20 Alors Jésus revient à la maison, où de nouveau la foule se rassemble, si bien qu’il n’était même pas possible de manger. 21 Les gens de chez lui, l’apprenant, vinrent pour se saisir de lui, car ils affirmaient : « Il a perdu la tête. »
Marc continue de nous raconter, ou de nous exposer à travers un récit, comment Jésus s’adapte et réagit à la nouvelle situation, que je rappelle brièvement : suite à une guérison un jour de sabbat dans un synagogue, les Pharisiens ont pris contact avec leurs adversaires les Hérodiens afin de faire disparaître Jésus. Celui-ci s’est en conséquence « retiré » du milieu urbain et peuplé pour rester près de la mer. Mais ce sont des foules considérables qui se sont alors mises en marche, depuis toutes les directions (le grand sud, l’ouest, le nord), pour le voir, avec des dispositions peu en correspondance avec ses propres intentions : plutôt que de venir écouter sa parole, beaucoup veulent se délivrer de leurs maux en le touchant, et d’autres se prosternent devant lui avec ostentation, lui donnant des titres ambigus et l’idolâtrant plutôt, des titres qu’il n’a pas choisis. Ainsi, en plus du danger menaçant de la part des hommes au pouvoir, ceux qui se rassemblent autour de lui représentent eux aussi un danger. Celui-ci est double : celui de dénaturer sa mission, et celui, physique, de l’écraser. Les foules considérables que signale Marc par une expression assez lourde (« une multitude nombreuse« , « une nombreuse multitude) ne se contrôlent pas : aussi bien peuvent-elles, par un mouvement général d’enthousiasme ou de peur, conduire à l’étouffement ou à l’écrasement de bien des personnes, aussi bien communiquent-elles des uns aux autres des rumeurs, des pratiques, des attitudes, qui s’installent d’autant plus vite qu’elles produisent avec elles une impression majoritaire.
La première réaction de Jésus, on l’a vue dans le dernier passage, a été de se retirer dans un environnement géographique moins aisé, dans la montagne, et d’y constituer un groupe, les « Douze« , qui doit multiplier sa présence en même temps que mieux représenter avant tout sa mission et sa fonction plutôt que sa personnalité : une manière de répondre tant à l’afflux considérable de population qu’à l’ambiguïté de son approche. J’ai dit la semaine dernière que cette initiative de Jésus supposait de la part de ceux choisis pour être membre des »Douze » une vraie désappropriation. Je voudrais insister sur ce point plus que je ne l’ai fait : cette désappropriation est d’abord celle de Jésus.
Elle prend chez lui deux formes : d’une part, il ne résiste pas aux nouvelles conditions qui lui sont faites, il n’essaye pas de rentrer en discussion avec les Pharisiens et les Hérodiens, et il n’essaye pas non plus de contrôler les foules, mais cherche au contraire comment poursuivre sa mission dans les nouvelles conditions. D’autre part, il se désapproprie de sa mission en la confiant avec pleins pouvoirs à d’autres que lui. Il ne s’en défait pas, il en demeure porteur, mais il ne sera plus le seul à la porter. Ce n’est pas qu’elle soit désormais « portée par un collectif », car ce n’est pas collectivement qu’ils vont proclamer la parole ou chasser les démons : le principe d’unité de ces treize (douze plus Jésus) est l’identité de la mission ; mais elle est portée par chacun personnellement avec plein pouvoir. Jésus veut clairement détacher sa mission de sa personnalité : avec ces dispositions, on pourra le trouver dans chacun des treize de la même manière, et l’on cessera ainsi de le chercher en l’idolâtrant, de le chercher parce que c’est lui. Il veut qu’on cherche en lui la parole qu’il porte et la vie qu’il renouvelle (ou du moins ce qui délivre de ce qui fait obstacle à la vie). Mais la dépossession va pour lui plus loin encore, car en suscitant douze autres lui-même, il peut aussi bien susciter douze concurrents. Le risque est réel, si l’on y réfléchit un peu, et la suite va montrer à quel point Jésus reprend vite l’un ou l’autre de ces douze quand ils risquent de rentrer en concurrence.
