à l’homme : « Étends la main. » Il l’étendit, et sa main redevint normale. 06 Une fois sortis, les pharisiens se réunirent en conseil avec les partisans d’Hérode contre Jésus, pour voir comment le faire périr.

Et nous voici cette fois avec une parole circonstanciée, « Et il entra de nouveau dans la synagogue« , mais on dirait presque qu’il s’agit d’un épisode qui a été coupé de celui qui le précédait. En effet, il est brutalement question de rentrer « de nouveau« , alors qu’on n’a pas vu Jésus sortir d’une synagogue. Qui plus est, il est question de sortir de « LA synagogue« , et non d’UNE synagogue : la désignation est précise, et fait normalement référence à un lieu dont il a déjà été question. Marc a sans doute donné un coup de ciseau, il a voulu nous mettre tout de suite face à une nouvelle situation. Nous ne sommes plus désormais dans la présentation par Marc de son personnage, nous ne sommes plus dans les premières impressions qu’il voudrait nous donner, mais nous sommes jetés dans un climat d’emblée dramatique. Mais ce « coup de ciseau » produit un effet bien particulier, celui d’un nouveau démarrage : comme tout la présentation précédente avait commencé, après un passage le long de la mer, par une entrée dans la synagogue « les sabbats », de nouveau nous entrons dans une synagogue « les sabbats ». On dirait bien que Marc commence en effet une nouvelle partie de son ouvrage.

Quelle est la situation dramatique ? « Et il y avait là un humain dont la main s’était desséchée« , littéralement « ayant desséché de la main« . On ne dit pas juste que sa main est sèche, on parle d’un processus arrivé près de son terme, on parle d’une maladie évolutive. Peut-on en savoir plus sur cette maladie ? L’homme étant vu par les Grecs comme un [microcosmos], un « monde-en-miniature », il devait lui aussi être composé d’air, de terre, d’eau et de feu : la santé, pensait-on, reposait sur l’équilibre de ces éléments antagonique, quand un déséquilibre entre eux entraînait une altération ou une perte de la bonne santé. Dans cette approche des choses, l’humide tient à la fois de l’air et de l’eau, quand le sec tient de la terre et du feu. Ce sont le sang et la lymphe qui sont sensés apporter l’humidité, et ce sont donc leur absence qui conduisent au dessèchement. Dans l’idée de l’époque, pour soigner il faudrait au médecin apporter de ce qui manque pour rééquilibrer, donc apporter ici de l’humide : faire boire, faire tremper, etc.

Mais surtout, si déjà une extrémité s’est ainsi desséchée, et si les mots de Marc n’évoquent pas une situation stabilisée mais bien une évolution, cela signifie que le dessèchement pourrait continuer, pourrait gagner de l’extrémité vers le centre du corps. J’ai d’ailleurs traduit « main » comme on fait en général, mais en grec [khéïr] peut aussi désigner l’avant-bras ou le bras entier : on peut deviner avec quelle horreur l’entourage peut observer cet « humain » (le mot [anthroopôs] peut désigner indifféremment un homme ou une femme) avec sa main ou son bras atrophié, signe d’un mal qui peut le ou la gagner plus encore et réduire son corps d’une atrophie généralisée. Voilà sans doute, avec toutes ces conceptions du temps, ce qui se passe dans la tête des spectateurs et auditeurs du jour.

Pourtant, le drame n’est pas là seulement, dans la présence de cette maladie qui gagne et ronge. « Et ils l’observaient de près, [pour savoir] si les sabbats il le guérirait, afin de le décrier« . Voilà que dans l’assemblée synagogale, certains ont une attitude bien particulière. On ne sait pas bien qui « ils » sont : ce « ils » ne fait référence à personne dans le texte. C’est peut-être encore un indice de la coupure effectuée par Marc. Etant donnée la situation qu’il a donnée au texte dans sa version finale, on pense assez vite qu’il s’agit des Pharisiens, mais notre texte pris en lui-même ne le dit pas formellement. Bien des traduction s s’en tirent en disant « on« , ce qui n’est pas une mauvaise solution. J’ai parlé d’attitude particulière de ceux-là (qui ne sont pas forcément tous les membres de l’assemblée) : voilà qu’au lieu de se laisser émouvoir et d’agir en faveur de cet homme, ils retiennent leur possible compassion (ou peut-être n’en éprouvent pas) au profit d’une surveillance de Jésus. Marc exprime cette surveillance avec le verbe [partèréoo] qui signifie observer de près, épier, surveiller, se tenir en garde contre. On voit toute une attitude qui n’est pas bienveillante, mais qui cherche au contraire des prétextes, qui instruit à charge.

Une chose étonnante : il semble que personne ne doute que Jésus va guérir cet homme ! C’est comme si le mettre en présence d’un malade allait entraîner automatiquement sa réaction. On voudrait, que tel soit le cas pour tout le monde ! Et la seule question qui se pose est : l’observance du sabbat le retiendra-t-il ? Dans l’esprit de ceux qui épient Jésus, la question de l’observance passe avant celle de la compassion. Et l’homme malade est par eux indirectement instrumentalisé, il n’est plus qu’un prétexte pour pouvoir décrier Jésus.

« Et il dit à l’homme qui avait la main sèche : tiens-toi debout au milieu. » Jésus, lui, s’adresse à l’homme atteint de cette atrophie évolutive. Mieux, il le met au centre. C’est lui qui est l’objet de ses préoccupations, et il entend qu’il le redevienne pour tous. Et ainsi aussi, ce qu’il va faire ne sera pas caché. Il ne cherche pas de faux-fuyant, mais assume très ouvertement ce qu’il fait, aussi bien la compassion active qu’il manifeste pour les personnes atteintes de maux que la liberté qu’il prend avec les formes dominantes de l’observance religieuse. Et ce n’est que dans un deuxième temps qu’il s’adresse à ces fameux « autres » qui l’épient au point d’instrumentaliser l’homme souffrant.

« Et il dit à eux [cette fois] : est-il permis les sabbats de faire du bien ou de nuire, sauver une vie ou tuer ? » La forme de la question posée est extrêmement intéressante, car elle n’est pas tout-à-fait celle qu’attendaient les inquisiteurs. On a compris que, dans leur tête, la question était : « Va-t-il enfreindre la règle du sabbat en faisant une guérison ? » Face à cela, la question pourrait être : « A-t-on le droit d’opérer une guérison un sabbat ? » ou « Guérir enfreint-il la règle du sabbat ? ». Mais Jésus énonce une alternative, dans une forme d’abord générale, puis dans une forme poussée à l’extrême. « Est-il permis de faire du bien ou de nuire ? » C’est soit l’un, soit l’autre.

En effet, il n’est pas possible de comprendre qu’il demande distinctement si l’on peut d’une part faire du bien un sabbat, et si l’on peut d’autre part faire du mal un sabbat : on ne peut jamais faire le mal, c’est une évidence ! Mais dans de telles oppositions, nous avons sans doute un « sémitisme », une manière de parler propre à la langue et la pensée hébraïque ou l’on dit les contraires ou les complémentaires pour dire la totalité (comme « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre« , c’est-à-dire le tout). Ce que dit Jésus, c’est bien plutôt que, sabbat ou pas, face à cette souffrance il n’y a qu’une alternative : faire du bien ou nuire. Une position « neutre », un « point mort », n’existe pas. Et c’est pourquoi aussitôt il pousse à l’extrême : « sauver une vie ou tuer« . Puisque la maladie évolue, si l’on fait quelque chose, on sauve la vie ; mais si on ne fait rien, on est complice avec le mal et la mort, on tue aussi.

Cette manière de poser la question est profondément remuante : elle nous pose devant le mal, quel qu’il soit, dans la même alternative. Face au mal, on ne peut pas être autrement que dans un combat, et il faut prendre parti. L’attentisme est une complicité, à l’aune de l’évangile. Seuls ceux qui se battent contre le mal font le bien : et ceux qui ne se battent par pour faire le bien font le mal, sont complices du mal. Au collège, je suis souvent confronté à cette question dans les question de harcèlement : nombreux sont ceux qui savent, qui voient, mais ne veulent rien dire. Leur faire prendre conscience qu’il n’y a que deux positions en dehors d’être harceleur ou victime, et ce sont soit complice, soit témoin-aidant, change beaucoup de choses (pas assez, hélas). Je prends cet exemple, mais on pourrait prendre n’importe quel exemple, dès lors qu’on est dans cette situation du « témoin passif » : il est impossible face au mal de rester passif. Et c’est cela, la grande leçon de Jésus en cet épisode.

Comment réagissent les interlocuteurs à cette manière de poser la question ? « Eux cependant se taisaient. » Cette fois, la position d’abstention est un choix délibéré. Ils refusent de prendre parti, ce qui équivaut… à choisir son camp. Il peut arriver que suspendre son jugement soit un signe d’ouverture, quand on n’est pas sûr, quand on risquerait de juger ou condamner. Mais là, c’est plutôt qu’ils tiennent à juger. Ils se désintéressent totalement de l’homme malade. « Et leur jetant un regard circulaire avec colère, co-affligé de la porose de leur cœur, il dit à l’homme«  Marc nous peint aussi les sentiments de son héros : le mouvement des yeux et de la tête est un mouvement circulaire, qui prend le temps de parcourir chacun de leurs visages, de croiser chacun de leurs regards. Mais dans ses yeux à lui, il y a de la colère : c’est-à-dire cet élan fondamental du cœur qui ne se résout pas à ce qui lui fait obstacle. Cette colère de Jésus, c’est ce sentiment qu’on n’en restera pas là, qu’il y a échec mais que ce n’est que partie remise. Et puis il y a un autre sentiment, une affliction, mais qui est partagée, car le mot grec est augmenté du préverbe [sun-], avec : avec qui ? Peut-être Marc veut-il juste dire que ce sont les deux sentiments qui co-existent, qu’il y a la colère et, avec elle, l’affliction. Mais peut-être aussi, car il n’y a sans doute pas que ces « ils » dans l’assemblée de la synagogue, que si le sentiment de colère est propre à Jésus, celui de la tristesse est partagé avec le reste de l’assistance, qui se situe, elle, plus humainement vis-à-vis de la souffrance et de la maladie de cet homme.

