L’Ami (dimanche 26 mars)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous voici devant ce récit riche et étonnant de la résurrection de Lazare. J’en ai fait il y a six ans un commentaire général Sortir, et il y a trois ans j’ai commenté la première partie de ce récit, celle où l’on annonce à Jésus la situation de Lazare, Etat de faiblesse. Il conviendrait que je continue avec le deuxième temps de ce récit, celui de la réaction de Jésus une fois reçue cette annonce. L’angle que j’avais choisi était celui de l’aide : comment aider quelqu’un en état de faiblesse ? Je voudrais néanmoins cette fois modifier cet angle, et adopter s’il est possible le point de vue de Lazare lui-même.

« Comme donc il entendit que [Lazare] était en état de faiblesse, alors il demeura au lieu où il était deux jours, ensuite après cela il dit aux disciples : allons en Judée de nouveau. » J’ai déjà indiqué ailleurs que Jean n’utilise pas le mot « malade » à propos de Lazare, mais un mot qui signifie un état de faiblesse, en même temps qu’il suggère une décroissance. Autrement dit, Lazare s’éteint doucement, il s’affaiblit progressivement. Nous savons déjà aussi que Jésus aime Lazare, que celui-ci est le frère de Marthe et de Marie. Jean nous a déjà dit aussi que ce sont ses deux sœurs qui ont envoyé un message à Jésus, d’une justesse parfaite : « Seigneur, vois celui que tu aimes [qui]s’affaiblit« . On ne sait pas si Lazare est au courant de la démarche, ni s’il l’approuve ou la désapprouve : à ce point, c’est comme s’il était déjà hors course.

Sait-il en revanche, après coup, la démarche qui a été faite ? Les deux sœurs ont-elles rapporté à leur frère la démarche qu’elles ont faite, et la réponse de Jésus : « Cette faiblesse n’est pas vers la mort, mais elle est pour la gloire du dieu, afin que le fils du dieu soit glorifié par elle » ? Si non, il n’y a pas de question. Mais si oui, comment a-t-il ressenti et compris une telle réponse ? Car, comme nous l’avons déjà analysé il y a trois ans, cette réponse ne dit pas que Lazare ne va pas mourir : elle dit que cette mort n’est pas le terme ultime de tout. On peut bien sûr, si c’est ce qu’on voudrait entendre, entendre qu’il ne mourra pas, mais ce n’est pas ce qui est dit. Il me semble que cette réponse énigmatique, si elle est parvenue jusqu’à lui, a dû laisser Lazare dans l’incertitude : que va-t-il se passer ? Et puis surtout, qu’est-ce que Jésus va faire ? Car quand on s’adresse à lui, étant donné toutes les choses qu’il accomplit, c’est parce qu’on attend, qu’on espère, qu’il fasse quelque chose.

Mais là, il y a de quoi être totalement déconcerté : « Comme donc il entendit que [Lazare] était en état de faiblesse, alors il demeura au lieu où il était deux jours… » L’insistance un peu lourde de Jean (comme donc… alors…) ne laisse aucun doute sur l’aspect conséquentiel de l’attitude de Jésus. Et c’est bien cela qui est totalement déconcertant : il me semble que quand quelqu’un va mal, la réaction immédiate est au minimum d’aller le, ou la, voir ! Et ici, « il demeura au lieu où il était deux jours« . C’est incompréhensible. Est-ce de la faiblesse ? Car Jésus, il est vrai, est poursuivi par les autorités religieuses, et cette fois-ci d’une façon vraiment efficace et construite. Craint-il pour sa vie ?

En tous cas, notre Lazare ne voit pas venir son ami, il reste seul, il continue de s’affaiblir…. Peut-il ne pas se sentir abandonné ? Sans doute peut-il comprendre que son ami soit retenu ou empêché, le comprendre vraiment, comme quelqu’un qui sait que tout n’est pas possible, et comme un vrai ami qui ne perd pas confiance en son ami. Néanmoins il reste seul avec ses sœurs et sans grand espoir. Il connaît, lui, la dynamique de sa maladie ; il sait, comme le savent tous les « malades », par une intuition profonde que savent écouter les vrais médecins, il sait ce qui lui arrive. Il n’a peut-être personne à qui le dire, et son ami aurait pu être là au moins pour ça. Mais il n’est pas là.

Au bout de deux jours, Jésus « dit aux disciples : allons en Judée de nouveau. » A la bonne heure ! On ne sait toujours pas pourquoi il est resté, car aucune activité ne nous est décrite ni même suggérée, l’incompréhension reste totale. Mais au moins, cette situation a une fin. « Les disciples lui dirent : rabbi, maintenant les Juifs cherchent à te lapider, et tu veux y retourner ? » Eux s’étonnent de ce changement de pied : le risque n’a pas changé. « Jésus répondit : n’y a-t-il pas douze heures dans une journée ? Si quelqu’un circule dans le jour, il ne fait pas de faux pas, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; celui en revanche qui circule dans la nuit fait des faux pas, parce que la lumière n’est pas en lui. » Le rapport entre cette observation générale et l’objection des disciples n’est pas évident. Quand on voit suffisamment clair, on marche correctement, mais quand il fait noir on butte et on risque de tomber : voilà bien une remarque dont, pour juste qu’elle soit, on ne voit pas ici l’utilité.

Et pourtant, à bien considérer cette phrase, il y a un rapport avec l’objection des disciples. Car ceux-ci se sont étonnés du changement de pied de Jésus, de sa décision de retourner en Judée qui vient à l’inverse de sa première attitude qui était de rester là et de n’en pas bouger. Et Jésus parle du passage du jour à la nuit, ou inversement. On pourrait comprendre que s’il ne bougeait pas, c’est qu’il considérait qu’il « faisait nuit » ; et s’il bouge maintenant, s’il marche, c’est qu’il considère qu’il « fait jour » désormais. Quelque chose s’est donc produit qui a fait passer de la nuit au jour, qui autorise désormais de marcher sans faire de faux pas. Quelque chose, mais quoi ?

« Il dit cela, et après cela leur dit : Lazare, notre ami, s’est endormi : mais je me mets en marche afin de le réveiller. » C’est la situation de Lazare qui a changé. C’est bien lui qui est au centre de la préoccupation de son ami. Lazare était dans une situation qui faisait « nuit » pour Jésus, il ne pouvait pas marcher sans risquer le faux pas. Mais maintenant ce n’est plus le cas. Il y a là quelque chose qui nous échappe totalement, c’est ce qui constituait un empêchement pour Jésus. Mais nous avons une certitude, celle que jamais Jésus n’a cessé de penser à Lazare, ni de construire son attitude ou ses choix par rapport à lui. Lazare sait-il que Jésus ne cesse de se positionner par rapport à lui ? J’en doute. Et pourtant c’est le cas. Au Lazare d’aujourd’hui, ce texte vient le dire : même si tu ne le sais pas, même quand tu éprouves surtout son absence, ton Ami désire être avec toi et il est dépendant d’un « jour » ou d’une « nuit » qui lui imposent de se manifester ou pas.

« Les disciples lui dirent donc : seigneur, s’il s’est endormi il sera rétabli ! » Peut-il y avoir meilleur remède au malade que le sommeil réparateur ? « Jésus avait parlé de sa mort, eux croyaient qu’il parlait du repos du sommeil. » Quiproquo complet. « Alors donc il leur dit avec autorité : Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous pour que vous croyiez, si je n’étais pas là ; mais allons à lui ». Lazare est mort, sans son ami, sans l’Ami auprès de lui qui aurait tout changé. Jésus n’a pas fait exprès de ne pas être là, quelque chose l’en a empêché, c’était « la nuit ». Je pense qu’il en est profondément peiné, et ses larmes bientôt le feront voir. Mais « à quelque chose malheur est bon », il trouve tout de même un motif de joie dans cette situation profondément affligeante, c’est que les disciples vont se voir offrir une occasion de renforcer encore leur foi. Mais Jésus veut aller trouver Lazare, même mort.

Pouvons-nous dire que ça ne lui fera ni chaud ni froid ? Une fois mort, on doit être assez indifférent à pas mal de choses… Mais après tout je n’en sais rien, n’ayant jamais été mort. « Thomas appelé Didyme à son tour dit à ses condisciples : allons-y nous aussi pour mourir avec lui. » La perspective de Thomas est assez désespérée : la mort a pour lui un effet diffusif, absorbant. Aller trouver Lazare mort, c’est une folie que Jésus fait et où il va laisser sa propre vie (puisqu’il est recherché dans le but de le faire mourir), la mort de l’un va entraîner la mort de l’autre… alors qu’elle entraîne aussi celle des disciples, et ainsi tout le monde sera mort. Il ne lui vient pas à l’idée que c’est la vie qui pourrait se diffuser à partir de Jésus.

Peut-être est-ce révélateur de la manière dont nous envisageons la mort, comme une puissance ultime et souveraine, que rien ne peut arrêter ni contester. Lazare, lui, est mort dans la confiance envers son Ami, même si c’est dans l’ignorance des raisons qui l’empêchaient d’être là et ne faisaient pas obstacle à sa mort. Mais il faut que la puissance de Jésus soit bien autre, pour que même cela ne l’arrête pas dans son élan. Ce « mais allons à lui » final de Jésus est tout sauf banal. Il va aller à Lazare, jusqu’à Lazare. Pas jusqu’au tombeau de Lazare, ni jusqu’au corps de Lazare, mais jusqu’à Lazare. Son élan va à lui, et le rejoint. Et c’est ce qui va être la vie de Lazare.

Surpris par la nouveauté (dimanche 19 mars)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous parlions il y a peu, mon ami et moi, de guérisons. Je disais que dans les évangiles, il y a toujours quelqu’un pour demander la guérison : soit l’intéressé, soit quelqu’un de son entourage ; et que si ce n’est pas clair, Jésus faisait dire à l’intéressé ce qu’il voulait. Je m’étais trompé : voilà un épisode dans l’évangile de Jean où quelqu’un est guéri sans avoir rien demandé ! J’ai eu l’occasion de commenter deux fois déjà ce texte magnifique, une fois en examinant la notion de « péché » qui s’y trouve présente, « Maintenant vous dites que nous voyons, votre péché demeure », et une fois en m’attachant à la première partie du texte, celle qui conduit à ce nouvel état où l’homme voit, Le regard et l’action.