J’ai voulu insister à nouveau sur ce point, parce qu’il me semble que notre époque regorge de « sauveurs », de personnes qui pensent être investies d’une mission spéciale et l’exercent d’une manière toute personnelle, rapportant tout à soi au nom d’un « charisme » qu’elles auraient, ce qui prête à tous les abus qu’hélas on connaît. C’est vrai dans l’Eglise, et c’est vrai aussi dans l’ensemble de la société. Savoir détacher les autres de soi, et notamment en confiant à d’autres et partageant avec d’autres nos responsabilités me paraît ici une leçon majeure. De même qu’accueillir une responsabilité donnée non pas comme un hommage rendu à ses propres capacités mais comme une invitation à une attitude d’appropriation humble et à entrer dans un partage de mission. Mais il est temps de revenir à notre passage d’aujourd’hui.
« Et il vient à la maison : … » La montagne n’était qu’un moment, un choix temporaire. Le temps du recul avant de se réinvestir, de revenir au contact. Pas question de rester dans un « splendide isolement », Jésus au contraire affronte le danger et les ambiguïtés de la situation. Il n’attend pas que les choses changent pour venir, il vient pour que les choses changent. Mais il vient « à la maison« , sans doute celle de Simon et André où l’hospitalité lui a été offerte et dont il a fait son point de chute. Dans le premier grand chapitre de Marc, on avait la séquence bord de mer – synagogue – maison ; dans ce nouveau grand chapitre, on a la séquence synagogue – bord de mer – montagne – maison. Comme si les choses reprenaient leur cours.
« … et la foule se rassemble à nouveau, au point qu’il ne leur était pas possible de manger aucune nourriture. » De nouveau, la foule. Les choses ont bien repris leur cours, là aussi. Dans le premier grand chapitre, à la maison, Jésus avait guéri la belle-mère de Pierre dans l’intimité familiale, et c’était le soir que la première foule s’était rassemblée. Maintenant c’est immédiat. Mais c’est au point « qu’il ne leur était pas possible de manger aucune nourriture. » Ce « leur » est bien un pluriel, il semble indiquer l’ensemble des habitants de la « maison » : ils sont tous perturbés dans leur vie quotidienne à cause de la foule, la gêne nouvelle qui atteint Jésus atteint aussi ceux avec qui il se trouve. Et cette gêne atteint des besoins vitaux, plus possible de prendre la moindre nourriture. Pourquoi ? Marc ne donne pas d’exemple des causes, il n’évoque que la conséquence, une parmi d’autres sans doute mais particulièrement illustrative de ce qu’entraîne désormais la présence constante de cette foule.
Que peut-il bien se passer ? J’imagine au-dehors des gens qui appellent : qui appellent Jésus, qui appellent ceux qui habitent là (car on connaît les habitants) afin qu’ils jouent sur lui de leur influence. J’imagine des sans-gênes qui entrent par la porte sans avoir été invités et qu’il faut reconduire, j’imagine des petits malins ou des resquilleurs qui entrent par une fenêtre (certains avaient bien descendu un paralysé par le toit !). J’imagine des cris mécontents parce qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent, j’imagine des cris d’impatience parce qu’on ne s’occupe pas d’eux encore, j’imagine des cris de protestation à cause de bousculades, j’imagine le sentiment de siège qui envahit les habitants de la maison…. Plus moyen de sortir faire des courses, plus moyen de se poser simplement, plus moyen de se reposer.
« Et entendant, ceux qui étaient avec lui sortent se saisir de lui ; car ils disaient : il n’est plus lui-même ! » Ceux qui étaient avec lui, ce peuvent être tous ceux de la maison. Il me parait difficile de traduire « ceux de chez lui« , dans la mesure où il n’est pas chez lui, justement, mais chez Simon. Mais les [par’ aoutou] désignent souvent des proches au sens familial. On a donc deux sens possibles : soit que des personnes dans la maison sortent dans la foule (où sans doute il se trouve) pour le faire rentrer, soit que des membres de sa famille (dont Marc ne nous a jusqu’à présent pas dit un mot) sortent de chez eux et viennent, ayant entendu dire ce qui se passait autour de lui, pour le ramener chez eux, à Nazareth ou ailleurs. Je ne sais pas trancher. Et je ne sais pas si Marc veut que l’on tranche.