Ce qui « co-afflige » Jésus, c’est la « porose de leur cœur » : le mot [pooroosis] désigne déjà ce qu’il signifie aujourd’hui en médecine : une anomalie structurelle d’un tissu, principalement osseux ou cérébral. Cette pathologie se manifeste par la présence excessive de pores, c’est-à-dire de petites cavités ou espaces vides à l’intérieur du tissu concerné. Cette affection peut affecter la résistance et la solidité des os, entraînant ainsi un risque accru de fractures. Dans le cas du cerveau, la porose pourrait altérer les fonctions cognitives ou provoquer d’autres complications neurologiques. La porose peut être causée par divers facteurs, tels que des maladies génétiques, des carences nutritionnelles ou des processus dégénératifs liés à l’âge. Autrement dit, Marc (et son Jésus) constate un vide dans leurs cœurs, et même beaucoup de petits vides, des cavités nombreuses qui distendent les tissus : la comparaison est plutôt avec ce qui est décrit du cerveau : la « cardioporose » va en altérer les fonctions, ils ne ressentent plus comme on devrait ressentir. L’actualité fait pour moi résonner cela avec le reproche tout récent fait en commission par une députée aux responsables religieux venus dire leur réticence face au projet de loi concernant la fin de vie : elle leur a dit qu’elle respectait leur position, mais qu’ils ne parlaient que vie et mort, qu’ils ne prenaient pas en compte la souffrance. Voilà, je crois que c’est le risque de tous les « doctrinaires », ne plus ressentir la souffrance, parce qu’on campe sur des positions de principe, d’autant plus fermement que l’on est convaincu de les tenir pour le principe le plus haut qui soit, « au nom de Dieu ». Et ici, nous notons que Jésus n’invoque jamais ce principe, ici du moins : il veut juste qu’on s’occupe de cet homme et de sa souffrance, qu’on le remette au centre comme il l’a fait physiquement. Je ne sais pas comment la médecine antique interprétait la « porose », mais je ne serais pas étonné qu’elle l’interprétât là aussi comme un défaut d’humidité, de la même manière que l’atrophie de la main ou du bras dont est affecté notre homme. Mais ce n’est qu’une hypothèse…

Que dit donc Jésus sur ces entrefaites à l’homme ? « …il dit à l’homme : étends le bras (ou la main). Et il l’étendit et son bras (ou sa main) fut restauré. » Une fois de plus, Jésus ne fait rien sinon parler. Il invite l’homme à étendre son bras : l’image ci-dessus fait voir à quel point elle s’allonge ! Mais c’est qu’il vient de lui ordonner de faire, volontairement, le contraire de ce que le mal qui l’affecte produit sur son bras : le mal le rétracte, l’atrophie, lui doit choisir de l’étendre au contraire. Il le fait et c’est ce qui provoque le retour à l’état normal. Le verbe est au passif : on ne sait pas qui en est l’agent, mais c’est celui qu’on ne peut nommer qui est par là suggéré comme seul acteur. Aucune interprétation du sabbat, notons-le au passage, aussi rigoureux que l’on puisse être, n’interdit d’étendre son bras ou sa main ce jour-là. Ainsi l’homme est à l’abri de tout reproche. Et Jésus n’a fait que parler, ce qui là non plus n’est pas interdit.

Pourtant, « Et le Pharisiens sortirent et tinrent aussitôt conseil avec les Hérodiens à son sujet : comment ils le feraient périr. » Ce qui s’est passé est proprement insupportable aux Pharisiens (on saisit enfin qui sont les « ils » du texte). Sans doute à bout d’argument, mais tenant ferme à leur avis sans vouloir en sortir, ils n’ont plus pour répondre que la violence suprême. Il faut faire disparaître Jésus, il faut le détruire. Et c’est avec les partisans d’Hérode qu’ils se retrouvent, c’est-à-dire ceux qui sont dans les cercles immédiats du pouvoir mis en place par les Romains : alliance contre nature, puisqu’il s’agit pour ceux qui cherchent avant tout à maintenir Israël « séparé » des « Nations » de se rapprocher de ceux qui sont mis au pouvoir par ces mêmes « Nations » ! Mais c’est bien la preuve que c’est une question de pouvoir et d’autorité qui se joue, pour les Pharisiens. Bien au-delà des questions d’observance, c’est la remise en cause de leur autorité qu’ils n’acceptent pas. Or Jésus n’a pas remis en cause formellement leur autorité, ils ne les a pas dé-légitimés : mais la qualité de se paroles les laisse sans voix, et c’est bien ce qu’ils ne supportent pas. Ils voient s’éroder l’édifice d’observances par lequel ils maintiennent leur pourvoir, simplement parce que celles-ci sont remises en perspective en remettant la compassion pour l’homme au centre. Mais c’est insupportable.

Et eux qui ne voulaient pas que Jésus « fassent du bien » ou « sauve une vie » les sabbats, vont clairement « nuire » et « tuer » ce même jour…

Une liberté avec la loi (Mc.2, 23-28)

23 Un jour de sabbat, Jésus marchait à travers les champs de blé ; et ses disciples, chemin faisant, se mirent à arracher des épis. 24 Les pharisiens lui disaient : « Regarde ce qu’ils font le jour du sabbat ! Cela n’est pas permis. » 25 Et Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui-même et ceux qui l’accompagnaient ? 26 Au temps du grand prêtre Abiatar, il entra dans la maison de Dieu et mangea les pains de l’offrande que nul n’a le droit de manger, sinon les prêtres, et il en donna aussi à ceux qui l’accompagnaient. » 27 Il leur disait encore : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. 28 Voilà pourquoi le Fils de l’homme est maître, même du sabbat. »

Et voici un nouvel épisode, un peu semblable au précédent au sens où c’est une parole scénarisée. Le récit n’entre pas dans une suite nécessaire, Marc aurait pu l’insérer n’importe où et il faudra nous demander pourquoi il a fait le choix de le mettre ici.

« Et il advint qu’en ces sabbats il passait le long à travers la terre préparée, et ses disciples commencèrent chemin faisant à cueillir un à un les épis. Et les Pharisiens lui dirent : vois ce qu’ils font les sabbats, ce qui n’est pas permis ? » On ne sait ni quand ni où placer cet épisode, c’est un peu « il était une fois ». La parole qui va être énoncée est située au cours d’un déplacement, or Marc nous a dit que Jésus comptait parcourir toute la Galilée. Le lieu importe donc peu, semble-t-il ; pour le temps, c’est celui où il y a des épis : nous sommes donc avant la moisson, mais pas si longtemps avant puisqu’il y a des épis, autrement dit nous sommes vers le septième mois de l’année.

Le groupe ne marche pas au milieu des champs, personne ne fait cela sans dommage pour les moissons ! Les indications de Marc nous font plutôt comprendre qu’on est entre plusieurs villages, dans une zone de champs cultivés, et que les chemins font passer « dans les champs », c’est-à-dire entre les champs, le long des champs.

Les personnages sont ici Jésus, ses disciples et « les Pharisiens ». Les disciples, tout en marchant, commencent à « cueillir un à un » des épis : le verbe utilisé par Marc est employé pour… l’épilation ! Mais il est encore employé quand on arrache une plume à un oiseau, quand on effeuille une plante ou quand on « s’arrache les cheveux ». L’idée n’est sans doute pas une activité systématique d’arrachage des épis, ce qui serait une forme de moisson, mais plutôt comme on peut faire en marchant, de prendre ici ou là un épi pour mâchonner ensuite les grains de l’épi. On peut supposer par conséquent que les disciples ne sont pas très nombreux, sans quoi les champs souffriraient beaucoup de cette activité.

Mais il n’y a pas que les disciples et Jésus, parmi les personnages, il y a aussi des Pharisiens. On ne sait pas combien sont ces derniers, ni pourquoi ils font désormais partie de ceux qui se déplacent avec Jésus : c’est en tous cas un stade différent en regard de ce que Marc nous a montré jusque-là. Car jusqu’à présent, on les voyait en station, en surveillance, présents où était Jésus, mais pas au point de se déplacer avec lui. Deux hypothèses viennent en tête à cette lecture : soit c’est une mise en scène tout-à-fait fictive que fait Marc, parce qu’il veut rapporter une parole comme précédemment, et continuer de nous donner un premier aperçu de la force innovante de la parole de Jésus ; soit c’est un trait montrant que des pharisiens étaient assez séduits par Jésus pour adopter eux aussi le style des disciples itinérants, qu’ils se reconnaissaient suffisamment dans certains aspects de son message pour faire route avec lui. Mais bien sûr, en plaçant l’épisode à cet endroit, Marc donne aussi l’impression que les pharisiens sont déjà à ce point méfiants qu’ils s’organisent pour une surveillance étroite à tout instant.

Et cette fois-ci, l’action de certains disciples fait réagir ces pharisiens, soit qu’il s’agisse (au départ) d’un étonnement sincère, peut-être choqué, soit qu’il s’agisse (désormais, avec la place donnée à l’épisode) d’un reproche. Que disent-ils ? « Et les Pharisiens lui dirent : vois ce qu’ils font les sabbats, ce qui n’est pas permis ? » Les Pharisiens ne disent rien à ceux qui, dans leur regard, sont des contrevenants. Ils s’adressent au Maître, c’est lui qui devrait réagir. Tout le monde a compris, et admis, qu’il était un maître formant ceux qui se mettent à son école. Mais voilà, quel est le sens de son silence ? Car selon l’enseignement des Pharisiens, l’action des disciples est assimilable à un travail, et donc il contrevient au précepte de l’observance du Sabbat, « jour de chômage ».

