Paix (dimanche 28 mai) – Pentecôte.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte a déjà été commenté ici : Vivre dans l’esprit. Il revient tous les trois ans à l’occasion de la fête de la Pentecôte. Il est extrait d’un ensemble que nous avons tous les ans le dimanche qui suit Pâques (c’est toujours important de remettre un texte dans son contexte, je ne me lasserai jamais de le souligner). Je voudrais cette année m’intéresser de plus près à la « paix », qui revient avec insistance dans ce texte.

Comme dit déjà dans le commentaire précédent, la paix ici est paix ou calme de l’âme : il ne s’agit pas de l’état instauré par un traité. Dans ce dernier cas, la paix s’impose, elle devient une nécessité. Celui qui continuerait la guerre s’opposerait aux pouvoirs en place et à ceux qui les soutiennent. Qu’on le veuille ou non, il faut désormais suspendre les armes. Mais la paix dont il est ici question, c’est celle qui s’établit d’elle-même, celle que l’on constate, celle qui établit la personne dans une absence de frayeur ou d’agitation, qui fait se dissiper toute angoisse ou toute appréhension.

Ce sont les premiers mots de Jésus. On peut comprendre : d’une part, les disciples sont portes closes « du fait de la peur des Juifs » (sans qu’il soit possible de dire si ce sont les Juifs -comprendre : les responsables religieux- qui ont peur des disciples et qui les ont fait enfermer, ou si ce sont les disciples qui ont peur de ceux-ci, et qui se sont barricadés), d’autre part ils se trouvent soudain avec « le mort » au milieu d’eux ! Il y a de quoi être très perturbés. Et les premiers mots de Jésus sont pour établir cette paix en eux, pour que s’apaise tout le tumulte de cette période difficile et de l’évènement particulier de sa visite.

Tympan du narthex de la basilique de Vézelay. Le Christ, au milieu des disciples, répand en eux l’esprit saint : s’ouvre ainsi la porte vers un nouveau chemin de lumière.

Il a un geste, pour établir cette paix : il leur montre ses mains et son côté. Oui, c’est bien lui « le mort », c’est bien lui qu’ils ont vu ou dont ils ont entendu dire qu’il est mort ainsi. Il est bien le même, mais force est de constater qu’il est bien vivant, là au milieu d’eux. Ce constat est absolument central pour que s’établisse la paix que Jésus leur énonce : lui vivant, le pouvoir des autorités s’avère inopérant, anéanti. Le pouvoir de la mort elle-même, d’ailleurs, mais c’est peut-être trop énorme pour qu’ils s’y arrêtent encore à ce moment-là. Et ils ne sont plus menacés, ou plutôt cette menace est elle aussi inopérante ! Et celui qu’ils voient, qu’ils touchent, qu’ils entendent, n’est pas un produit de leur esprit gravement perturbé mais bien la présence tant aimée.

Remarquons que ce geste parfaitement adapté à la situation (se faire tranquillement reconnaître en montrant ses mains et son côté) permet à sa parole de s’accomplir. La paix n’est pas « imposée », elle n’a rien du « calmez-vous » qu’on peut dire à une classe comme un ordre de se maîtriser désormais. Mais ce geste permet à chacun de se laisser doucement pénétrer par un nouveau sentiment, à un apaisement de s’établir chez chacun. C’est de l’intérieur que vient la paix, grâce à ce constat d’une présence « au milieu », et de la présence du « même », de celui-là-même qui a été l’objet de toutes les violences.

C’est là un itinéraire pour notre propre paix. Pour que s’établisse en nous cette paix, si nécessaire face à tous les tumultes qui peuvent nous assaillir, il est bon de constater « au milieu », [éïs to méson], la présence de Jésus. Elle peut prendre sans doute toute sorte de forme, mais elle a un lien avec ce qui provoque notre tumulte : il est bien le « même ». Et c’est de ce constat que s’établit une paix, non une maîtrise de soi mais bien un sentiment profond de joie et de reconnaissance : le verbe employé par Jean pour ce nouvel état des disciples est [ékharèsan]. Le verbe [khaïroo] signifie se réjouir, être habituellement content (habituellement, c’est-à-dire qu’un état nous habite), se plaire à ; que ce verbe soit ici au passif montre que ce nouvel état apaisé et ouvert à la joie, s’impose de lui-même, il n’est pas un acte intérieur.