Faisons une remarque tout de suite : la guérison physique de cet homme aveugle-né intervient au verset sept d’un texte qui en compte quarante et un ! C’est dire si notre texte n’est pas tout-à-fait un récit de guérison, l’intention de Jean est ailleurs, manifestement. Reste pourtant que cet homme n’a rien demandé, à aucun moment. Et à aucun moment ne s’adresse-t-on à lui pour lui demander ce qu’il veut, ce qu’il désire, ce qu’il souhaite. Voilà qui est tout de même bien étrange…Si l’on pense à la guérison de l’aveugle de Jéricho, (par exemple Mc.10,46-52), Bartimée l’aveugle crie haut et fort quand il entend que c’est Jésus qui passe, et même quand on essaye de le faire taire. Son cri est assez général, « Aie pitié de moi fils de David !« . Et c’est Jésus qui, lui demandant d’être plus précis, « Que veux-tu que je fasse pour toi ?« , le pousse à oser dire « Rabbouni, fais en sorte que je re-voie ! -Va, ta foi t’a sauvé.« 

Mais mettons-nous maintenant à la place de cet homme aveugle-né : il est né comme cela, il n’a jamais connu la lumière, il ne sait pas ce qu’est une couleur, son esprit ne se représente pas une forme par le biais de contours aperçus à distance, seulement de contours « ressentis » au toucher, de près. Il reconnaît les autres à leur voix, l’univers est pour lui un monde de sons, d’odeurs, de sensations. Pour cet homme, cette perception du monde est la normalité, il n’a pas d’expérience autre. Bartimée demande de voir à nouveau, il se souvient de ce qu’il a perdu, il est depuis le déclenchement de sa cécité en état de manque. Rien de tel pour notre homme aveugle-né. Alors je pose la question : que pourrait-il bien demander ?

On peut même se demander ce qu’il peut bien penser en entendant la discussion qui se déclenche autour de lui à son propre sujet : pourquoi l’évocation d’un péché de lui-même ou de ses parents ? Pour quelqu’un qui vit « normalement » depuis tout petit, la question doit paraître particulièrement obscure et cruelle. Certes il a forcément perçu que bien des personnes autour de lui ont des facultés supplémentaires ; il a forcément perçu que le monde et la société ne sont par organisés pour lui mais plutôt pour ceux qui disposent d’une faculté dont lui ne dispose pas. Mais le monde lui apparaît plutôt alors comme fautif à son égard ! Imaginons un instant que notre univers soit fait pour des gens qui savent voler, combien nous serions à la peine pour la moindre chose ! Et quel serait notre ressentiment d’entendre d’autres se demander si c’est notre faute ou celle des nos parents que nous ne puissions pas voler !…

Au -delà de ce point du « ressenti », nous comprenons que Jésus ne rend pas la vue à cet homme, mais qu’il la lui donne. Cet homme accède à quelque chose qui est pour lui totalement nouveau, à quelque chose qu’il n’a même jamais conçu : et comment aurait-il pu ? Alors il ne s’agit pas tout-à-fait d’un processus de guérison, si guérir veut dire rétablir. Il ne s’agit pas ici de rétablir, mais d’établir. Cet homme peut être considéré par des voyants comme « pas fini », donc marqué avant tout par un déficit. Mais pour lui-même, dans l’expérience de l’aveugle-né, il se vit comme tout-à-fait « fini », et grâce à ses quatre sens, il fait son chemin dans le monde. Accéder à la vue est pour lui un véritable avènement. Il s’agit d’accéder à une nouveauté inconcevable. Et en cela, on comprend qu’il puisse y avoir là une analogie avec la résurrection.

Je ne sais pas ce que cet homme aurait demandé si Jésus lui avait dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Il me semble qu’il ne pouvait pas demander de voir. Cela veut dire que Jésus choisit de lui donner ce qu’il n’a pas demandé, il choisit de le transporter dans un monde entièrement nouveau et à lui inconcevable. Va-t-il l’accepter ? Ce nouvel état fera-t-il sa joie, ou au contraire sa peine et son malheur ? Ceci nous met, me semble-t-il dans un nouveau rapport avec Jésus : il y a ce que nous lui demandons, à quoi il peut répondre oui ou non, et puis il y a ce qu’il veut faire, ou fait. Sommes-nous prêts à accueillir cela ? Sommes-nous prêts au moins à l’expérimenter ? Car la nouveauté dérange toujours….

C’est cette confrontation de points de vue qui constitue me semble-t-il le cœur du paragraphe suivant de notre récit, le point de vue des anciens voyants et le point de vue de ce néo-voyant. « Les voisins donc, et ceux qui l’avaient auparavant observé parce qu’il était mendiant, dirent : n’est-ce pas celui qui était assis et mendiait ? Certains disaient que c’était lui, d’autres disaient : pas du tout, mais il lui ressemble. Lui disait : c’est moi. » Ceux qui voyaient déjà sont ébranlés. Certains, les voisins, ont côtoyé cet homme. Il fait partie de leur univers. Ils sont habitués à sa présence prostrée et suppliante. Ils ont l’habitude de le voir, oui… mais l’ont-ils regardé ? Il y a ainsi des gens que l’on identifie à certains repères : les retire-t-on, nous voilà tout perdus ! Mais d’autres l’avaient vraiment regardé : c’est le verbe [théooréoo] qu’emploie Jean, observer, examiner, contempler. Ils l’avaient observé « parce qu’il était mendiant« . Voyeurisme vis-à-vis du malheur des autres ? Observation soupçonneuse parce qu’il faut toujours se méfier des gens qui mendient ? En tous cas, ils ne l’avaient pas vraiment regardé, lui. Leur attention était tout entière captée par son activité, ou son état. Mais là encore, que l’on change cette donnée, et ils ne sont plus sûrs de le reconnaître : certains oui, mais certains non.

En voilà donc un qui découvre ce que c’est de voir et ceux qui l’entourent… découvrent qu’ils se servent bien mal de la vision qu’ils avaient déjà. Elle ne leur est pas très utile, en tous cas elle ne leur permet pas d’avoir les certitudes qu’ils imaginaient. tout le monde apprend à voir dans cette histoire. Le néo-voyant, lui, assure « C’est moi ». Il sait bien que c’est encore de lui qu’on parle, il en a l’habitude, et il reconnaît les voix : ses oreilles sont toujours aussi fiables. Mais en confirmant qu’il est à présent celui qui était auparavant comme ils ont décrit, il confirme le changement et la nouveauté pour lui. Il confirme que ses rapports avec les autres sont désormais bouleversés, que son modèle économique est désormais fichu, que ses habitudes sont désormais révolues. Il vivait dans la dépendance des autres, certes. Mais il vivait.

« Ils lui dirent : comment donc tes yeux ont-ils été ouverts ? Lui répond : l’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue et m’a enduit les yeux et m’a dit : va à la Siloé et lave-toi ! Je suis donc parti et en me lavant j’ai vu. » De manière assez naturelle, pour faire le lien entre celui qu’ils ont à présent devant eux et celui qu’ils connaissaient, leurs yeux étant défaillants, ils lui demandent de raconter. C’est son récit qui va pouvoir assurer l’unité du personnage. Et c’est ce qu’il fait. Il retient deux gestes, celui fait par Jésus et celui fait par lui-même. Il a fallu les deux. Il retient aussi l’injonction. Il n’a rien demandé, et l’on remarque ici que Jésus ne lui a rien dit. Il n’y a aucune promesse. Il a obéi, pardonnez-moi, complètement à l’aveugle !! Il ne sait à aucun moment quel va être l’aboutissement du geste qu’il fait. Mais son obéissance complète débouche sur une réalité totalement inattendue.

Vient pour finir (du moins cet épisode) une question étonnante : « et ils lui disent : où est celui-là ? Il répond : je ne sais pas… » La question semble être assez naturelle : l’homme a raconté une histoire qui fait bien le lien entre ce qu’il est à présent et celui que eux connaissaient avant, et il a mis en cause un tiers. Sans doute, interroger ce tiers permettra de s’assurer qu’ils n’ont pas affaire à un imposteur se faisant passer pour un ex-aveugle-né. Mais voilà, il l’a quitté et… il ne pourrait le reconnaître qu’à la voix. Et là, bien sûr, il ne sait pas ce que Jésus est devenu. Jésus l’a introduit dans une nouvelle dimension, totalement inconnue, mais il le laisse seul. Il était dans la dépendance, le voilà maintenant à devoir apprendre la liberté ; or même Jésus le laisse.

Cette attitude est admirable. Bien sûr, elle est sans doute difficile à vivre pour l’intéressé, le changement est brutal. Il ne va plus pouvoir compter sur personne pour lui donner la pièce, alors qu’il a toujours fonctionné ainsi. Son tour d’esprit aurait sans doute reporté sur Jésus cette habitude de dépendance, il aurait sans doute spontanément voulu dépendre de lui. Mais loin d’en tirer parti, Jésus au contraire, dans une chasteté parfaite, rend impossible cette dépendance. Il ne l’a pas conduit à la vue pour en faire sa chose : il le conduit à la liberté. La nouveauté, c’est aussi qu’il mette en oeuvre tout ce qu’il faut pour vivre dans son nouvel état, et c’est seulement en le faisant qu’il pourra découvrir qu’il a cela en lui.

Mais je disais que la question était étonnante : oui, car on pourrait la traduire tout autrement. Dans la question posée, ont demande où est « celui-là« , qui traduit le pronom grec [ékéïnos]. C’est un pronom à caractère emphatique. Spontanément, par le sens aussi, on pense à Jésus. Mais on s’aperçoit dans le grec que Jean a semé d’autres indices : il a employé dans ce paragraphe le pronom [ékéïnos] deux autres fois. Et à chaque fois, il a désigné le néo-voyant lui-même ! Une autre lecture de cette fin de dialogue est donc possible et je pense qu’il faut faire les deux en même temps : les gens lui demandent où il est, lui ! Où il en est… Et il répond « je ne sais pas » : il ne sait pas, il ne sait plus où il en est. Il est perdu. Il a perdu pied dans cette nouveauté totale et subite (et subie). Il ne sais pas encore s’il va l’accepter comme quelque chose de bien, ou pas. Il me semble que si on l’amène aux Pharisiens, c’est pour chercher des repères, surtout pour lui, car les voisins et gens de son entourage précédent vont disparaître du récit. C’est son aventure qui commence, car la vie est une aventure.