Arrivés à ce point, on peut imaginer plusieurs pistes de réponses. Première piste, la progressivité de l’enseignement : sur le fond, nous sommes d’accord ; mais pour le moment, ils concentrent leur apprentissage sur autre chose. Deuxième piste, l’interprétation du chômage : sur le respect du Sabbat, nous sommes d’accord ; mais ce que font les disciples n’est pas un travail, je ne mets pas les limites au même endroit que vous. Dans ces deux cas, Jésus entrerait en discussion avec les Pharisiens, « sur leur terrain » en quelque sorte, c’est-à-dire sur l’interprétation de la loi. Or ce n’est pas sur ce terrain que Jésus va réagir, mais bien plus en amont, sur celui non de l’interprétation de la loi mais sur son rôle même ! Et sa réponse se fait en deux temps.

Premier temps, il fait référence à ce que les rabbins appellent « les Prophètes » (ce que nous appelons « Livres historiques » est rangé par eux parmi les Prophètes, donc avec le statut premier d’interprétation canonique de la Loi) : Et il leur dit : « N’avez-vous jamais connu à fond ce que fit David, lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui-même et ceux qui l’accompagnaient, comment il entra dans la maison de Dieu sous Abiatar le grand-prêtre et mangea les pains de proposition qu’il n’est pas permis de manger sinon aux prêtres, et il en donna aussi à ceux qui l’accompagnaient ? » L’épisode est rapporté en 1S.21, 1-7 : il se place durant la vie errante de chef de bande de David, lorsqu’il cherchait à échapper aux poursuites du roi Saül qui en voulait à sa vie. A première comme à seconde lecture, aucun rapport avec le sabbat ! Mais l’épisode tel qu’il est rapporté ici retient une affirmation majeure : David a contrevenu à la loi, de manière consciente, et a entraîné avec lui dans cette transgression ceux qui l’accompagnaient.

Surtout, il met en question chez ses interlocuteurs leur juste connaissance des Écritures : n’avez-vous jamais connu à fond ?… La manière dont les scribes, et Pharisiens en général, interprétaient les textes consistait beaucoup en une fouille en détail de la lettre, ainsi qu’en une mise en avant des différentes interprétations faisant autorité. Mais là, Jésus les invite à tout autre chose : à rien de moins qu’une interrogation sur le sens et la portée de la loi dans la vie humaine ! Et il le fait à partir de la figure de David, qui est une des figures fondatrices de la religion d’Israël. Il le fait en faisant remarquer au passage le consentement du prêtre. Dans cet épisode, il y a la loi, l’ordonnancement religieux, connus l’un et l’autre ; mais il y a aussi la faim, et manifestement « nécessité fait loi » plus impérieusement encore. Et ce n’est pas la nécessité seule, mais le souci des autres dont David, oint par Samuel (et donc déjà christ de référence), est responsable : par deux fois, de manière insistante, reviennent les compagnons. Et il est pleinement dans son rôle de roi quand il se soucie de ceux dont il est le chef. Autrement dit, la liberté que prend David avec la loi fait pleinement partie de sa fonction royale ! Ce que Jésus suggère aux Pharisiens, qui revendiquent ce rôle de leaders du peuple, c’est la même liberté avec la loi. Le voilà donc qui interroge à la fois le rôle de la loi et la manière dont les Pharisiens remplissent leur fonction et leur leadership religieux.

Il y a encore un deuxième temps à la réponse de Jésus : « Et il leur disait : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. Voilà pourquoi le Fils de l’homme est seigneur aussi du sabbat. » Il tire les conséquences de la référence précédente, sous une forme proverbiale facile à mémoriser, mais qui montre en même temps la hiérarchie ou la priorité. Le sabbat (et par conséquent la loi) n’est pas une fin en soi. Le but, c’est l’homme : c’est lui que la loi vise, c’est lui que la loi cherche à sauver. L’homme doit vivre, et le sabbat est un élément (sous-entendu : parmi d’autres) dans cette quête de la vie. Et l’épisode choisi montre aussi clairement que l’observance « pure » conduirait à la mort. L’observance religieuse est ici clairement contingente, elle n’est pas le seul aspect de la vie : Marc nous dit très clairement, comme un élément fondateur de l’originalité de la parole de Jésus, que « la religion » ne peut être retenue comme l’élément unique, pas même comme l’élément central, de la vie humaine. C’est une des dimensions guides pour mener sa vie, mais rien de plus.

Et Jésus reprend, pour la deuxième fois, ce titre de « fils de l’homme » qu’il a déjà opposé aux Pharisiens qui se demandaient selon quelle autorité il déclarait le pardon des péchés (lors de l’épisode du paralytique passé par le toit). Là encore, en revendiquant d’être investi de l’autorité divine, il dit d’où vient l’autorité de son interprétation des écritures. Il est ainsi « seigneur du sabbat », lui avec ses compagnons, à l’imitation de David et des siens. La parole de Jésus nous est ainsi, dans cet épisode, montrée comme pleinement fondée dans les Écritures et comme constitutive d’un autre sens à elle donnée, visant la vie (donc le salut) de l’homme (compris collectivement) et redonnant sa place contingente à l’observance religieuse. En plaçant là cet épisode, Marc lui donne un double pouvoir fondateur (c’est une des premières paroles développées de Jésus) et novateur (en contraste avec les pratiques et réactions des Pharisiens).

Et ainsi, Marc en a fini de nous présenter Jésus en action, et la parole qu’il énonce. Cette dernière nous est présentée non pas comme un commentaire de la loi, ce qui était en général le statut de celle des « rabbi » de l’époque : elle apparaît plutôt comme l’ouverture d’un dialogue avec les hommes. Elle met à distance ce qui est loi et pratiques, mais elle invite à la fête et à la liberté, elle invite à un compagnonnage. Cela veut dire aussi qu’elle responsabilise en même temps qu’elle invite à la solidarité : elle s’adresse à tous (comm un collectif) et à chacun (comme engageant le cœur).

Une parole agissante (Mc.2, 22)

18 Comme les disciples de Jean le Baptiste et les pharisiens jeûnaient, on vient demander à Jésus : « Pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 19 Jésus leur dit : « Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront. 21 Personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; autrement le morceau neuf ajouté tire sur le vieux tissu et la déchirure s’agrandit. 22 Ou encore, personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; car alors, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres. À vin nouveau, outres neuves. »

Et nous voici pour finir avec la troisième mini-parabole mise par Marc dans la bouche de Jésus, pour dire le statut de sa parole dans l’annonce qu’il fait du royaume. Nous venons de relire pour la troisième fois l’ensemble du passage, mais lisons cette parabole isolément : « Et personne ne met du vin nouveau dans d’anciennes peaux ; dans le cas contraire, le vin fait éclater les peau et le vin est perdu, ainsi que le peaux : mais à vin jeune, peaux originales.« 

La métaphore est cette fois œnologique. Elle ressemble assez à la précédente, au sens où elle repose sur un certain savoir-faire technique (mais sans doute pas domestique, cette fois) ; et comme la précédente, elle diffère de la première des trois par le fait qu’elle ne semble pas concerner directement une pratique précise comme le jeûne, mais être plus générale. Du reste, elle s’achève par une phrase en forme de proverbe, ce qui vise toujours une règle de vie, applicable dans de nombreuses et diverses circonstances.

Le « vin nouveau« , ou « vin jeune« , ou « vin primeur » est celui que l’on obtient dans les premiers mois de son élaboration. Il peut être commercialisé en l’état (c’est le cas du « Beaujolais nouveau », c’était déjà le cas de certaines productions dès l’antiquité, et Pline l’Ancien cite déjà deux vins des Voconces, produit à Dea Augusta Vocontiorum, c’est-à-dire Die), mais aussi tout simplement constituer une étape intermédiaire dans l’élaboration définitive. Dans le processus de fermentation, le moût (résultant du pressurage) se transforme en vin grâce à l’action des levures, lesquelles se nourrissent du sucre contenu dans ce jus pour générer de l’alcool, du dioxyde de carbone et de l’énergie. Les levures meurent quand la fermentation est terminée : c’est à ce moment que l’on choisit soit de clarifier le vin et le conditionner pour le vendre ou le boire, soit de le mettre en fûts pour une maturation choisie. Si c’est ce choix qui est fait, le vin est placé dans d’immense dolia en terre cuite qui sont enterrées jusqu’à l’embouchure, de sorte qu’elles ne se brisent pas mais aussi que le sol régule la température.

Mais nous venons de parler de jarres : à quel moment interviennent donc des peaux, c’est-à-dire des outres en peau ? Dans l’antiquité, ce récipient en cuir, cousu serré et aux coutures enduites de poix pour garantir l’étanchéité, sert surtout à transporter de grandes quantités de vin au lieu où on va le consommer, c’est-à-dire dans les salles-à-manger. Il me semble qu’à présent, nous avons la totalité du tableau pour comprendre la mini-parabole. A quoi avons-nous donc affaire ?

Il me semble que la parabole nous parle de « vin jeune » ou « vin primeur« , en passe d’être servi. Il est disposé dans la salle-à-manger en grande quantité, pour la fête sans doute, ou quelque occasion remarquable qui suppose de nombreux invités. Ici, nous rejoignons la première parabole, celle dans la salle des noces. Mais même si l’on a clarifié le vin, l’absence totale de levures n’est jamais entièrement garantie, et le processus de vinification se poursuit souvent de manière certes ralentie mais bien réelle. L’action des levures continue d’augmenter le taux d’alcool, de produire de l’énergie (de la chaleur) et surtout du gaz carbonique. Or, si sur des cuves, des dispositifs contenant de l’eau permettent au gaz de continuer de s’échapper à travers de l’eau sans admettre d’air, de tels dispositifs ne sont pas possibles sur des outres en peau.