En revanche, le mot qu’il choisit pour parler de leur action est bien le verbe [kratéoo], qui signifie d’abord une action de force, une prise de pouvoir (c’est le mot qu’on retrouve dans autocratie, démocratie, ploutocratie, etc.). Ils contraignent et forcent Jésus à changer de lieu, alors que lui est venu là en toute conscience, comme les éléments précédents du texte nous permettent de le penser. C’est un nouveau degré atteint dans la nouvelle situation : Marc nous a d’abord donné à voir un Jésus qui fait ce qu’il veut et comme il veut, avec une liberté souveraine. Et là, les contraintes se multiplient, jusqu’à cette contrainte physique exercée par d’autres qui estiment en avoir le droit. Notons qu’il ne résiste pas non plus à cette contrainte-là !
La raison invoquée est « il n’est plus lui-même ! » En grec, cela tient en un seul mot, comme une raison lancée à la cantonade, en pleine foule, pour justifier son action. [éxéstè], du verbe [éxistémi], joint le préverbe [éx-] (hors de, en dehors de) au verbe [istémi], se dresser, se tenir debout, fixer. Il s’agit de s’écarter (de la route), de s’éloigner, de perdre la raison, d’être changé, de se déboîter… On voit l’idée de ne plus tenir sa place, de ne plus être soi-même, d’être rendu méconnaissable par des propos ou des attitudes. Marc a déjà utilisé ce verbe à propos des foules, justement, quand elles ont vu le paralysé se lever, prendre sa civière et rentrer chez lui : ils étaient tous « pas eux-mêmes et rendaient gloire à dieu… » Evidemment, dans ce cas-là, Marc suggérait que ce dont ils venaient d’être témoin opéraient chez eux un déplacement énorme, un vrai changement de repère. Mais ici, associé à un acte de puissance (en quoi consiste de se saisir de Jésus pour l’emmener), le propos est bien moins positif et laisse plutôt entendre que par sa faute, les choses prennent des proportions anormales et non souhaitables. C’est un reproche qui lui est fait sous couvert de fournir une excuse à son exfiltration -car c’est bien d’exfiltration qu’il s’agit.
Autrement dit, nous allons avec Marc plus avant dans la complexité de la situation concrète de Jésus dans son ministère, de tout ce qu’il doit affronter en même temps. Mais il me semble que cela nous fait aussi réfléchir sur le thème de « protéger« . Qu’il s’agisse en effet des personnes dans la maison ou de membres de sa famille, ceux qui viennent se saisir de Jésus le font certainement pour le « protéger » : constatant le danger que représentent désormais pour lui les foules, danger d’écrasement mais aussi danger pour sa survie biologique puisqu’il n’a même plus le temps de manger, ils viennent l’arracher à cette menace. Mais c’est en imposant leur force, en agissant en maître. Ce faisant, ils l’empêchent de force de faire à sa manière, consciente et délibérée, comme nous avons pu le constater déjà. Il se laisse faire, apparemment, mais cela fait apparaître l’ambiguïté qu’il y a aussi à vouloir « protéger » : on ne peut éviter à quelqu’un tous les dangers, toutes les menaces. En voulant éviter à Jésus une menace, ils en deviennent une autre, faisant obstacle à ce qu’il a décidé et à la nouvelle manière qu’il est en train de construire d’exercer sa mission. Et il en va ainsi dans toutes les « protections » que nous prétendons exercer : elles sont toujours un acte de puissance, et par là constituent une menace, que nous le voulions ou non.
Avertir, c’est-à-dire user de la parole, est tout différent : on ouvre une conscience, on fait part de la lumière que l’on a, qui n’est pas toute la lumière, mais la synthèse et la décision restent à celui à qui l’on parle, que l’on veut aider. Et peut-être que le risque de « protéger » est justement celui de ne pas laisser l’autre user au maximum de ses facultés avant tout : on protège un tout-petit dans la mesure où il ne se « rend pas compte », mais dès qu’il comprend, mieux vaut l’avertir, il se « protègera » bien mieux lui-même. Si tous les animaux ont une attitude de protection envers leur progéniture, elle s’exerce toujours dans le but d’assurer leur croissance. La conséquence est que plus la croissance s’opère, moins la protection doit être prégnante, jusqu’à l’effacement, car la vie est un risque quoi qu’on veuille. Et c’est bien notre dignité de prendre des risques, c’est vivre, tout simplement.