Donner et recevoir (dimanche 12 mars)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Magnifique épisode de la Samaritaine ! J’en ai déjà donné deux commentaires, l’un assez général, Donne-moi à boire, l’autre qui porte sur le début du texte et qui met en lumière l’importance et la force du désir, Êtres de désir. Pour bien faire, je devrais reprendre mon commentaire où je l’avais laissé, c’est à savoir après que Jésus ait dit à la femme de Samarie : « Quiconque boit de cette eau-ci aura soif de nouveau ; celui en revanche qui boit l’eau que moi je lui donnerai, n’aura plus soif de toute sa vie, au contraire : l’eau que je lui donnerai adviendra en lui source d’eau s’élançant pour la totalité de sa vie. »

Alphonse OSBERT, Le Christ et la Samaritaine (1895), Huile sur bois 56 x 38, collection particulière.

La femme réagit à cette affirmation. « La femme dit à son adresse : seigneur, donne-moi cette eau-là, afin que je n’aie plus soif ni ne passe mon temps ici-même à puiser. » J’observe pour commencer l’évolution depuis le début du dialogue : Jésus l’a entamé avec trois petits mots, [dos moï péïn], donne-moi à boire. Et maintenant, c’est la femme qui dit « donne-moi cette eau-là. » Certes elle ne demande pas à boire ; mais elle demande de l’eau (ce n’est pas tout-à-fait la même chose, je vais y revenir). Surtout, Jésus était en demande, et maintenant elle est aussi en demande. Ce n’est pas que la situation soit désormais à fronts renversés : Jésus demande toujours à boire à cette femme, qui reste en mesure de lui donner à boire. C’est plutôt que cette position initiale est désormais complétée par une autre, simultanée : la femme demande de l’eau, parce que Jésus s’est manifesté comme en mesure de lui en donner.

C’est comme si un équilibre était désormais rétabli. Mais non, en écrivant cette phrase, je me rends compte qu’elle n’est pas juste, mais qu’elle révèle une réalité (ce pourquoi, fausse, je la conserve pourtant) : il n’y a pas équilibre, mais double déséquilibre. Entre qui demande et qui peut donner, il y a un déséquilibre. Entre Jésus et la Samaritaine, ce déséquilibre est initialement en faveur de la femme. Il est maintenant complété par un autre déséquilibre, en faveur de Jésus. L’un ne compense pas l’autre : cela voudrait dire par exemple que, parce que Jésus peut donner de l’eau, une certaine eau, à la Samaritaine, il n’a désormais plus besoin de celle qu’il demandait. Or tel n’est pas le cas. Ce qui est vrai, c’est que Jésus est manifestement conscient de ce double déséquilibre, autrement dit que les deux « objets » donnés, ne sont pas les mêmes, ne se recouvrent pas ; alors que la Samaritaine n’en est pas clairement consciente. De là peut-être la légère ironie qui est la sienne, ce ton un peu moqueur qui laisse entendre qu’elle ne croit pas tout-à-fait à ce qu’elle dit, qu’elle tient pour une chimère cette eau qui couvrirait toute soif, définitivement.

Ceci, me semble-t-il fait réfléchir sur le couple donner & recevoir. On oppose facilement les deux, dans des formules un peu faciles disant par exemple qu’il est plus « fort » de donner que de recevoir. Est-ce bien vrai ? Que servirait de donner, s’il n’y avait personne pour recevoir ? En vérité, celui qui donne se pense en position de force, parce qu’il a ce que l’autre n’a pas. Mais ce constat est inapproprié : l’avoir est statique, figé, mort. Le don, lui, est dans la relation, il est en mouvement, vivant. Celui qui reçoit rend effectif le don : sans lui, il n’y a pas de don, celui-ci reste en suspens, inaccompli. Ainsi ne faut-il pas opposer donner et recevoir, ce sont deux compléments d’une même relation.

Et ceci éclaire singulièrement, et critique, et provoque à la conversion, notre manière de donner -ou de recevoir. Donner ne devrait jamais se faire avec prétention, mais avec action de grâce : grâce soit rendue à qui reçoit ce que je donne, car c’est bien ce destinataire de qui me vient la joie du don ! La relation qui s’établit grâce à cette « pente » qui va du donateur au destinataire tire sa consistance aussi bien de l’un que de l’autre : mais peut-être plus du receveur. Sans lui, le don est une « perte », pas un don. Le but du don est d’établir une relation, de consister dans l’établissement d’une relation. Et c’est pourquoi la relation n’est parfaite que si la « pente » inverse est établie aussi, si chacun des êtres en relation est à la fois et en même temps dans la situation du donateur et dans celle du destinataire. C’est là une délicatesse qui ne rend jamais « écrasant ». Quand je donne, je voudrais être toujours attentif à ce que l’autre ait aussi la possibilité de me donner. Il me semble qu’il y a quelque chose de cet ordre dans la bienheureuse Trinité : entre le Père et son Fils auquel il donne l’Esprit, mais aussi entre le Fils et son Père auquel il rend l’Esprit (ce qui se verra sur la croix).

La Samaritaine est-elle donc réellement dans cet échange et cette relation établie ? Elle dit bien : « seigneur, donne-moi cette eau-là… », ce qui va dans ce sens, mais elle y ajoute des raisons, et ce sont celles-ci qui font un peu douter qu’elle soit bien rentrée dans un tel échange. Elle dit en effet : « …afin que je n’aie plus soif ni ne passe mon temps ici-même à puiser. » La première raison pourrait s’entendre en pleine correspondance avec ce que propose l’homme qui est face à elle, « …celui en revanche qui boit l’eau que moi je lui donnerai, n’aura plus soif de toute sa vie,… ». Mais c’est la deuxième raison qui fait douter. Elle évoque une routine pénible, celle de puiser. Mais elle le fait avec une hyperbole qui sent son ironie, « passer son temps » ici-même à puiser. Evidemment qu’elle ne passe pas son temps à puiser, elle a aussi d’autres occupations dans son existence ! Qui en douterait ?

En répondant ainsi, elle montre qu’elle assimile le don potentiel de Jésus (qui deviendrait effectif si elle consentait à le recevoir) au don potentiel qu’elle pourrait lui faire (si elle accédait enfin à sa demande initiale). Or ce n’est pas la même demande : chacune des parties apporte quelque chose sur un plan différent. Et la femme confond les deux plans. Il lui est demandé l’eau qu’elle vient puiser des profondeurs du sol, H2O. Ce qui lui est proposé, ce qui deviendrait immédiatement don si elle le désirait en vérité, c’est une « eau » qui jaillirait en elle : « …l’eau que je lui donnerai adviendra en lui source d’eau s’élançant pour la totalité de sa vie. » D’autre part, l’eau qui lui est demandée est celle dont on use ponctuellement, elle nourrit une soif qu’elle éteint aussitôt. Mais « l’eau » qui lui est proposée correspond à une soif qui est l’aspiration d’une vie entière : l’accorder n’éteint pas cette soif mais y répond sans cesse, comme un amour répond à un désir d’aimer ou d’être aimé, sans l’éteindre.

Je pense que c’est pour cela que Jésus fait bifurquer la conversation sur sa situation matrimoniale, sans avoir l’air d’y toucher : « Va, appelle ton mari« . La simple évocation de cette personne évoque aussi des relations d’un autre ordre, et place la femme sur le plan de relations plus profondes et engageantes, qu’elle vit. Je ne crois pas qu’il y ait malice, de la part de Jésus, à lui parler de son mari : elle pouvait aller le chercher en effet, ils se seraient trouvés deux en face de lui, et j’imagine très bien que, sans faire la moindre allusion à l’aspect socialement « bancal » (mais peut-être affectivement très solide ?) de leur relation, il y aurait eu matière à analogie pour permettre de démêler cette confusion de son interlocutrice -confusion peut-être un peu volontairement entretenue, nous ne le saurons jamais. Elle va choisir d’objecter, ce qui va donner à la conversation un autre tour, ou plutôt permettre un détour : ce ne sera pas le dernier, mais je crois que je vais laisser la suite pour une autre fois…

La vision interdite (dimanche 5 mars)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce passage d’évangile, la transfiguration, revient lui aussi tous les ans le deuxième dimanche du carême, dans des évangiles différents il est vrai, de sorte qu’il a déjà été commenté ici bien des fois : Métamorphose (Matthieu), Accepter d’être unique (Marc), Perdre le goût du pouvoir (Luc), Des représentations à la réalité (Matthieu), Marche en montagne (Marc), Jésus prie (Luc).

Je suis arrêté cette année par l’injonction faite à la fin de « ne pas dire« . C’est tout de même une consigne inattendue, dans la mesure où les disciples sont habituellement mandatés pour dire, pour aller là où Jésus ne peut pas aller, pour proclamer la bonne nouvelle. Comment se fait-il donc que cette fois, la consigne soit à ce point contraire ?

Je remarque que cette consigne de silence en rejoint une autre, elle aussi aussi exceptionnelle que constante, et qu’on a coutume d’appeler le « secret messianique » : Jésus défend à ces disciples de dire qu’il est « le messie ». La chose a été fort étudiée, tant elle intrigue : il apparaît que Jésus se méfie immensément de ce titre de « messie », qui est un titre politico-religieux. Se dire, ou se laisser dire, « messie », c’est se proclamer ou se faire proclamer comme le descendant attendu de David, donc prétendre à une légitimité politique tout autant que religieuse, par-delà les chefs politiques et les chefs religieux en exercice, et même face à eux. Or jamais Jésus ne veut jouer ce jeu-là. Jamais il ne prétend entrer dans des questions de légitimité et de pouvoir. Ce qu’il vient faire est bien plus fondamental et novateur.

Or ici, il me semble qu’il y a une ambiguïté parallèle. Et c’et la réaction de Pierre qui m’y fait penser, « si tu veux je dresserai ici trois tentes… » Pierre est devant une vision de gloire, il est positivement ébloui par ce qu’il voit, « son » Jésus en conversation avec les deux plus grands de sa religion, Moïse et Elie. C’est la consécration. Il faut en rester là, il faut arrêter le temps. Il faut figer les choses en l’état.