La peau, elle, par sa nature, est relativement extensible. Elle peut absorber un temps la continuation légère d’une certaine fermentation. Mais c’est à condition d’avoir encore cette capacité d’extension. Des peaux qui ont déjà servi, des peaux anciennes, ont en général déjà plusieurs fois fait cette extension, et à chaque fois leur rétractation s’est faite moindre : arrive un stade où elles restent figées, sans plus exercer ni extension ni rétractation. Et si de telles peaux doivent recevoir un vin jeune qui a encore une capacité de fermentation, même légère, elles vont tout simplement exploser sous la pression. Et tout est perdu. Ce phénomène ne se produit qu’avec le vin jeune : celui qui a maturé dans des dolia a définitivement dissous les levures, ou résidus de levures, et plus rien n’est à craindre.

Que nous dit Marc, à travers cette métaphore ? Il compare à l’évidence la parole de Jésus à un « vin jeune », à un vin qui a encore sa capacité de fermentation, qui est plein d’énergie. Et il nous suggère au passage que cette parole est à disposition pour la fête, qu’elle est là pour la joie ! Mais il nous invite aussi à prendre garde dans quoi on la conserve. Et que sont alors les outres de peau ? J’avoue que l’idée même de peau me fait penser prioritairement à des personnes bien vivantes ! Ainsi, si les personnes qui reçoivent cette parole sont disposées à être travaillées par ce qu’elles contiennent, elles seront porteuses de joie, porteuses elles-mêmes de cette parole. Mais si elles ne sont plus capables de « bouger », si elle ne savent plus changer quelque chose dans leur vie, si elles sont tout entières sclérosées, cette parole les fera « exploser », elles ne pourront pas la garder ni la transmettre, et elles-mêmes n’en vivront pas.

Il me semble que c’est encore un stade de plus que Marc nous indique quant à la parole annoncée par Jésus. Il nous l’a présentée comme une parole qui réoriente vers quelqu’un et redonne ainsi leur sens profond à nos pratiques, rendant celles-ci relatives à un autre (parabole des amis de l’époux). Il nous l’a décrite comme une parole porteuse d’une nouveauté totale, qui attire à elle ce à quoi elle est appliquée, et ne peut par là-même être appliquée à des choses dépassées, des pratiques anciennes, des choses que l’on fait « parce qu’on a toujours fait comme ça » ou « parce que nos pères nous les ont transmises » (parabole du tissu). Il nous la présente maintenant, enfin, comme travaillant ceux qui la porte à la manière d’un ferment, faisant bouger et évoluer ses auditeurs (parabole des outres en peau). Dans l’ensemble, ce sont la liberté et la joie qui sont instaurées par cette parole. Marc nous met l’eau à la bouche.

L’esprit d’observance craque (Mc.2, 21)

18 Comme les disciples de Jean le Baptiste et les pharisiens jeûnaient, on vient demander à Jésus : « Pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 19 Jésus leur dit : « Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront. 21 Personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; autrement le morceau neuf ajouté tire sur le vieux tissu et la déchirure s’agrandit. 22 Ou encore, personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; car alors, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres. À vin nouveau, outres neuves. »

Dans la suite de ce que nous avons exploré la semaine dernière, nous voici avec la deuxième des trois mini-paraboles que Marc a choisi de nous faire entendre comme prémices du message de Jésus. Souvenons-nous qu’après nous l’avoir fait voir, il veut maintenant commencer de nous le faire entendre. L’épisode précédent nous a permis de mieux comprendre la question qui lui est posée et qui crée un contexte à cette parole, elle nous a permis aussi de voir dans la première de ces mini-paraboles une prise de position sur le jeûne qui va bien au-delà du jeûne, qui est au fond une remise en perspective de toute pratique religieuse en la centrant sur quelqu’un, en la subordonnant à la relation vivante à quelqu’un. Le potentiel novateur d’une telle prise de position est immense, et sans doute dérangeant pour qui l’observance est la première des choses.

La deuxième de ces mini-paraboles est donc énoncée de la manière suivante : « Personne ne coud sur un vêtement ancien une pièce d’un morceau non-cardé ; dans le cas contraire, la nouveauté tire à elle la totalité de l’ancien et la déchirure devient pire. » Il s’agit cette fois d’une métaphore plutôt domestique, mais peut-être pas seulement, en tous cas qui a pour nous un aspect technique, tant l’industrie du textile a changé entre l’antiquité et aujourd’hui ! Essayons d’explorer un peu ce domaine, afin de bien comprendre avec les bons repères, et non en appliquant au texte nos repères d’aujourd’hui.

Le tissu antique est fait en général à partir de laine ou de lin, parfois aussi de poil de chèvre. Il faut commencer par en fabriquer le fil. Une fibre textile de lin, de laine ou de poil de chèvre, est trop fragile et trop courte pour être utilisée isolément. Il faut donc entrelacer un certain nombre de ces brins pour obtenir un fil, ou “ filé ”, de l’épaisseur et de la longueur souhaitées. La “ femme capable […] a avancé les mains vers la quenouille, et ses mains saisissent le fuseau ”. (Proverbes 31,10.19.) Cette phrase décrit le filage, effectué au moyen de la quenouille et du fuseau, fondamentalement deux simples pièces de bois : la fileuse tient d’une main la quenouille, sur laquelle elle a enroulé sans le serrer un paquet de fibres. De l’autre, elle prélève quelques fibres, les enroule pour former un fil qu’elle attache au crochet ou à la rainure que porte le fuseau. La fusaïole, un disque monté sur le fuseau, sert à la fois de lest et de volant. En laissant pendre le fuseau et en le faisant tourner, la fileuse détermine le diamètre du fil qu’elle fabrique. Elle enroule ensuite le fil ainsi tordu autour du manche du fuseau, un peu comme sur une bobine, et répète l’opération jusqu’à épuisement du paquet de fibres ; elle obtient un long fil qui pourra ensuite être tissé. On comprend que cette première phase est souvent une opération domestique, et la plupart des femmes qui peuvent s’équiper fabriquent elles-mêmes leur fil.

Une fois, donc, le fil obtenu, reste à le tisser. Le métier est la machine sur laquelle on tisse les fils pour fabriquer des pièces d’étoffe de la taille voulue en vue de la confection de vêtements, de couvertures, etc… Les fils disposés selon la longueur du tissu sont appelés la “ chaîne ”. Les fils perpendiculaires constituent la “ trame ”. Les fils de trame sont passés alternativement devant et derrière les fils de chaîne. Aux temps bibliques, le métier était soit un cadre horizontal, posé au sol, soit un grand cadre vertical. Sur certains métiers verticaux, des poids étaient attachés au bas des fils de chaîne. Des poids de tisserand datant de l’Antiquité ont été retrouvés en de nombreux endroits d’Israël. Le tissage était habituellement une activité domestique, mais parfois tout un village l’exerçait à titre professionnel. Pour citer un exemple, il est question en 1 Chroniques 4:21 de la “ maison des ouvriers en tissu fin ”, manifestement une corporation de tisserands.

Tant qu’on en est à la fabrication, les propriétés du tissu sont cohérentes, les mêmes pour un même tissu, qui vieillit et éventuellement rétrécit d’un même tenant. Ce que notre métaphore évoque, c’est une réparation : il y a une déchirure, ou un trou, et il faut mettre une pièce. Et l’éventualité qui est écartée, qui est apparemment de science commune (« personne ne » ferait cela), c’est d’utiliser comme pièce sur un tissu ancien une pièce non-cardée. Non-cardée, qui traduit le grec [aghnafôs] : il s’agit de laine. Carder consiste à aligner les fibres dans le sens de la longueur. Cette action peut être comparée au brossage des cheveux. Autrement dit, la laine non-cardée est une laine dont on ne pourra pas tirer du fil ! Mais que donc peut-on faire avec de la laine non-cardée ? Il semble que son toucher soit très agréable, et que sa texture évoque confort et chaleur. La laine une fois lavée, si on ne la carde pas, peut servir de rembourrage (coussins, poupées,…) ou servir à matelasser. On peut aussi choisir de la feutrer, et alors elle forme une sorte de tissu brut : je pense que c’est de cela qu’il s’agit ici. C’est cohérent avec le mot que nous traduisons par pièce : [rhakos] est en fait une déchirure, d’où un morceau d’étoffe déchirée (éventuellement même un haillon ou une loque : c’est dans ce dernier sens qu’Homère emploie le mot, pour dire comment Ulysse, transformé par Athéna en vieillard mendiant à son arrivée à Ithaque, est habillé). Notre texte devient : « personne ne coud une pièce de feutre sur un vêtement ancien ».

Car que se passerait-il alors ? Le texte le décrit très bien : les fibres du feutre vont réagir tout différemment, dans leur « jeunesse » : le feutre va a voir une tendance à se rétracter, et notamment lors des premiers lavages, et ce rétrécissement naturel dû à la réaction des fibres de la laine va entraîner une contraction générale, tirant sur les fibres moins résistantes et quelque peu figées du tissu ancien, exerçant des tractions inégales sur sa trame déjà fragilisée, entraînant de nouvelles déchirures, plus importantes.

Quel est donc le sens de cette nouvelle métaphore, de cette deuxième mini-parabole ? Il me semble que cette fois, Marc compare la parole de Jésus à la fameuse pièce neuve, au morceau de feutre. Cette parole a un pouvoir d’agir propre, elle provoque des réactions en ceux auxquels elle est adressée. Pour ne pas causer de dégâts, elle doit par conséquent être appliquée dans un contexte lui aussi neuf, cohérent avec elle : si on l’applique à des pratiques anciennes (comme sur un tissu ancien), elle va causer des dommages graves.

On voit ici que Marc va plus loin que dans la parabole précédente. La parabole précédente, par rapport aux pratiques religieuses (et notamment le jeûne), invitait à les recentrer sur quelqu’un, à les re-situer dans un but précis. Mais cette fois, la mini-parabole sous-entend que certaines pratiques sont obsolètes, ou que la parole portée par Jésus ne s’y applique tout simplement pas. Elle sous-entend que cette parole nouvelle est faite pour constituer aussi un « vêtement », une pratique, entièrement neuve elle aussi. Elle dit encore, cette parabole, que si l’on applique la nouveauté de la parole du royaume à ces pratiques anciennes, ou peut-être à l’esprit qui sous-tend l’attention à ces pratiques (l’esprit des pharisiens, au fond), elle va révéler des failles et des déchirures terribles dans cet esprit. L’air de rien, cette mini-parabole est presque une déclaration de guerre. Les pratiques ou les conceptions anciennes qui se justifient par cette ancienneté même sont relativisées : trouver modèle dans « ce qu’on a toujours fait » ou dans « ce que nos pères nous ont transmis » n’est plus valable, n’est plus probant.

Souvenons-nous que Marc est ici en train de nous faire entendre pour la première fois le contenu de la parole de Jésus : il la place ainsi tout entière sous le signe de la nouveauté, d’une nouveauté qui entraîne un mode de vie refondé, renouvelé, qui n’est plus centré du tout sur des pratiques, des rites, etc. Il s’agit d’une parole qui ouvre à une liberté : aucune pratique n’est décrite en contrepartie, ou privilégiée. L’auditeur de cette parole va devoir non appliquer des pratiques toutes faites, mais inventer sa vie, inventer son rapport au dieu et aux autres. C’est l’évangile de la liberté.

Le sens de la pratique religieuse (Mc.2, 18-20)

18 Comme les disciples de Jean le Baptiste et les pharisiens jeûnaient, on vient demander à Jésus : « Pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 19 Jésus leur dit : « Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront. 21 Personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; autrement le morceau neuf ajouté tire sur le vieux tissu et la déchirure s’agrandit. 22 Ou encore, personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; car alors, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres. À vin nouveau, outres neuves. »

Nous voilà maintenant transportés dans un épisode qui semble n’avoir aucun lien avec le ou les précédents : il s’agit d’une discussion sans aucune circonstance particulière : pas de bord de mer, pas d’entrée en ville, rien. Il semble bien que Marc en ait fini avec sa présentation de « Jésus en action », il l’a fait vivre et agir devant nos yeux, et nous avons maintenant de lui une certaine image installée dans nos esprits. Or, si j’ai bien compris, cette image est d’abord celle d’un personnage qui est centré sur une parole à porter, à faire résonner. Et il me semble que l’épisode d’aujourd’hui est de cet ordre, qu’il est tout entier une parole un peu développée et qui vaut pour elle-même. Il y a en fait dans cette parole trois mini-paraboles, je ne vais cette fois m’occuper que de la mise en situation et de la première d’entre-elles.

Cette parole est introduite par une question : faisons l’effort de chercher d’abord à la comprendre, cela ne peut que servir notre intelligence de la réponse qui lui sera faite. « Et il y avait les disciples de Jean et les Pharisiens qui jeûnaient. Et « ils » viennent et lui disent… » Voici d’abord ce qui amène la question. Jean, c’est Jean Baptiste : tiens, le revoilà ! Mais rappelons-nous : le ministère de Jésus, pour Marc, commençait avec l’arrestation du Baptiste. Le voir mentionné à nouveau, même si c’est à travers ses disciples, c’est comme un nouveau commencement. Or Marc écrivait : « Après l’arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu ; il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » » (Mc.1, 14-15) C’est comme si Marc nous avait tracé le plan du début de son ouvrage , qu’il nous avait d’abord montré un « Jésus à l’action » proclamant l’évangile de Dieu, et qu’il voulait nous faire entendre maintenant ce qu’il disait.

Mais il y a ici un rapprochement, entre les disciples de Jean et les Pharisiens. Est-ce un sujet d’étonnement ? Manifestement, cela n’étonne pas Marc, au contraire : ce sont les deux groupes qui sont peut-être les plus proches de Jésus ! Jean appelait à une conversion du cœur, et on a vu Jésus reprendre, presque mot pour mot, la prédication du Baptiste, prendre en quelque sorte sa succession. Quant aux pharisiens, ce sont aussi des adeptes d’une « religion du cœur », même si, comme on l’a entrevu, elle se situe plutôt du côté de la contrainte de celui-ci par des règles que par sa mise en liberté. Et voici donc une situation commune à ces deux groupes, habituelle pour eux (comme le suggère le participe) : ils jeûnent. Le verbe veut dire « jeûner » ou « s’abstenir de« . Ils ont dans leur pratique religieuse une place pour l’abstention ou la restriction.

Nous n’avons certes pas vu de lien entre ce que rapporte maintenant Marc et ce qu’il a raconté précédemment. Mais l’auteur n’a pas pour autant placé par hasard ce texte en ce lieu : parvenus à ce point, on se rappelle forcément que nous venons, dans le texte qui précède, de laisser Jésus à table, lui, ses disciples et de nombreux « publicains-et-pécheurs ». Dans l’épisode précédent, c’est la compagnie qui avait scandalisée les « scribes des pharisiens« . On pourrait maintenant, par la seule place donnée par l’auteur à cet épisode, comprendre que d’autres suggèrent que si Jésus et ses disciples s’abstenaient eux aussi, s’imposaient des restrictions, ce genre de situation n’arriverait pas… Mais venons-en à cette fameuse question.

« Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils, quand tes disciples ne jeûnent pas ? » La question souligne une différence radicale sur le point de l’abstention, de l’abstinence, presque une opposition. Et l’interrogation porte sur la raison de cela : les mots interrogatifs [dia ti] signifient littéralement : à cause de quoi ? En raison de quoi ? Ce sont des motifs et des causes qui sont demandées. La mise en situation de ce texte par Marc pourrait laisser croire à une demande indignée, mais dans le texte pris en lui-même, elle peut être une interrogation plus curieuse, plus ouverte : comme si en effet il pouvait y avoir des raisons de ne pas pratiquer le jeûne, et qu’elles méritaient d’être explicitées. Autrement dit, ce qui frappe d’abord Marc dans le contenu du message de Jésus, dans sa proclamation, c’est une nouveauté radicale, du tout-au-tout, capable de changer les pratiques.

Cette affaire de jeûne peut nous paraître bien désuète, bien marginale. Mais réfléchissons à ce qu’elle signifie si on y porte atteinte, car c’est plutôt de cela qu’il s’agit ! Une pratique religieuse de ce type est une pratique visible et répandue, autrement dit elle participe de la constitution d’un corps social, elle est un élément de reconnaissance et d’identification. Les gens pour qui cela compte (et ils sont nombreux) ne sont pas attentifs qu’à eux-mêmes, il y aussi tout un contrôle mutuel dans ces domaines, où l’on se surveille et où la moindre atteinte à la pratique est perçue come déchirant le tissu religieux et social. Laisser chacun faire comme il veut est loin d’être une évidence, si ces pratiques sont identifiantes ! J’en connais pour qui le seul fait de voir d’autre manger est pris comme une rupture du jeûne !! Cela interroge bien sûr sur la dimension d’abord sociale et collective des pratiques religieuses, conçues comme essentielles. Et c’est peut-être justement à cela que la parole et la prédication de Jésus est confrontée ; en tous cas, Marc nous met d’abord dans cette confrontation-là.

« Et Jésus leur dit : … » Voilà ce que Marc veut nous faire entendre, et qui prend l’essentiel de son paragraphe. Ce n’est même pas introduit comme une réponse, simplement comme un « dit », autrement dit ce n’est pas une parole de circonstance, ou n’ayant valeur que dans ce contexte. Et que dit-il ?

« Ils ne peuvent, les fils de la chambre nuptiale dans laquelle le fiancé est avec eux, jeûner, [n’est-ce pas] ? Autant de temps qu’ils ont le fiancé avec eux, ils ne peuvent jeûner. Viendront des jours où leur sera enlevé le fiancé, et alors ils jeûneront en ces jours-là. » C’est une première partie seulement de la parole de Jésus. Elle s’organise autour d’une métaphore, celle de la noce. Il y a une chambre nuptiale, un fiancé et des fils de la chambre nuptiale. Cette dernière expression nous paraît sibylline, mais elle est simplement un hébraïsme : il s’agit des « compagnons d’épousailles« , ou des « amis de l’époux« . La coutume juive veut que l’époux soit accompagné de ses amis quand il va chercher chez elle son épouse pour l’amener sous son toit, et celle-ci attend puis vient avec ses compagnes. La chambre nuptiale n’est pas, je pense (mais j’interprète) à prendre au sens propre : on n’a aucun attestation qu’il y ait eu qui que ce soit dans la chambre avec les époux pour leurs noces ! Mais il s’agit plus probablement à cette époque de la houppah, une construction symbolique qui la représente (aujourd’hui remplacée par le dais nuptial), sous laquelle le fiancé introduisait sa fiancée et autour de laquelle, dans la même grande salle, avaient lieu les sept jours de festivités (si on veut en savoir plus, on peut se reporter à l’instructif article : « Fiançailles et mariage à l’époque hellénistique et romaine : halakhah (loi) et coutumes » de Liliane Vana). Ce qui est énoncé par Jésus sonne comme une évidence : ses amis sont réunis autour du fiancé pour la fête, ils sont là pour lui et son épouse, et il n’y aurait aucun sens à ce qu’ils ne festoient pas. Mais le temps de l’abstinence n’est pas exclu, il est repoussé à un autre moment, quand on n’est plus dans ces conditions précises.

Quel rapprochement fait Jésus à travers cette métaphore ? Il fait remarquer que la pratique du jeûne -et peut-être, à travers elle, toute pratique religieuse ?- n’est pas un absolu, mais qu’elle est conditionnée avant tout à des relations, qui peuvent exiger justement de s’en passer. Autrement dit, l’exigence de la pratique religieuse n’est pas conditionnée avant tout à une convenance sociale, à une sorte de surveillance les uns des autres, à une contrainte de faire « tous pareil » au même moment : elle suppose d’abord un éveil du cœur, une attention. En quelles circonstances sommes-nous ? Et surtout, en présence de qui sommes-nous ? Car cette pratique collectivement auto-imposée fait courir le risque de perdre entièrement de vue le but pour l’auto-satisfaction de tous « faire comme il faut ».