Il me semble que cette tentation, c’est celle d’imposer un Jésus définitif et irréformable, celle de bloquer les choses à un moment pour ne plus jamais les changer. C’est la tentation du « dogme » au sens de la formule de foi immuable et irréformable, la tentation de l’institution qui ne changera sous aucun prétexte et dans aucune condition, la tentation du rituel immuable qui prime sur toute élaboration liturgique, la tentation des traditions immémoriales et de la « religion des pères ». Tout cela constitue un pouvoir terrible, d’autant plus terrible qu’il semble échapper à qui que ce soit : même les plus hautes autorités peuvent s’abriter derrière un « on ne peut pas toucher à ça, cela ne nous appartient pas ». Alors qu’en réalité, cette position est avant tout en faveur des autorités en place et constitue un artifice de pouvoir.

Jésus en voie tout cela voler en éclat, ou plutôt son père, puisque la voix l’appelle son fils. Tout cela vole en éclat en entrant dans la sombre nuée : plus de vision, plus de tente, plus rien qui demeure : plus qu’une obscurité qui fait peur, une absence de repère totale sinon un seul : Jésus. « Ils ne virent plus que Jésus lui-même, seul« .

Et je remarque que Jésus ne leur interdit pas de parler de ce qu’ils auraient entendu, mais bien de ce qu’ils ont vu : comme pour le titre de messie, la vision de gloire qui donne envie de tout figer leur est interdite. Ce qui appartient à leur message, ce qui ressort de cette transfiguration, c’est tout au contraire ce qui fait tout oser du moment qu’il s’agit d’écouter Jésus, lui seul. D’écouter Jésus partout où il se trouve, d’où qu’il parle, quoi qu’il dise : Jésus dans le pain et le vin consacré, oui, mais aussi Jésus dans sa parole, Jésus là où deux ou trois sont réunis en son nom, Jésus dans un seul de ces petits, « qui sont ses frères« . Toujours le même repère unique, mais dans une diversité déstabilisante qui seule peut éviter à un peuple de disciples de se scléroser en une institution immuable.

La nuit établie par cette nuée est de celle qui font apparaître les étoiles : si l’on n’y entre pas, les diversités de notre unique repère ne peuvent apparaître parce qu’elles sont des lumières aussi faibles et aussi lointaines que les étoiles. La « splendeur » d’une institution figée, aux fonctionnements irréformables, comme une faible clarté diurne, empêche de voir les étoiles. Mais que vienne la nuit, la vraie nuit de la foi, et toutes les présences de notre unique Jésus, à lumière faible, ont leur possibilité d’apparaître. Et comme quand on observe un ciel nocturne, plus l’oeil s’accoutume et plus il voit d’étoiles, et le ciel noir apparaît finalement peuplé de milliards d’étoiles. Quel vent de nouveauté que cet épisode, et cette entrée dans la nuée !

Le prix de la nouveauté (dimanche 26 février).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

L’évangile des « tentations » de Jésus revient tous les ans, au premier dimanche de carême, dans les versions différentes de chacun des évangiles dits « synoptiques ». J’ai déjà eu l’occasion de le commenter dans les articles suivants : Tentation (Matthieu), Guetter les signes d’amour (Marc), De quoi avons-nous faim ? (Luc), Rester libre de la fascination (Matthieu), En harmonie avec le monde (Marc), Sans pouvoir (Luc).

Je m’étonne cette fois-ci de la fin de ce texte : « Alors le diviseur le laisse aller, et voici : les anges s’approchent et le servent. » Il s’agit de la conclusion de notre texte, c’est-à-dire ce vers quoi il tendait tout entier. Il me semble qu’il est plus que temps, après tant de commentaires que j’ai tentés, de m’arrêter sur cette conclusion ! Elle est tout de même sensée donner rétrospectivement son sens à tout ce qui a précédé.

Premier étonnement, elle commence par le mot [toté], alors. C’est le mot par lequel a commencé ce texte des tentations, « Alors Jésus est amené-en-haut au désert… », et c’est encore celui par lequel a commencé l’épisode qui précède, celui du baptême au Jourdain : « Alors Jésus vient depuis la Galilée…« . Autrement dit, Matthieu se sert de ce mot pour signifier quelque épisode nouveau, quelque épisode qui commence, un commencement. Notre conclusion est surtout un nouveau départ, et tout cet épisode vise donc à prendre un nouveau départ, à lancer du neuf. Il faut du reste se rappeler que ces « tentations », si elles sont placées au seuil du ministère public de Jésus, ne sont pas un fait révolu et dépassé, une réalité qui n’a plus cours : elles sont la mise en récit d’une réalité permanente, d’une dimension permanente de son ministère. Jésus exerce son ministère au prix d’un combat permanent (et d’une victoire permanente) contre ce qui pourrait le faire dévier de sa trajectoire. Cela veut donc dire aussi que le bénéfice de ce combat constant est d’être toujours dans le commencement et la nouveauté, c’est le prix pour qu’elle advienne et ne cesse d’advenir.

Cette nouveauté sans cesse jaillissante a un double aspect, une libération et une nouvelle compagnie. Cette double-face d’une même réalité est soulignée ce me semble de deux manières, d’une part par la brièveté de l’énoncé, qui par sa densité traduit bien qu’on parle d’une même réalité, d’autre part par un écho, celui du préfixe [dia-] : on a d’un côté le [dia-bolos], de l’autre les « envoyés » qui le [dia-konéoo], le « servent« . Pour ce dernier mot, que le Dictionnaire Etymologique Grec de Chantraîne fait dériver du mot serviteur, [diakonos], il précise encore : « Le préverbe dia- exprime l’idée de « tous les côtés » ou « complètement ». Et on aurait donc ce double aspect pour Jésus, dans la tentation dont il est libéré et dans le service dont il bénéficie, d’une totalité ou d’une complétude. La nouveauté est aussi totale que l’a été le combat intérieur.

[Ho diabolos]. On traduit ce mot si facilement par « le diable« , évoquant immédiatement un être terrible et inquiétant, avec sa face rouge et poilue et sa queue fourchue : je l’ai de mon côté traduit de quantité de manières : diviseur, adversaire, disinspirateur… Il s’agit avant tout d’un dynamisme intérieur qui tend à fausser, à vicier, à dévier l’élan vital par lequel on apporte ou l’on donne. Il me semble que la personnification de ce dynamisme dit justement ce vers quoi il tend : à diviser. Il brise la simplicité ou l’unité de la personne et la fait double. Dans le fond, la représentation naïve du petit « Milou » avec son petit ange et son petit diable a quelque chose de très juste, pour autant que l’on ne fasse pas de ces deux des entités séparées et des êtres personnels autonomes : il s’agit précisément de se battre contre cette tendance à rechercher deux choses à la fois dont les buts sont contradictoires, et par conséquent les moyens aussi. Mais c’est aussi cette mise en évidence de la dualité qui permet un choix plus affirmé et plus entier de ce qui fait notre unité, de la simplicité dans laquelle nous nous identifions. Jésus ne se bat pas contre un autre, il affirme tout au long de son ministère son unité et sa simplicité profonde, en choisissant toujours le service de son dieu (comme il ressort de ses trois réponses).

La formule employée par Matthieu est fort étonnante, là encore : « Alors le diviseur le laisse aller,… » C’est bien le verbe [aphièmi] à la troisième personne du singulier de l’indicatif à la voix active. Le diviseur le « laisse aller« , le « laisse partir« , le « délie« , le « lâche« , le « libère« . C’est le verbe que les évangiles emploient dans le contexte du pardon accordé. Il n’y a ici rien à pardonner, puisqu’il n’y a aucune faute (or c’est justement un aspect de la tentation que de nous suggérer que nous sommes fautifs du seul fait que la tentation soit née en notre coeur !) : mais il y a des liens dont il faut se libérer, une sorte de piège dont il faut sortir. On voit que cette libération est active : dans ce combat, on est aux prises avec soi-même, avec quelque chose qui veut être un autre en soi-même et fonder un être divisé, duplice, double. Mais vaincre ce dynamisme diviseur oblige ce dernier à nous « lâcher », et c’est là qu’il y a la vraie libération. On est libre pour aimer dans la simplicité, dans un élan unifié et entier.

L’autre aspect de la nouveauté sans cesse jaillissante a un côté émerveillé : « …et voici : les anges s’approchent et le servent. » Ce « et voici » sonne comme le constat émerveillé de la réalité qui maintenant apparaît, comme un paysage splendide sur lequel un brouillard se dissipe. Maintenant, ce n’est plus une seule personnification, ce sont plusieurs acteurs, [hoï an’guélloï] : j’ai traduit paresseusement « les anges« , mais ce sont littéralement « les messagers« , ceux qui portent la nouvelle. Qui sont ceux-là ? Le plus évident est l’ensemble de ceux qui vont avec lui porter la « bonne nouvelle » : maintenant ils et elles peuvent s’approcher, peuvent trouver place. Cela me fait penser que, pour Jésus comme pour nous, laisser place à d’autres, les laisser s’approcher de nous au plus près, dans notre intimité, partager avec eux ce que nous sommes et aussi ce que nous faisons, se fait toujours au prix d’un combat. Pour ce qui est de Jésus, il faut un combat d’une drôle de nature pour partager sa mission avec des gens qui savent aussi bien la dénaturer ou la dévoyer !!! En tous cas, ils sont plusieurs : et il est beau de voir qu’admettre la pluralité est le fruit d’un combat contre sa propre duplicité et en faveur de sa propre simplicité. Jésus s’inscrit désormais dans ce pluriel où il n’est plus jamais seul.

Ces autres à présent « s’approchent » : c’est mot pour mot le verbe par lequel ont débuté les tentations, « Et le tentateur s’approcha, puis lui dit… » C’était alors qu’il éprouvait la faim. A priori il éprouve toujours la faim : rien n’a changé de ce côté-là ! Mais alors que ce qui a surgi d’abord est le dynamisme diviseur, il reste maintenant les autres, et s’ouvrir aux autres est le vrai sens de nos jeûnes. Ils peuvent s’approcher, venir au plus près, aussi intimement que là où se tient le dynamisme diviseur, et peut-être que même celui-ci leur est dévoilé, de sorte qu’ils connaissent tout de celui dont ils s’approchent. « et ils le servent« , ils s’occupent de lui entièrement, « de tous les côtés« , « complètement« . Lui se livre au meilleur d’eux-mêmes, à leurs soins, qui ne sont peut-être pas entièrement purifiés comme lui l’est, et qui vont donc peut-être mal tomber, être malhabiles, n’être pas purs de toute intention déviante : qu’importe, il l’accepte dans une paix et une simplicité souveraine, car c’est cela même qui est une nouveauté transformante, et qui peut contribuer à faire passer ceux-là aussi dans le royaume de la simplicité et de l’unité.

Ainsi donc, il me semble que la conclusion de notre passage fait apparaître que passer dans une vraie nouveauté de vie est le fruit d’un combat permanent contre ce qui, en nous, nous divise voire nous disperse, et nous conduit avant tout à accueillir les autres et toute la pluralité du monde, des opinions, des intentions et des actions.

être parfait ? (dimanche 19 février)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai déjà commenté ce passage (qui fait suite à celui de la semaine passée) en son entier ici : A la mesure du père. Je voudrais cette fois-ci m’arrêter sur la formule finale, qui est tout de même bien énigmatique, et qui est généralement traduite « vous serez donc parfaits comme votre père du ciel est parfait« .

Parfaits ? Qu’est-ce à dire ? L’adage ne veut-il pas que « la perfection ne [soit] pas de ce monde » ? Et reconnaître ses imperfections, n’est-ce pas d’une saine et juste humilité, basique même ? Alors on pourra dire que précisément, il s’agit de reconnaître ses imperfections, mais pas pour y demeurer : pour ouvrir au contraire des voies de progrès, de croissance, et tendre vers la perfection tout en sachant qu’on ne l’atteindra pas « ici-bas ». Certes. Mais on pourrait citer bien des « vies de saint » où ce propos a conduit à des errements ou des abus… peut-être parce que ce propos centre sur soi, sur sa propre « croissance » et amélioration, au lieu de décentrer de soi, ce qui est essentiel à la charité, extatique par essence ?

Le mot employé par Matthieu est celui de [téléïos], qui est formé sur [télos], la « fin« , aux sens de terme, mais aussi de réalisation, de but, mais aussi, étonnamment, au sens de ce qui est dû, de taxe, de paiement. Dès lors, [téléïos] désigne ce qui est dernier, ce qui est terminé, ce qui est achevé, ce à quoi rien en manque, ce qui est mûr. Mais le même adjectif peut aussi avoir le sens actif de ce qui termine, ce qui achève, ce qui mène à terme. On voit que notre adjectif « parfait », qui pour nous a vite un sens moral, ne coïncide pas totalement (j’hésite à dire… parfaitement !!) avec ce que nous venons de voir. L’idée est bien soit de ce qui a atteint sa destination, son but, sa réalisation, soit de ce qui fait atteindre sa destination, son achèvement, etc.

Mais Matthieu ne nous laisse pas aux prises avec le seul vocabulaire, fort heureusement, il nous donne aussi un autre repère et pas des moindres grâce à ce « comme« , [hoos]. Il y a ici un ressort particulier, et ce n’est rien de moins que l’imitation de « votre père, le céleste« . Autrement dit, tous ces nouveaux énoncés, toutes ces recommandations plus fortes et plus exigeantes que celles jusqu’alors en vigueur, ne visent pas moins qu’à une imitation de ce père ! Sera-ce une imitation réelle, sera-ce une analogie, cela n’est pas dit mais il est clair qu’un rapport de ressemblance est établi par le biais de cette « loi » évangélique. On peut donc se demander comment « votre père, le céleste » est [téléïos] pour mieux entendre comment le disciple doit être [téléïos], puisque c’est le même adjectif qui est employé.

Que dit donc Matthieu à ce sujet ? Dans les lignes qui précèdent, dans le même « discours sur la montagne », donc, il nous dit : « que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux. » Cela fait entendre que notre « père, le céleste » est ultimement celui qui est la source de tout bien, puisque tout bien accompli tourne les regards vers lui et le fait reconnaître dans une transparence incontestée comme l’origine du bien qui a été fait.

L’expression revient une deuxième fois, immédiatement avant la phrase qui nous occupe : « Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. » Ici, « votre père, le céleste » est celui qui engendre ceux qui pratiquent l’amour des ennemis et la prière pour ceux qui leur font violence, c’est-à-dire (si je reprends ce que j’ai tenté d’expliquer dans mon précédent commentaire de ce passage) ceux qui cherchent, et notamment par l’usage de la parole échangée, à ne plus être toujours aux prises avec quelqu’un, mais à s’ouvrir à tous dans le don de soi. Et l’illustration de cela, c’est la gratuité totale du grand donateur : pluie comme soleil sont donnés inconditionnellement, non seulement aux « justes » ou aux « bons » d’une part, aux « injustes » ou aux « méchants d’autre part, mais à eux tous ensemble, c’est-à-dire non seulement en ne regardant pas de quel « retour » il va bénéficier, mais encore en faisant en sorte que ce soit une communauté déjà formée sous son regard qui se construise par les dons qu’il fait.

Je remarque que « votre père, le céleste » est nommé au début de tous ces préceptes renouvelés et rendus plus profonds, et à leur fin : au début comme l’origine de tous le bien qui peut être fait par l’un ou l’autre, à la fin comme l’origine même de celui qui fait ce bien ultime, presque inaccessible (et pourtant vécu par plus d’un), et non plus seulement l’origine du bien qu’il fait ! En tous cas, au total, on voit que le sens de [téléïos] pour « votre père, le céleste » est manifestement un sens actif ! Il est plutôt celui qui achève le monde et les hommes, qui les mène à leur terme, qui les accomplit : aussi bien personnellement comme humains, en leur donnant la capacité de faire le bien, que comme collectivité humaine, en leur donnant gratuitement de quoi vivre et se reconnaître les uns les autres.

J’avoue que cela conduit à un sens auquel je ne m’attendait pas en commençant : nous sommes appelés à être [téléïos] comme il est [téléïos], c’est-à-dire nous aussi dans un sens actif. C’est une mission pour le disciple, à travers sa manière d’être, à travers ses actions, à travers ses relations, que de travailler à ce que chaque homme advienne à lui-même, et aussi à ce que la communauté humaine advienne à elle-même en y favorisant les échanges et la reconnaissance. Merveilleux programme, qui est loin de centrer sur soi, bien au contraire !

Une parole fiable (dimanche 12 février)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le passage de l’évangile de Matthieu qui nous est donné cette semaine fait encore suite, c’est exceptionnel, à celui de la semaine passée : après avoir indiqué que la cité des disciples était désormais établie en pleine lumière, au vu et au su de tous, de volonté délibérée, le maître montre désormais quels sont les types de comportement attendus dans cette cité, jusqu’où doit aller la transparence, et ce que le monde doit voir chez les citoyens d’une telle cité. J’ai déjà situé ce passage et tenté d’en donner un premier commentaire partiel dans La loi de la vie. Je voudrais cette fois m’arrêter sur le dernier paragraphe de notre texte : je voudrais me demander ce qu’il veut dire, quelle évolution est demandée et pour quelles raisons, me demander quelles implications cela a dans notre vie, et finalement chercher le pourquoi de ce point particulier, pourquoi il est important dans cette nouvelle cité.

« Vous avez entendu de nouveau qu’il a été ordonné aux anciens : tu ne feras pas de faux serments, tu t’acquitteras au seigneur de tes vœux. Or moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel, parce que c’est le trône du dieu, ni par la terre, parce qu’elle est le marchepied de ses pieds, ni par Jérusalem, parce qu’elle est la cité du grand roi, ni ne jure par ta tête, parce que tu ne peux faire un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre parole soit « oui » pour un oui, « non » pour un non : ce qui excède ces mots vient du mauvais.« 

Le texte part, comme dans les paragraphes précédents, de ce qui est déjà dit. Je ne trouve pas, dans les écritures, de texte qui dise mot pour mot ce que Matthieu rapporte, mais nous avons maintenant l’habitude de trouver chez Matthieu des références assez libres. On peut suggérer : »Tu n’invoqueras point le nom de l’Éternel ton Dieu à l’appui du mensonge; car l’Éternel ne laisse pas impuni celui qui invoque son nom pour le mensonge. » (Ex.20,6), et  » Quand tu auras fait un vœu à l’Éternel, ton Dieu, ne tarde point à l’accomplir; autrement, l’Éternel, ton Dieu, ne manquerait pas de t’en demander compte, et tu aurais à répondre d’un péché. » (Dt.23, 22). Dans le premier cas, il s’agit de manifester la sainteté du dieu unique en ne l’associant jamais au mensonge ou à la fausseté : le dieu est trop unique pour être associé à des combinaisons humaines, il ne saurait non plus être instrumentalisé. Par ailleurs, lorsqu’il est associé à une parole, à un engagement pris, cet engagement doit être honoré sous peine là encore de tirer le dieu vers le faux.

Tous ces commandements prennent sens dans le cadre de la mission fondamentale de l’homme telle qu’elle ressort notamment du décalogue (pris au sens large de la loi d’abord énoncée dans l’Exode) : manifester en ce monde, au milieu des hommes tels qu’ils sont, la sainteté, c’est-à-dire le caractère « à part », inconfusible, du dieu unique. Ce dieu n’est pas d’abord « numériquement » unique, mais bien plus fondamentalement il ne fait nombre avec rien, il ne se compare à rien (et c’est d’ailleurs pour cette raison que j’écris toujours « le dieu », préférant que le langage le désigne d’une manière étrange plutôt que de lui donner un nom propre… comme tant d’autres êtres). Le comportement et la vie de l’homme ont comme perspective de manifester cet aspect du dieu, et c’est le sens de ces commandements d’abord mis en avant par Matthieu dans notre paragraphe.

Mais Jésus, dans le discours fondateur de la nouvelle cité, ne se contente pas de cela, il pousse plus loin en interdisant jusqu’au serment lui-même. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il me semble qu’à y réfléchir, les serments ne trouvent de sens que dans un contexte général où la parole n’a pas toujours la même valeur : c’est parce que la parole que les humains s’échangent est faite aussi (pas seulement, tout de même) de demi-vérités, de faux semblants, parfois de mensonges délibérés et d’omissions intentionnelles, qu’apparaît la nécessité de paroles reconnues comme éprouvées ou éminemment fiables. Faute de quoi, aucune société n’est possible, aucune cité, car celle-ci ne peut être bâtie que sur la confiance. D’où ces paroles spéciales, ces « serments », qui engagent celle ou celui qui les prononce, en lui faisant prendre un risque. Le parjure risque sa vie devant les hommes. Et, au cas où jamais les hommes ne découvriraient le parjure (le serment mensonger), il fait prendre un risque devant le dieu qui connaît les secrets des cœurs.