Ainsi, le jeûne, qui est une abstention, donc une absence, est subordonné par Jésus à une autre absence : si l’époux est absent, on s’abstient. Mais si l’époux est présent, au contraire on ne s’abstient pas. Et même, on ne peut s’abstenir. Ainsi la pratique religieuse devient une conséquence et une manifestation d’autre chose : jeûner vient du fait de l’absence d’un autre, de celui qui est avant tout recherché, et en même temps manifeste son absence. La pratique religieuse devient un engagement du corps en vue d’une plus grand engagement du cœur. Mais on comprend que ce qui compte avant tout, c’est cet engagement du cœur. Celui-ci est occupé avant tout d’une présence ou d’une absence.

Cela fait penser à une réponse de Romain Gary : « Suis-je envahissante ? -Surtout quand tu n’es pas là ! » La vie religieuse, si l’on nomme par là les rites et les coutumes, n’a pas de sens en elle-même, elle tourne à vide. Ce qui remplit l’existence, et donne sens à des pratiques, c’est une présence -ou une absence-. Et la vie du cœur est présentée par Jésus avant tout comme une recherche de quelqu’un, l’époux. C’est une histoire d’amitié et d’amour. Là réside, selon Marc, la nouveauté radicale et profonde de la parole annoncée par Jésus. Et elle n’est pas énoncée comme une nouveauté totale, mais plutôt comme un sens profond donné à des choses déjà connues ou vécues, une sorte de sens ultime. Et la métaphore des noces laisse voir que la vie du cœur est avant tout une fête, la joie profonde de la présence de celui que le cœur recherche. Sans doute, c’est cet état de fête qui ouvre le cœur.

Un peuple restreint et « pur », ou un peuple immense de pécheurs ? (Mc.2, 13-17)

13 Jésus sortit de nouveau le long de la mer ; toute la foule venait à lui, et il les enseignait.  14 En passant, il aperçut Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau des impôts. Il lui dit : « Suis-moi. » L’homme se leva et le suivit. 15 Comme Jésus était à table dans la maison de Lévi, beaucoup de publicains (c’est-à-dire des collecteurs d’impôts) et beaucoup de pécheurs vinrent prendre place avec Jésus et ses disciples, car ils étaient nombreux à le suivre. 16 Les scribes du groupe des pharisiens, voyant qu’il mangeait avec les pécheurs et les publicains, disaient à ses disciples : « Comment ! Il mange avec les publicains et les pécheurs ! » 17 Jésus, qui avait entendu, leur déclara : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. »

Marc continue de faire des rappels, c’est-à-dire qu’il écrit des textes qui en rappellent d’autres. Et cette fois-ci, il s’agit bien d’un appel de disciple, comme il nous avait montré Jésus appelant Simon et André d’une part, Jacques et Jean d’autre part. Peut-être faudra-t-il pour finir regarder s’il y a quelques conséquences à tirer de ces parallèles successifs, mais pour commencer, examinons notre texte tout en le comparant au précédent, et cherchons jusqu’à quel point il est semblable et jusqu’à quel point différent.

« Et il sortit de nouveau le long de la mer ; et toute le foule venait à lui et il leur enseignait. » Le long de la mer. C’est une reprise mot pour mot du texte dont nous avons parlé, qui conduit à l’appel des premiers : « Et passant au bord de la mer de Galilée, il aperçut Simon et André…« . Une reprise qui n’est pas un hasard, mais au contraire très consciente et volontaire, puisque Marc écrit [palin], « de nouveau« . Nous sommes donc de nouveau, sous la plume de Marc, en train de rejouer une scène qui a déjà eu lieu. Elle était préalable : on devine déjà qu’elle pourrait être conclusive, mais n’anticipons pas. Lors du premier passage le long de la mer, Jésus prenait l’initiative d’appeler à lui, avant (on l’a vu) d’aller à la rencontre des foules, et dans ce but, avec nous a-t-il semblé l’idée d’être un « nous » qui rencontre un « nous », un pluriel qui rencontre un pluriel. Mais ici, lors du deuxième passage le long de la mer, la foule vient, et il les enseigne. Le but est en quelque sorte réalisé, le double but même : celui de rencontrer les foules (et non de vivre à travers des rencontres d’individu à individu), et celui de porter une parole (et non d’être avant tout un thaumaturge, de faire du merveilleux).

« Et en passant… » où ? On ne sait pas, mais c’est là aussi le mot même avec commençait le premier « passage » en bord de mer, sous la même forme, [paragoon]. Non ce n’est pas un hasard. « Et en passant, il vit Lévi, celui d’Alphée, qui était assis à son bureau de perception… » On ne voit pas très bien ce qu’un tel bureau faisait au bord de la mer ! A moins qu’il ne s’agisse d’une zone portuaire ? Car un publicain peut avoir intérêt à situer ses bureaux là où est l’activité économique. Notons par parenthèse que le nom « Lévi » est chargé, en Israël : c’est tout de même le nom-titre de la « tribu sans territoire », parfois comptée parmi les douze et parfois non, qui est chargée du service du temple et parmi laquelle sont pris les prêtres. Cela aura peut-être quelque écho, mais refermons pour l’instant la parenthèse.

Le « bureau de perception » est le bureau de publicain : Marc ne dit pas que Lévi est publicain, peut-être a-t-il quelque répugnance à le dire aussi frontalement, mais la chose n’en ressort pas moins clairement. Le publicain est une sorte de fermier général, c’est une institution romaine : il verse au trésor de la République Romaine une partie de la somme dont la région vaincue doit payer tribut (somme pour laquelle il s’est engagé, et qui est en général très élevée), et il a le droit en échange de lever son remboursement sous forme d’impôt, au besoin en requérant les forces d’occupation. Inutile de dire que beaucoup de publicains font plus que se rembourser, ce qui est d’ailleurs prévu, c’est leur bénéfice : or il n’y a pas de limite à ce bénéfice. Ce sont par conséquent des personnes de mauvaise réputation, pour plusieurs raisons : parce qu’elles portent atteinte aux biens de chacun, parce qu’elles peuvent user de violence, parce qu’elle collaborent ouvertement avec les forces d’occupation. Cela veut dire aussi qu’avec Lévi, c’est le contexte politique qui s’invite dans l’évangile de Marc.

« Et il lui dit : suis-moi ! Et se levant il le suivit. » La formule de Jésus pour appeler Lévi est plus brève encore que celle utilisée pour Simon et André. Mais elle a pour avantage de montrer l’obéissance immédiate et en tout point par Lévi : -suis-moi, il le suivit. C’est un miroir parfait. Un miroir qui pose une question fascinante : mais qui est ce Jésus pour appeler ainsi et être obéi de cette façon ? Cet aspect des choses était déjà présent dans le premier passage le long de la mer, mais il n’apparaissait pas de manière aussi évidente. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il y ait dans notre texte de réponse à cette question, à proprement parler. Mais Marc nous dépeint avec beaucoup de puissance l’attrait qu’a pu exercer son héros, et la brièveté même de son texte le met extraordinairement en valeur.

Une autre question se pose néanmoins, à laquelle il va bien falloir trouver réponse : c’est la raison qui a pu pousser Jésus a appeler précisément celui-là ! Nous avons cru comprendre, lors du premier passage le long de la mer, que les appels à le suivre avaient pour but d’être un groupe qui aille à la rencontre des foules, d’entrer par un réseau de relations en contact avec d’autres réseaux de relations. Or le choix présent, avec ce que nous avons essayé de décrire, risque fort de compromettre ce projet ! En effet, le métier exercé par Lévi n’est pas « rassembleur », comme on dit aujourd’hui, il provoque plutôt la répulsion. Pourquoi Jésus prend-il donc un tel risque ? Pourquoi risquer de diviser, là où l’on veut rassembler ?

La réponse ne tarde pas à être esquissée. « Et il arriva qu’il (=Jésus) était couché à table dans sa (=Lévi) maison, et de nombreux publicains et pécheurs étaient à table avec Jésus et ses disciples ; en effet, ils étaient aussi nombreux à le suivre« . Ce que Marc dessine aussitôt après constitue en fait une explication : par Lévi, Jésus a pu rejoindre un autre public. Jésus avait appelé Simon et André, en premier, et arrivés à Capharnaüm, ceux-ci l’avaient accueilli dans la maison familiale, lui et Jacques et Jean. De même ici, dans la suite de l’appel de Lévi et du choix de celui-ci de répondre positivement, Jésus se retrouve chez Lévi, et mange à table avec lui, un de ces repas où l’on mange mi-couché à l’antique. Mais déjà ils ne sont plus seuls : si les autres disciples de Jésus sont nommés (« avec Jésus et ses disciples« ), ce sont surtout d’autres comme Lévi qui sont à table.

Le repas est toujours signe et vecteur de communion : Lévi seul a été appelé (contrairement aux « paires » Simon-André et Jacques-Jean), mais c’est bien pour aller vers d’autres, pour en rejoindre d’autres, et parmi ces autres, « ils étaient aussi nombreux à le suivre« , c’est-à-dire à répondre aux aussi à l’injonction « suis-moi » de Jésus. Ils l’ont compris comme s’adressant aussi à eux, peut-être parce que cet appel est si fort dans l’inattendu qu’il représente, qu’il leur paraît s’adresser nécessairement à tous ceux qui sont habituellement mis « dans le même paquet » que Lévi. Jésus n’a donc pas en soi opéré la division en adressant son appel à rejoindre son « nous » à une personne telle que Lévi, au contraire il a encore augmenté l’étendue de son audience.