Les anciens Grecs juraient par le Styx, le principal fleuve des enfers : dans leur culture, le « grand serment des dieux » pouvait être prêté par tous, même par les dieux, et entraînait automatiquement pour celui qui ne le respectait pas d’être jeté au Tartare, lieu d’une torture éternelle. On voit que la cité des hommes a besoin pour se bâtir dans la confiance de se construire sur une menace, terrible, et qui engage les dieux eux-mêmes : ce sont eux, Zeus en particulier, qui précipitent au Tartare.

S’affranchir de tout serment est donc un objectif extrêmement ambitieux. Il s’agit de fonder la cité des hommes non plus sur la crainte mais purement sur la confiance. La condition en est que la parole humaine soit toujours fiable, « Que votre parole soit « oui » pour un oui, « non » pour un non« . On voit que cette parole ne veut pas dire que la négociation ou les conditions ne sont pas possibles : elle veut dire que la parole ne sert et ne vaut que pour ce qu’elle dit effectivement, qu’elle est fondamentalement fiable, qu’elle engage aussi à tout instant. C’est à une telle parole que les disciples, membres de la nouvelle cité, sont exhortés.

Mais les raisons pour lesquelles les serments sont prohibés sont tout-à-fait intéressantes : il ne faut jurer « ni par le ciel, parce que c’est le trône du dieu, ni par la terre, parce qu’elle est le marchepied de ses pieds, ni par Jérusalem, parce qu’elle est la cité du grand roi, ni ne jure par ta tête, parce que tu ne peux faire un seul de tes cheveux blanc ou noir. » Il n’est tout simplement pas question d’impliquer le dieu dans la fiabilité de la parole humaine : on savait qu’il n’était pas question de l’instrumentaliser, mais même faire référence à lui est en quelque manière présenté comme une prise de pouvoir, comme une usurpation. L’homme n’est pas à la place du dieu, il ne peut engager que ce qui est sien, ce sur quoi il a effectivement pouvoir. Donc pas la terre, pas les cieux, pas le cosmos en général. Pas non plus Jérusalem, autrement dit pas ce qui a un caractère religieux ou consacré : justement, cela échappe au pouvoir de l’homme. L’homme peut déclarer une chose « sacrée », elle n’échappe pas à son pouvoir puisque c’est lui qui décrète le sacré. Mais il ne peut déclarer une chose sainte, car dieu seul est saint, il est le seul « à part de tout », et c’est lui seul qui peut communiquer à quelque chose ce caractère qui le manifeste. Agiter le « sacré » ne manifeste aucune piété, en vérité, mais c’est tout au contraire une proclamation de puissance de la part de l’homme ! Et c’est jusqu’à sa propre tête : nous n’avons sur nous-mêmes qu’un pouvoir très relatif.

Entendons bien ce qu’implique cette absence de serment : la nouvelle cité des hommes doit être fondée sur la parole humaine, sur laquelle l’homme cette fois a plein pouvoir. Il ne tient qu’à lui de la rendre fiable avec un oui qui soit (et ne soit que) oui, et un non qui soit (et ne soit que) non. Cela signifie aussi que la nouvelle cité des hommes ne doit pas être fondée sur le dieu : elle est pleinement autonome, elle le laisse à part. C’est une extraordinaire déclaration et revendication de… laïcité !! Eh oui, l’absence de serments dévoile en réalité une ambition grandiose où le dieu soit manifesté saint d’une part par la fiabilité indéfectible de la parole des hommes entre eux, d’autre part par sa non implication par les hommes dans des affaires qui ne relèvent que d’eux-mêmes. C’est d’une modernité incroyable.

Au grand jour (dimanche 5 février)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le texte d’aujourd’hui fait directement suite à celui de la semaine dernière, chose assez rare pour être signalée ! Cela veut dire qu’il fait immédiatement suite aux « béatitudes ». J’ai déjà commenté son premier paragraphe, la métaphore du sel : Révéler les saveurs. Mais j’avais dû m’interrompre dans ce bref commentaire, et je voudrais m’attarder cette fois sur la métaphore de la lumière.

Il y a toutefois une actualité qui me retient dans cette première métaphore : « Vous, vous êtes le sel de la terre : or si le « sel » devient fou, en quoi sera-t-il rassemblé ? Il n’a encore de force en rien sinon à être jeté dehors pour être piétiné par les hommes. » Cette actualité, c’est « si le sel devient fou« , s’il perd la sagesse que donnent les Béatitudes à peine énoncées… L’heure est grave pour les disciples, pour l’Eglise. Il semble en effet qu’apparaissent tant de « dysfonctionnements » (comme on dit pudiquement), tant de déviances, tant de maux structurels…. Et c’est ce dernier mot qui est terrible : structurel. Car il signifie que dans la construction même de l’Eglise, de la maison des disciples pour le monde, apparaissent des faits, des manières, des méthodes, qui dévient de l’évangile, et cela depuis parfois fort longtemps. Tant que la « maison » était dominante, on « cachait » cela, qui ne devait pas se voir. Et puis la perte de cette situation dominante -là où elle est perdue, tout au moins- libère la parole, fait apparaître le « sel affadi », c’est-à-dire les disciples devenus fous. Et la situation est à mon avis d’autant plus terrible que, là où la « maison » est encore en position dominante, elle cherche encore à cacher : ce qui montre qu’il n’y a aucune intention sincère de changer, de se repentir, de revenir de sa « folie »…

Et l’on voit bien aussi que la parole est tellement juste, « si le sel devient fou, en quoi sera-t-il rassemblé ? » Car de fait, avoir quitté la sagesse des Béatitudes engendre la division. Nombreux sont les authentiques disciples de Jésus qui ont quitté la « maison » en n’y reconnaissant plus la maison de la sagesse ; certains autres, qui y sont encore, se prétendent les gardiens de la maison et dénient toute errance, et voilà qu’ils scandalisent bien au-delà des murs de la maison jusque dans le monde pour lequel l’évangile est pourtant proclamé, les voilà « piétinés par les hommes« … Je ne veux pas dire que TOUS les disciples sont dans l’errance, que TOUS les disciples usurpent ce nom : je suis même convaincu de l’authenticité évangélique d’une immense majorité silencieuse. Mais nul ne peut prétexter de cela pour ne pas voir, pour ne pas dénoncer. Et c’est le pire des dévoiements que d’instrumentaliser la sainteté des uns pour se dispenser de regarder en face le dévoiement des autres -et d’y porter remède. Non, en tout cela, rien de pire que de cacher, c’est la plus grande source de scandale.

Or c’est justement de lumière que nous parle le deuxième paragraphe du texte d’aujourd’hui. « Vous, vous êtes la lumière du monde. Elle ne peut, la cité, être cachée en étant située en haut d’une montagne ; nul ne fait brûler une lampe pour l’installer sous le panier mais [bien] sur le support, et elle brille pour tous ceux de la maison. Que brille ainsi votre lumière devant les hommes, pour qu’ils voient de vous les oeuvres belles et glorifient votre père, celui dans les cieux. » La métaphore de la lumière ne s’attarde pas un instant sur la beauté de la lumière : la lumière est prise sous l’angle de la fonction qu’elle remplit, éclairer. C’est la lumière du monde. Elle est là pour lui. Le but, c’est que le monde soit éclairé. Je vais y revenir pour finir.

Mais sitôt faite la première affirmation, il y a comme un hiatus : « Elle ne peut, la cité, être cachée en étant située en haut d’une montagne« . On passe de la métaphore de la lumière à celle de la cité : est-ce une maladresse ? Regardons-y de plus près. Une cité, ce n’est pas qu’une construction urbanistique, ce n’est pas qu’un complexe architectural. Une cité, ([polis], qui donne notre politique, notre politesse,…) c’est une élaboration des hommes, c’est un réseau organisé et institutionnalisé de relations, c’est un lien avec d’autres hommes ailleurs, d’autres cités. Une cité, c’est une ville augmentée de sa campagne, c’est une économie, des échanges, des responsabilités, une destinée commune et construite ensemble. Il s’agit donc, non tant d’une construction architecturale que d’une construction sociale. Or voilà une évidence : si cette cité est installée « en haut d’une montagne« , aucune chance qu’elle soit cachée ! Tous les autres hommes peuvent voir comment cette cité est construite, mais aussi quelle est sa situation et si elle est prospère ou non, si elle est puissante ou non, si semble ou non y régner l’harmonie et l’entente, l’échange et la paix.

Aucune chance qu’elle soit cachée : voilà justement ressurgir le mot dont nous avons parlé plus haut, celui dont nous avons dit qu’il était le pire, pour ce qui était des déviances de la « maison » des disciples…

Il me semble que tout cela est très cohérent : la « cité des disciples », voici qu’elle a été établie par son fondateur (ou inspirateur) « en haut d’une montagne » : pas moyen d’échapper aux regards. Il ne sert à rien de vouloir se cacher, la cacher. Si elle a un défaut, il se verra. Le mot [kruptoo] (qui donne notre crypte, mais aussi les messages cryptés, les cryptogrammes ou les crypto monnaies) signifie couvrir, cacher pour soustraire aux regards, déposer sous terre, faire mystère de : la fameuse cité est une cité de lumière, pour la lumière, dans la lumière. Qu’importe si la lumière tombe sur des choses moches, elle est toujours belle. Mais elle n’est pas faite pour soustraire quoi que ce soit aux regards, ni faire mystère de quoi que ce soit. Ce type de secret est un instrument de pouvoir, discriminant ceux qui « savent » de ceux qui « ne savent pas », jouant sur des leviers de réputation à soutenir ou détruire (ce qui est une mort, sociale mais bien réelle). Mais dans cette cité, tout est fait pour être vu : et même les maladresses ou les défauts ont leur rôle, ne serait-ce que de faire voir que bâtir la société des hommes autrement n’est pas une partie gagnée d’avance !

Et puis le texte passe de la cité à la lampe : dans cette culture, il s’agit d’une lampe à huile, ces sortes de vases bas au bec très allongés d’où émerge une petite mèche. Dans le ventre du vase, la réserve d’huile. On allume la lampe, puis on la loge sur un support prévu à cet effet, soit fixé au mur, soit sur une sorte de grand pied. La situer en hauteur, d’une part évite qu’on la renverse, d’autre part profite à tous en éclairant de plus haut. Il ne viendrait à l’idée de personne, une fois une lampe allumée, de la mettre sous un panier : à quoi servirait-elle ? C’est encore l’idée de cacher à laquelle on s’oppose ! Mais on le voit, c’est bien la fonction de la lumière qui est soulignée : il s’agit d’éclairer toute la maison.

Nous pouvons maintenant revenir à la métaphore initiale, « Vous, vous êtes la lumière du monde. » Les disciples sont établis de telle sorte qu’ils ne peuvent se cacher, ils sont connus comme disciples. Mais ils ne sont pas disciples pour eux-mêmes, ils le sont pour le monde. Il en va ainsi, car leur fonction est que leurs « oeuvres belles » soient connues de tous les hommes et que ceux-ci en « glorifient leur père, celui des cieux. » Parce qu’il est évident que des actions accomplies dans la sagesse des béatitudes, une sagesse qui semble tellement paradoxale, manifestent chez ceux qui les accomplissent une identité filiale. On ne peut pas s’engager à vivre les béatitudes sans cette confiance profonde d’être fils, d’avoir un père indéfectible à l’amour inconditionnel.

Il me semble que cette conscience d’être là pour le monde est le meilleur garant ou stimulant pour une vie authentique. Rien d’héroïque, mais un fil d’authenticité et une action de grâce. La reconnaissance pour être aimé au-delà de toute mesure, le désir que l’on voie la bonté et la fidélité du père, le désir que tous les hommes réalisent à quel point eux aussi sont aimés. Pas en faisant des discours, mais simplement en vivant sous ce jour, sans recherche de petites compromissions dont « on s’arrangera avec le bon Dieu ». Et si certains des actes des disciples n’étaient pas que beaux ? Cela arrive, bien sûr, cela arrivera encore. Mais il n’y a rien à cacher, de peur de cacher les bonnes actions et porter ombrage au père. Du reste, changer, c’est encore une belle oeuvre.

Un chemin de consolation (dimanche 29 janvier)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai essayé déjà de donner un commentaire de l’ensemble de ce passage célèbre de l’évangile de Matthieu que nous appelons les Béatitudes, Il est où, le bonheur, il est où ?, on voudra bien s’y reporter pour situer le texte (ce qui peut s’avérer nécessaire, tant on nous fait naviguer « de-ci de-là, pareil à la feuille morte » dans ce lectionnaire).

Je voudrais m’arrêter un moment cette année sur la deuxième de ces béatitudes (dans certains manuscrits, c’est la troisième), qui m’attire cette fois-ci. Il s’agit de celle-ci : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’eux seront consolés« . Je prends le temps d’en approfondir les mots pour commencer.

Le premier mot, [makarioï], je l’ai traduit par bienheureux un peu par habitude, mais il signifie aussi tout simplement heureux, et même mon cher ou très cher quand on s’adresse à quelqu’un. A la réflexion, cette dernière traduction (toute traduction est toujours une interprétation…) est peut-être la meilleure : déclarer heureux quelqu’un qui pleure est tout simplement paradoxal et suivant les situations peut même se révéler indécent. A moins bien sûr que l’on pleure de joie ou de bonheur, mais alors serait inutile toute consolation : or c’est précisément ce qui suit. Bienheureux est en revanche possible, à condition d’entendre par ce renforcement l’idée d’un contraste entre une réalité actuelle, vécue, constatable, et une autre point de vue, supérieur, voilé, auquel on est invité à croire. Cela peut de fait se révéler plus cohérent avec d’autres éléments du message de Matthieu. Mais ce qui me séduit avec la traduction « très chers« , c’est le tour décidément subjectif que cela donne à la déclaration : c’est Jésus qui dit à ceux qui pleurent qu’ils lui sont chers, et même très chers. Non seulement cela ne peut pas paraître déplacé, mais c’est peut-être déjà le début de la « consolation » dont il est question quelques mots plus loin ! Faut-il choisir ? Si nous publiions une traduction, il faudrait fatalement choisir, mais si nous nous contentons de commenter et d’approfondir, rien ne nous y contraint, nous pouvons garder les deux. Ce sont comme des notes que nous pouvons faire sonner ensemble : c’est le chemin vers l’harmonie.

Ceux qui pleurent traduit [hoï pénthountés]. Il s’agit d’un participe présent employé comme substantif, le participe du verbe [pénthéoo] qui signifie pleurer, déplorer, être dans le deuil. Le mot dérive lui-même du verbe [paskhoo] qui signifie subir, endurer, et qui a donné d’abord le nom [pénthos] qui est la douleur, mais jamais au sens physique : le premier univers de ce mot est la douleur morale due à la perte d’un être cher, et s’étend à toute douleur morale qui a un caractère irrémédiable, irréparable. Ainsi donc, [hoï pénthountés] désignent ceux qui, actuellement, sont en train d’éprouver cette douleur irréparable. Il ne s’agit pas que d’une vague tristesse, d’un vague-à-l’âme, mais bien du résultat de la situation objective d’une perte irréparable et de tout ce qu’elle produit en soi.

De quel « irréparable » peut-il s’agir ? Nous pensons d’abord et immédiatement à la perte d’un être cher, c’est le premier sens. Mais bien des choses sont irréparables. Un changement de situation ou d’état peut être irrémédiable. Un accident de santé peut avoir des conséquences désormais incontournables, constituer un handicap à vie par exemple, ou apparaitre comme une étape irréversible vers la mort. Mais certains actes aussi peuvent revêtir ce caractère : on s’aperçoit après, trop tard, qu’on n’aurait pas voulu dire ou faire ceci, mais le mal est fait. C’est dans ce sens là que la spiritualité orientale parle du [pénthos], souvent traduit « don des larmes » : quand l’Esprit du dieu met au cœur de quelqu’un la prise de conscience de la profondeur du mal commis, et qu’il en naît cette fameuse douleur devant l’irréparable.

Ce qui est annoncé, ou promis, à ceux là, c’est de [paraklèthèsontai] : il s’agit du futur passif du verbe [parakaléoo] qui signifie d’abord appeler auprès de soi, mander ou s’adresser à quelqu’un pour obtenir quelque chose, ensuite, invoquer ou inviter. Mais le mot signifie encore exhorter, conseiller, et de là consoler, et exciter ou faire naître. Ici, au passif, on voit qu’il s’agit de se retrouver en proximité, d’avoir quelqu’un qui vous parle, qui vous conseille, qui vous console, et même qui fait renaître et repartir votre vie d’un autre pied. C’est finalement tout un processus, souvent un peu occulté par le seul verbe « consoler ». Car on voit qu’il ne s’agit pas que d’un seul réconfort moral, de gentilles paroles dites à peu de frais et dont on se demande d’ailleurs si leur but réel n’est pas d’arrêter chez l’autre un épanchement qu’on a du mal à supporter : celui qui console va se faire proche, il va se tenir durablement dans la proximité, donc il va écouter beaucoup, il va offrir un espace de liberté où l’autre va pouvoir être soi-même, épancher sa douleur. Mais il va aussi lui demander, il va avoir besoin de celui-là même qui est dans la douleur, et lui offrir un lieu pour donner à nouveau, car c’est le chemin de la vie. Il va lui parler à son tour : peut-être avec des conseils ? Peut-être simplement pour faire écho à ce qu’il entend et face à quoi il est lui aussi impuissant. Que peut-on face à l’irréparable ? Mais le terme de son œuvre, c’est bien que l’autre se relance, que la vie renaisse, qu’un nouveau projet s’ébauche, que la nouvelle situation crée par l’irruption de l’irréparable ne soit plus un terme mais une étape et le début de quelque chose de nouveau. Voilà ce qu’est cette fameuse « consolation » promise.

Alors que nous dit cette belle béatitude ? Maintenant que nous avons essayé d’en éclairer les termes, que nous dit-elle ? Ce qui me met la puce à l’oreille, c’est le « ceux-là » : « Très chers me sont ceux qui souffrent l’irréparable, parce que ceux-là seront consolés » Ce mot est totalement inutile pour le sens de la phrase, qui se comprend fort bien sans lui, déjà dans le grec. Alors pourquoi l’avoir ajouté ? Je le comprend comme une invitation à partir de là dans la compréhension de la béatitude : bienheureux ceux qui feront cette expérience de la « consolation » telle qu’on l’a décrite, et surtout si c’est Jésus lui-même qui tient la place du consolateur. Bienheureux ceux qui vivront avec lui une telle proximité, un tel échange, une telle communion. Mais voilà, seuls ceux-là, seuls ceux qui souffrent un mal irréparable feront cette expérience. Ce n’est pas le mal dont il faut se réjouir (même si l’on peut parfois dire après coup « il fallait que j’en passe par là »), mais il y a bien une joie nouvelle et incomparable à entrer dans cette proximité avec le maître.

Il me semble qu’il y a aussi une invitation à prendre l’une et l’autre place : une invitation à partager avec un autre (ou d’autres) nos larmes, une invitation à prendre la place de consolateur, une invitation à faire de nos vies des compagnonnages où l’on est tour à tour dans l’un et l’autre cas, et à donner ainsi de la chair à la présence du seul maître.

Le laboratoire de la parole (dimanche 22 janvier)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous voilà de retour dans l’évangile de Matthieu : ce texte a déjà été commenté ici : Un groupe orienté et ouvert, avec -comme l’indique ce titre- le souci de dégager finalement des « repères d’ecclésialité », des repères pour qu’un groupe quel qu’il soit puisse juger de son authenticité évangélique, de sa qualité de « groupe selon l’évangile ». Je voudrais cette fois-ci suivre Jésus, puisque telle est son injonction, mais le suivre du regard pour commencer.

Au départ, Jésus est au désert « pour être éprouvé« , ce que nous ne savons pas étant donnée la manière dont notre texte est découpé (ou n’est pas introduit). Suite au baptême par Jean, il est parti là où était Jean avant que son activité ne le fasse se tenir au Jourdain. Mais contrairement à Jean, il ne dit rien, il n’annonce rien. C’est comme s’il se tenait en réserve, en attente. Car sitôt entendue l’arrestation de Jean, il sort du désert et tient mot-à-mot la même proclamation que Jean, « convertissez-vous : le royaume des cieux s’est en effet fait tout proche. » Il agit comme s’il reprenait le flambeau ou relevait le drapeau.