N’oublions pas de noter encore un détail du texte, avant d’aller plus loin : ceux qui ont rejoint la table sont désignés par Marc par une locution, « de nombreux publicains et pécheurs« . Il n’y a pas « de nombreux publicains » d’une part, et « de nombreux pécheurs » d’autre part, le déterminant grec [polloï] (traduit par « de nombreux » ou « beaucoup de ») ne se trouve qu’une fois. Il y a dès lors de fortes chances pour que le « et » soit explicatif : ils sont réputés pécheurs parce que publicains. Ce sont les mêmes, et non deux groupes distincts. Ce qui fait apparaître « pécheurs » moins comme une catégorie morale individuelle que comme une catégorie sociale : ce sont ceux qui sont exclus du peuple. L’appel de Lévi et ses conséquences montre donc une chose très importante, c’est la vison que Jésus a de ce fameux peuple. A son avis, le peuple inclut tous ceux-là. Quand il va à la rencontre (rappelons-nous les textes sur le baptême de Jésus) du peuple exilé qui revient vers son dieu, Jésus va aussi à la rencontre des « pécheurs », ceux qui sont réputés (par d’autres, mais pas par lui) ne pas faire partie de ce peuple, ne pas ou ne plus y être comptés.

Michelangelo Merisi dit Le Caravage, La Vocation de Saint Matthieu (1599), Huile sur toile 322 x 340, Chapelle Contarelli, San Luigi dei Francesi, Rome

Mais voici une suite qui, pour le coup, n’était pas dans le premier passage au bord de la mer, mais qui rappelle plutôt ce qui s’est passé dans le texte que nous avons lu la semaine passée, avec le paralysé passant par le toit : « Et les scribes des pharisiens, voyant qu’il mangeait avec les publicains et pécheurs, dirent à ses disciples : Quoi ? Il mange avec les publicains et pécheurs ? » Ce sont ceux qui étaient assis à portée de vue de la maison de Simon quand son toit fut percé, qui sont encore là et voient. Leur désignation se fait plus précise, plus seulement « les scribes« , mais « les scribes des pharisiens« , sous-entendu « du parti des pharisiens« . Ce n’est plus seulement leur fonction de « gardiens et scrutateurs de la loi » qui est ici mentionnée, mais aussi et surtout leur tendance religieuse.

Cette tendance, que nomme ici Marc pour la première fois, est nommée d’après son point central, la haie. Après l’exil, dans l’exil même, des laïcs pieux ont vu la défaillance des prêtres, ils ont observé la compromission avec d’autres peuples, d’autres pratiques, d’autres conceptions, et ils ont mesuré le risque de dilution du peuple. Ces laïcs ont adopté une « religion du cœur », avec pour principe que c’est dans le cœur de chacun des membres du peuple que doit se dresser un haie pour maintenir la séparation avec les autres peuples. La sainteté (le fait d’être « à part ») consiste en cette séparation ; et la « haie » qui réalise cette séparation consiste en une multiplication des règles et prescriptions domestiques que chacun doit garder pour rester personnellement « à part », et donc membre du peuple saint du dieu saint. Pour ceux-là, et Marc saisit sur le vif leur indignation, manger avec les publicains-et-pécheurs, c’est franchir la haie, c’est briser le mur de séparation, c’est détruire la sainteté du peuple fidèle.

Le risque pris par Jésus, que nous nommions tout au début, n’est donc pas tout-à-fait évité. Si les disciples qu’il a déjà n’ont pas refusé de manger eux aussi avec les publicains-et-pécheurs, et ont donc suivi Jésus dans cette conception large du peuple, voilà maintenant des scribes des pharisiens qui ne le suivent pas, qui ne s’accordent pas avec sa conception du peuple mais s’en indignent au contraire ! Et ce n’est pas un hasard s’ils s’adressent justement à Simon, André, Jacques et Jean (et peut-être déjà d’autres, par ce temps-ci ?) : ce sont eux, l’enjeu. Et Marc ne dit rien des foules : où vont-elles pencher ? Mais si ce trublion qu’est Jésus s’est déjà affranchi des cadres que sont la synagogue et le sabbat (les synagogues sont les assemblées hebdomadaires disséminées à travers le territoire, qui se sont répandues après l’exil justement à l’instigation des pharisiens, sans faire concurrence au Temple unique à Jérusalem, mais pour favoriser la stimulation religieuse de chacun des membres du peuple), il ne faudrait pas maintenant qu’il s’affranchisse de cette haie qui est pour ceux-là capitale, rempart contre la dilution du peuple…. La question n’est pas datée, elle demeure d’une actualité brûlante à travers toute l’histoire. Aujourd’hui encore, les tenants de l’Eglise-forteresse, rempart contre les errements du monde d’aujourd’hui, ne s’accordent pas avec ceux qui tiennent plutôt pour une Eglise-pour-le-monde, accueillante à ses évolutions et cherchant sans cesse à le rejoindre…

« Et entendant, Jésus leur dit : ils n’ont pas besoin, les forts, du médecin, mais ceux qui vont mal : je ne suis pas venu appeler des justes mais des pécheurs. » Jésus ne laisse pas sans réponse cette réaction des « gardiens de la lettre », il entre dans le débat. Et il le fait par une analogie. L’image qu’il présente d’abord fait jouer deux groupes et une fonction : des bien-portants, des gens qui vont mal et un médecin. On comprend qu’il reprend à son compte l’idée des deux groupes, qui vont être immédiatement désignés « en vrai », les justes et les pécheurs, c’est-à-dire dans la conception de ses interlocuteurs ceux qui sont comptés dans le peuple saint et ceux qui en sont exclus. Mais l’image du médecin est une autodésignation explicative. La fonction invoquée eût-elle été celle de juge, elle aurait entraîné séparation, car le juge est chargé de trancher (et l’image de Salomon est parlante -mais n’est pas dans ce texte) ; le médecin est chargé de secourir : il n’ignore pas les différences de condition, les différents états des uns et des autres, mais loin de se tenir à distance, il s’approche de ceux qui vont mal en priorité, il est là pour eux, il est fait pour cela. Et telle est l’interprétation qu’il donne à présent de son rôle.

C’est renvoyer aux scribes des pharisiens la question de la suite : une fois le constat fait qu’il y a des personnes qui ne sont pas « dans la norme », que fait-on ? En reste-t-on là ? Est-ce figé pour toujours ? Ou faut-il chercher un moyen pour que cette situation actuelle change ? S’ils tranchent en juges, que se passe-t-il après ? Quelle fonctions vont-ils adopter en conséquence ? Lui, en tous cas, a choisi la fonction « médecin », pour faire évoluer la situation. A ce point, Jésus ne remet pas en cause la norme dont usent les scribes-juges, il interroge leur attitude et leur responsabilité. S’ils agissent en responsables du peuple, ce que Jésus ne leur conteste pas un instant, il faut aussi réfléchir à l’après, construire l’avenir. Peut-on se contenter d’un peuple divisé ?…

Je voudrais revenir, en annexe et pour finir, sur le plan que dessine Marc par l’écho de ses textes entre eux. Il semble que nous ayons ici deux textes en miroir qui se passent au bord de la mer et appellent des personnes individuelles. A l’intérieur de ce cadre, deux autres texte se font face : d’une part une première entrée à Capharnaüm avec un homme enjoint de quitter son mauvais esprit pour se rendre accessible au message porté par Jésus, d’autre part une deuxième entrée à Capharnaüm avec des hommes qui cette fois restent sur leur quant-à-soi. A l’intérieur encore un troisième cadre, formé par une action contre des maux : la guérison de la belle-mère de Simon, puis de nombreux malades et classés « possédés » de la ville dans un premier temps, un lépreux classé « impur » d’autre part. Au centre de tout cela, un Jésus qui se ressaisi dans l’intimité de son dieu et choisit résolument d’aller à la rencontre de tous porter prioritairement la parole. Voilà peut-être le Jésus que Marc veut d’abord construire dans l’esprit de ses lecteurs.

S’affranchir des cadres (Mc.2, 1-12)

01 Quelques jours plus tard, Jésus revint à Capharnaüm, et l’on apprit qu’il était à la maison. 02 Tant de monde s’y rassembla qu’il n’y avait plus de place, pas même devant la porte, et il leur annonçait la Parole. 03 Arrivent des gens qui lui amènent un paralysé, porté par quatre hommes. 04 Comme ils ne peuvent l’approcher à cause de la foule, ils découvrent le toit au-dessus de lui, ils font une ouverture, et descendent le brancard sur lequel était couché le paralysé. 05 Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : « Mon enfant, tes péchés sont pardonnés. » 06 Or, il y avait quelques scribes, assis là, qui raisonnaient en eux-mêmes : 07 « Pourquoi celui-là parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui donc peut pardonner les péchés, sinon Dieu seul ? » 08 Percevant aussitôt dans son esprit les raisonnements qu’ils se faisaient, Jésus leur dit : « Pourquoi tenez-vous de tels raisonnements ? 09 Qu’est-ce qui est le plus facile ? Dire à ce paralysé : “Tes péchés sont pardonnés”, ou bien lui dire : “Lève-toi, prends ton brancard et marche” ? 10 Eh bien ! Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a autorité pour pardonner les péchés sur la terre… – Jésus s’adressa au paralysé – 11 je te le dis, lève-toi, prends ton brancard, et rentre dans ta maison. » 12 Il se leva, prit aussitôt son brancard, et sortit devant tout le monde. Tous étaient frappés de stupeur et rendaient gloire à Dieu, en disant : « Nous n’avons jamais rien vu de pareil. »

Au terme de cette section de son œuvre, Marc a commencé de nous dresser un portrait de Jésus. Et le message qu’il nous a fait passer pour finir, c’est que l’opposition que pouvait rencontrer celui-ci n’était pas tant dans les maux dont il peut délivrer les humains, que dans les décisions de ceux-ci, dans les choix qu’ils font -ou pas- de lui obéir, ou du moins d’entrer avec lui en consonance ou pas. Dans la nouvelle section que nous commençons aujourd’hui, c’est plutôt à une réflexion sur cette opposition que Marc va nous conduire : en quoi elle consiste, comment le Maître s’y prend face à elle, sur quel terrain elle se joue, etc.