La proclamation est la même, mais différente la manière : Jean se tenait à l’embouchure du Jourdain, pas si loin de Jérusalem (plein Est, environ quatre fois la distance de Jérusalem à Bethléem). Il contraignait ceux qui étaient sensibles à son message à venir jusqu’à lui, et c’était le cas d’après Matthieu « de Jérusalem et de toute la Judée« . Jésus, lui, se tient à la plus grande distance possible de Jérusalem, tout au Nord, et même sur la rive Nord du lac de Tibériade (aujourd’hui, Mer de Kinnereth). Il n’est pas très loin de l’actuel plateau du Golan, dont on sait que les Israéliens l’occupent sur la Syrie : il est sur la frontière, loin des centres du pouvoir.

Il est également loin aussi de la « claire appartenance » à Israël : ceux qui viennent de la Judée vers Jean-Baptiste revendiquent une « pureté » d’appartenance au peuple choisi, ils revendiquent des lignées israélites endogames. Tel n’est pas le cas dans la « Galilée des Nations« , parcourue et même habitée par ceux des Nations, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas du peuple d’Israël : la Galilée, c’est le lieu des rencontres et des « mélanges », c’est le lieu où s’installent ceux qui sont revenus plus tardivement de l’exil en terre étrangère, justement parce qu’ils y avaient contracté mariage, fondé une famille. C’est le lieu de la compromission au regard des Judéens, de l’implication avec le monde à leurs propres yeux sans doute. Or c’est là que Jésus choisit de circuler.

D’autre part, s’il a un point d’ancrage à Capharnaüm, Jésus n’y demeure pas, mais c’est lui qui parcourt le pays : il circule « au bord de la Mer de Galilée« , et même « il circulait dans la Galilée entière » ! On ne vient pas le trouver, c’est lui qui vient trouver les gens. Ainsi, on sait où venir trouver Jésus si on veut se déplacer : il suffit d’aller à Capharnaüm et on finira bien par le trouver, le voir y revenir. Mais on peut très bien le rencontrer au cours de ses déplacements, vastes et fréquents : et même sans l’avoir cherché. Rencontrer Jean-Baptiste oblige à un choix préalable, il faut se décider à faire le déplacement ; mais rencontrer Jésus ne demande pas nécessairement de choix préalable, ce peut être un fait de circonstance, ce peut aussi être un choix préalable de Jésus lui-même; une initiative de sa part. Et c’est là une dimension très nouvelle, l’initiative constante d’aller au-devant des autres.

Ainsi donc, Jésus se tient en réserve du Baptiste sans rien forcer, il attend « son » temps, et il reprend le flambeau du Baptiste ; mais aussi il reprend ce flambeau à sa manière et inaugure un temps nouveau, ou une nouvelle manière, un nouveau style.

Ce style apparaît particulièrement dans le choix délibéré, très volontaire, de s’associer d’autres. Le fait est fort intéressant parce qu’il est là aussi de son initiative : des groupes se formaient à son époque autour des « maîtres » (les « rabbis »), et plus la réputation de celui-ci était élevée, plus difficile était l’accès à son groupe. Jean-Baptiste avait lui aussi des disciples. Mais ce sont les autres qui sont demandeurs, le « maître » ne demande rien. Ici, le style est exactement inverse : c’est le maître qui sollicite d’autres pour former un groupe autour de lui. C’est aussi un énorme risque pour lui : qui accueille les solliciteurs peut toujours aussi les renvoyer quand il se révèle qu’ils ne conviennent pas ; mais qui prend l’initiative de les appeler assume aussi leurs futures réactions, et jusqu’à leurs trahisons. On dit plaisamment que « Dieu, pour se venger des grands hommes, leur a donné des disciples » : deux mille ans d’histoire ont fait voir en tous cas que ceux qui se réclament de Jésus peuvent ô combien ne pas lui être fidèles…

On voit en tous cas que d’emblée, sans attendre, avant même que son ministère ait pris de l’extension, Jésus veut ne pas être seul. Pourquoi ? C’est une question qui mérite d’être posée.

Que nous est-il dit ? « Or en circulant au bord de la Mer de Galilée, il voit deux frères, Simon, appelé Pierre, et André son frère, qui jettent un épervier dans la mer : il étaient en effet pêcheurs. Et il leur dit : ici, derrière moi, et je vous ferai pêcheurs des hommes. Et eux aussitôt laissant là les filets le suivent. Et de là il avance, il voit deux autres frères, Jacques –celui de Zébédée– et Jean son frère, dans le bateau avec Zébédée leur père, qui réparent leurs filets, et il les appelle. Et eux aussitôt laissant le bateau et leur père le suivent. » C’est en circulant qu’il les voit : ce n’est pas un déplacement fait dans cette intention précise. Autrement dit, ce n’est pas la réputation ou les qualités bien connues de tous qui ont provoqué chez Jésus le déplacement : « Tiens, Simon et André feraient bien dans mon groupe ! » Non, sans être le hasard, c’est un choix « en passant »… c’est-à-dire en faisant autre chose. Le but reste et restera autre chose, l’appel de certains dans le groupe qui marche avec Jésus est tout entier orienté vers cette autre chose. Ces personnes ne sont pas « importantes », ni avant d’être choisies pour avoir provoqué le déplacement de Jésus, ni après être choisies puisqu’elles le sont en vue d’un but autre.

Les deux fois, il s’agit de frères. Je répète que ce n’est pas un choix facile : dans la bible, les premiers frères sont Caïn et Abel, on sait comment cela finit. La fraternité est un programme, un horizon, non pas une réalité « fleur bleue ». Choisir des frères, c’est prendre à la racine les dissensions de l’humanité, les assumer, avec la claire volonté de les transformer. C’est peut-être aussi pour Jésus assumer dans le groupe qui porte sa mission des tensions inévitables dans notre humanité telle qu’elle est, parce qu’elles peuvent être néanmoins porteuses pour le message « convertissez-vous : le royaume des cieux s’est en effet fait tout proche. », parce qu’elles peuvent aussi montrer comment ce message est transformant en montrant les germes de cette transformation. Choix hardi, et difficile. Ce n’est pas le seul : il choisit un groupe de pêcheurs, puis… un autre groupe de pêcheurs. donc il choisit potentiellement des concurrents ! Nouvelles sources de tension.

J’insiste là-dessus : on se fait souvent une idée du groupe des disciples qui relève du conte de fée, comme s’il était déjà un groupe parfait et accompli. Mais non, on le voit, c’est un groupe qui assume toutes les dimensions qui font les grandes tensions chez les hommes, il n’est pas différent en cela des autres groupes humains. Et vouloir aujourd’hui apparaître comme d’une humanité différente, hors-sol (c’est un des sens symbolique du célibat ecclésiastique, par exemple), est tout simplement passer à côté des choix initiaux de Jésus tels que Matthieu nous les présente ! S’ajouteront encore d’autre tensions : par exemple on peut imaginer qu’entre Matthieu le publicain (donc, pour beaucoup, le « collabo ») et Simon le Zélote (donc le membre d’un groupe armé de résistance à l’occupant), il y avait quelques tensions de nature politique…

L’aspect très volontaire du choix de Jésus s’exprime particulièrement dans le ton et la formule injonctives qu’il emploie : « Ici, derrière moi ! Et je vous ferai pêcheurs des hommes. » Le « Ici ! » demande une obéissance sans délai, une promptitude dans la réponse. Il n’y a pas de négociation : c’est toi et c’est tout de suite. Le « derrière moi ! » dit clairement qui va garder l’initiative et le leadership : pas de promotion prévue, pas de carrière. Ce n’est pas cela. Il s’agit d’une école en fait : « je vous ferai pêcheurs des hommes. » Je ne comprends pas cette phrase comme substituant les hommes au poissons : ce serait les prendre au piège puis les consommer : hélas, j’ai peur que certaines pratiques aient bien été de cet ordre. Mais je la comprends avec un génitif subjectif, « pêcheur pour les hommes » en quelque sorte. Un élargissement à tous d’une activité jusqu’à présent avant tout menée pour eux-mêmes, en vue d’eux-mêmes.

Qu’avons-nous donc appris de notre question initiale : pourquoi Jésus ne veut-il pas être seul ? Manifestement, il a en vue tous les hommes de la « Galilée des Nations » dans laquelle il circule « en enseignant dans leurs synagogues et en clamant l’évangile du royaume et en guérissant toute maladie et toute faiblesse dans le peuple. » Celui qui va se présenter devant les hommes ne va s’y présenter seul, mais au milieu d’un groupe : il n’est pas un « sauveur-discoureur » qui ne fait que passer, avec des recettes toutes-faites répandues à large bouche et sans rester assez pour assumer aussi les difficultés engendrée par celles-ci. Il vient dire non seulement par les paroles mais aussi par l’expérience pratique en cours, au milieu d’une sorte de laboratoire où chacun peut observer ce que cette parole opère. Jésus se présente à tous au risque de l’expérience d’une parole sur l’humanité telle qu’elle est. Sa parole aura la tempérance et la saveur du « vécu » : si elle est du ciel, elle sera aussi de la terre.

Disciples de Jésus, rappelons-nous nous aussi que c’est d’abord son choix de nous avoir fait signe, et que ce n’est pas pour nos hautes qualités. Rappelons-nous que nous sommes à son école, et avant tout pour nous laisser travailler par sa parole,… de sorte que le monde puisse voir comme un laboratoire ce que la parole change, opère, transforme, et aussi les résistances qu’elle suscite : on n’a pas à cacher les difficultés. Une « Eglise » qui cherche à cacher les zones d’ombres est infidèle à sa mission : ce n’est pas parce qu’il y a des zones d’ombre qu’elle est infidèle, c’est parce qu’elle cherche à les cacher. Car la pâte humaine est justement cette glèbe qui a besoin d’être travaillée et remodelée pour devenir humanité nouvelle. C’est notre « Galilée des Nations », notre zone grise et impure. Tout ce que nous sommes, dès lors, toutes nos fausse pistes, toutes nos peines, tout ce qui pèse,… : tout cela a sa place dans notre vie de disciple, dès lors que c’est traversé comme le reste par la parole et sa puissance de travail.