« Et rentré à nouveau dans Capharnaüm après quelques jours, il se dit qu’il était à la maison.« C’est une suite que conte Marc : Jésus est sorti de Capharnaüm pour rester fidèle à sa mission, il est allé parcourir tout le pays alentour, et maintenant il rentre. Mais c’est aussi une scène qu’il rejoue : on ne peut pas ne pas penser à l’entrée précédente à Capharnaüm, celle où le petit groupe de Jésus et des quatre va les sabbats à la synagogue, et où l’une de ces fois un homme est invité à quitter le mauvais esprit qu’il manifeste. Et donc les ressemblances et les différences avec la scène ainsi ré-évoquée vont être d’importance primordiale. Notons l’expression « à la maison« , qui montre que Simon et André ne plaisantaient pas en invitant Jésus chez eux. Ils ne lui ont pas offert une hospitalité d’un soir, ils lui ont offert une vraie « base-vie », un lieu repère. Et Jésus ne refuse pas, au contraire, d’avoir aussi des temps pour souffler, des temps de plus faible intensité. Mais le bouche à oreille est décidément une grande spécialité de Capharnaüm, et voilà que la nouvelle se répand déjà.

« Et nombreux [furent ceux qui] se rassemblèrent de sorte que nul ne trouvait plus place devant la porte… », on pourrait croire être revenu à la situation précédente, avec tous ces Capharnaümiotes massés devant la porte, mais Marc cette fois ne nous laisse deviner aucun malade. Peut-être sont-ils juste heureux d’être avec leur « grand homme », peut-être veulent-ils d’abord comprendre pourquoi il a quitté la ville, s’il était fâché ? Mais Marc enchaîne tout de suite avec la réaction de Jesus à ce rassemblement, qui n’est ni de l’ignorer, ni de le disperser, ni de le supporter avec patience, mais bien d’être tout de suite actif, dans le sens qu’il choisit cette fois : « … et il leur disait la parole. » Il re-commence, comme il avait commencé à sa première venue, mais cette fois sans attendre le sabbat, sans se rendre à la synagogue. Voilà qui éclaire rétrospectivement ces deux points : ils n’étaient pas l’essentiel pour lui, et ne représentaient sans doute qu’une opportunité. Il est allé, à plusieurs, là où il pouvait rencontrer les gens à plusieurs ; et maintenant que cela se produit plus spontanément, sans ces cadres, ces cadres ne sont plus nécessaires. Ce qui compte pour lui, simplement, c’est de « dire la parole ». Mais ces cadres vont devenir précisément la question…

Et voilà qui fait événement : « Arrivent des gens qui lui amènent un paralysé, porté par quatre hommes. Comme ils ne peuvent l’approcher à travers la foule, ils découvrent le toit au-dessus de lui, ils font une ouverture, et descendent le brancard sur lequel était couché le paralysé. » Certains n’ont pas oublié la séance de guérisons, et les voilà quatre porteurs pour un paralysé. Belle solidarité, construite : il a fallu se mettre d’accord, s’organiser, se libérer, se donner rendez-vous … pas si simple. Et l’on voit très bien leur problème devant la foule compacte, eux qui constituent un volume certain, et pas si manœuvrable ! Ils sont dans la même situation que nos véhicules de secours arrivant dans un bouchon de circulation. Et avec la même détermination sans doute, ils imaginent un moyen compliqué mais efficace : passer par le toit. On imagine que le paralysé n’en menait pas large quand on hissait le brancard sur le toit (un toit-terrasse ?), ou quand, celui-ci percé de façon suffisamment large, on l’a descendu à l’intérieur.

Si nous nous plaçons maintenant du point de vue de Jésus (et c’est ce que Marc va faire), l’expérience est extraordinaire : il est en train d’annoncer le royaume des cieux, et c’est précisément des cieux que descend maintenant un brancard portant un paralysé ! Ce n’est pourtant pas cet aspect des choses que souligne Marc, mais plutôt ce qu’une telle action suppose chez ceux qui la font : « Et Jésus voyant leur foi… » Il voit la concertation, le soin mutuel, la ténacité devant les obstacles, la persévérance, la confiance mutuelle des uns envers les autres, la conviction aussi que le jeu en vaut la chandelle. Il me semble que c’est tout cela que Marc appelle « leur foi ». C’est un ensemble bien plus construit que la démarche incertaine et spontanée du lépreux, aux fâcheuses conséquences.

« Et Jésus voyant leur foi dit au paralysé : enfant, les péchés te sont pardonnés. » Je me demande ce qu’ont pensé les intéressés ! A priori, le paralysé et ses porteurs sont venus pour une guérison. Mais ce qui leur est dit en tout premier, c’est ce qu’obtient leur attitude, que nous avons précédemment décrite. Littéralement, « enfant, tes péchés sont relâchés ». C’est un énoncé, neutre. Presque un constat. Il n’y a pas un mot qui relève de la première personne du singulier : tout est à la troisième (il s’agit donc d’un « autre », ni « moi », ni « toi »), qui plus est le verbe est au passif, autrement dit son vrai sujet n’est pas énoncé. C’est comme si cet homme, qui annonce la parole du royaume, mettait une parole sur ce qu’il voit du royaume chez ceux-là qui ont adopté une telle attitude et fait une telle action. Ils se sont libérés des péchés. Ce qui les a guidé, ce qui les a inspiré (ou peut-être celui qui), les a libéré des fausses pistes, des faux-semblants, des erreurs de visée (ce que veut dire le mot [amartia], que nous traduisons par « péchés »). Une droiture s’est dessinée pour eux, ils l’ont dessinée, qui les a libérés. Lui met des mots dessus. Ce qui m’étonne le plus, là-dedans, c’est le mot [teknon], « enfant » : pourquoi l’appeler ainsi ? Et pourquoi seulement lui, alors qu’ils étaient bien cinq, solidaires, et que cela est essentiel à leur démarche et à leur droiture ? Si quelqu’un a une idée… Peut-être une suggestion quant à l’origine de leur inspiration : en lui laissant libre cours, ils se sont laissés engendrer d’en-haut ? Peut-être aussi la suggestion qu’à cinq, unis par cette démarche, ils sont un seul enfant ? Possible…

En tous cas, il dit cela, et rien d’autre. Il dit cela d’abord, il n’avance pas la main, il ne fait aucun geste de guérison. Personne ne dit qu’il ne va pas le faire dans un second temps, mais il n’y a aucune avancée en ce sens. On voit que le Jésus de Marc n’aime pas le spectaculaire, il « dit la parole » et s’il peut, s’en tient là.

Mais d’autres personnages apparaissent ici pour la première fois : « Or il y avait quelques uns des scribes assis là et en train de calculer dans leur cœur : quel individu parle ainsi ? Il blasphème : qui peut délier les péchés sinon le dieu unique ? » C’est étrange qu’ils soient assis là : on ne les a pas vu dans les synagogues ! Il me semble que Marc nous suggère, avec sans doute un raccourci temporel, que l’affranchissement des repères (synagogue, sabbat) par Jésus a éveillé déjà un soupçon chez ces « gardiens de la lettre », et peut-être bien qu’ils sont venus se mêler à la foule pour « garder un oeil » sur cette parole qui s’énonce désormais hors-cadre. D’ailleurs, ils ne se mêlent pas vraiment : « assis là » suggère plutôt qu’ils sont à proximité, et avec l’attitude officielle de leur autorité enseignante. Ce soupçon a priori grandit en leur cœur (Marc écrit d’ailleurs au pluriel « dans leurs cœurs », comme s’ils en avaient plusieurs, ou comme s’il était chez chacun divisé), si bien qu’ils « recroisent les pensées » [dialogidzoménoï] en eux-mêmes et croient avoir entendu un « je te pardonne tes péchés », là où nous avions lu une simple énonciation à la troisième personne. 

     « Et Jésus connaissant aussitôt par son esprit qu’ils agitaient ces pensées de cette manière en eux-mêmes (ou « dans leur esprit »), leur dit : pourquoi agitez-vous ces pensées dans vos cœurs ? Qu’est-ce qui est le plus à portée, dire au paralysé tes péchés sont déliés, ou dire debout et prends ton grabat et marche ?… » La parallèle avec la première entrée à Capharnaüm est évident : ce sont les scribes, cette fois, qui sont dans un mauvais esprit. Ce n’est pas cette fois un mauvais esprit d’apeuré, de quelqu’un qui craint le dérangement provoqué par la parole de Jésus, mais un mauvais esprit de raisonneurs, et le mot revient trois fois avec insistance. Pour ceux-là il faut un raisonnement, et c’est ce qu’il fait.

     Il s’agit d’un raisonnement a fortiori, dont le but est « que vous sachiez que le Fils de l’homme a, sur la terre, le pouvoir de délier les péchés ». C’est la première fois que Jesus s’empare de ce titre, celui d’un être céleste envoyé sur la terre. Et il revendique d’être cela, de disposer dans la cour céleste de ce pouvoir effectivement divin (délier les péchés), mais d’en disposer aussi « sur la terre ». Ainsi, à la contestation intérieure des scribes, Jesus oppose une révélation, celle d’un statut céleste et d’une puissance assortie. Et l’on comprend que la guérison qu’il opère n’est pas d’abord une compassion mais ce qui invite les scribes, comme l’homme de la synagogue, à sortir de leur mauvais esprit.

     Mais à la différence de la première entrée à Capharnaüm, le dénouement reste ici en suspend. Le paralysé se lève, prend son brancard et rentre chez lui ; la foule est dans l’admiration « Nous n’avons jamais rien vu comme cela » ; mais les scribes ? On ne les voit pas quitter leur « mauvais esprit », et le lecteur attentif devine que la vraie opposition est désormais là, et que l’affrontement ne fait que commencer.