Mais Jésus n’en reste pas là : alors qu’ils sont dans ce nouvel état intérieur, « il leur dit à nouveau ‘paix à vous’ « . Voilà qui est étonnant ! C’est donc que la paix qu’il veut pour ses disciples n’est pas seulement cet état que nous venons de constater, elle est encore autre chose. Quoi ? D’abord il leur dit : « de même que m’a mandaté le père, je vous accompagne aussi » (je rappelle que les deux verbes en grec ne sont pas les mêmes, et qu’on a tort de les traduire de la même façon), autrement dit il leur assure que cette présence qu’ils constatent maintenant n’est pas un évènement ponctuel, limité dans le temps, mais bien une présence définitive et inamissible -qu’importe si elle est invisible.

Et puis il souffle, il « souffle-dans » (il in-suffle), mais fort : rappelle-vous que nous avons dit déjà qu’il s’agit du soufflet de forge, du vent puissant et tempétueux. Et il ajoute « recevez l’esprit saint« . Non seulement il va être lui-même pour toujours avec eux, il va les accompagner toujours de sa présence source de paix, mais il met un autre en eux, un autre qui s’appelle l’esprit saint. C’est l’esprit du « même », car en mourant, Jean écrit que Jésus « transmit l’esprit« . Le mort a exhalé en mourant ce qui était sa vie la plus profonde, il a donné sa vie, et Jean insiste beaucoup dans son évangile pour faire comprendre que Jésus n’est pas mort parce qu’on lui a ôté la vie, mais qu’il a donné sa vie. Les Romains sont d’ailleurs étonnés de la trouver déjà mort, quand ils viennent briser les jambes des condamnés pour abréger leurs souffrances (ne pouvant plus pousser sur leurs jambes pour respirer, ils vont s’étouffer sous le poids de leur propre corps). Il est mort d’amour. Or c’est cet esprit même, le coeur de son coeur, la vie de sa vie, qu’il vient ici in-suffler.

J’ai pourtant encore un étonnement : un souffle de tempête, un soufflet de forge, n’a rien d’apaisant. Ce n’est pas une brise tranquille, une brise d’été. Ce n’est pas la caresse d’un souffle d’air. Alors quoi ?! Peut-être est-ce pour dire que la paix qu’il veut nous donner, « c’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je vous donne, ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne« , n’est pas une paix comme les autres, n’est pas une paix comme celle que nous connaissons déjà. Elle est la paix de l’esprit exhalé et donné an mourant, en étant l’objet de toutes les violences, en subissant souffrances et tortures. Elle est une sorte de paix par-delà, elle est une paix qui fait du tumulte, mais pas le même tumulte. Elle est une paix qui dérange, une paix qui n’est pas une absence de tempête mais une paix établie par la tempête, la paix de la tempête. Grand souffle d’air frais qui emporte on ne sait où. La paix qui nous apprend à dire : qu’importe où je vais, si c’est avec toi.

Demander la gloire (dimanche 21 mai)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte, le début de ce qu’il est convenu d’appeler la « prière sacerdotale », a déjà été commenté Vivre et aimer. Il s’agit des mots que Jean choisit de mettre dans la bouche de Jésus à l’issue de sa longue prise de parole appelée parfois « discours d’adieu » : devant l’imminence de son arrestation et de sa fin, Jésus adresse aux disciples d’ultimes paroles et, pour finir, s’adresse à haute voix devant eux à son père -ce qui est encore une manière de s’adresser aussi à eux, en les faisant témoins de son intimité avec son père.

Je suis frappé cette année, en relisant ce passage, par ce thème de la « gloire », qui me semble quelque peu inattendu. Le thème est fortement présent dès le premier paragraphe, et on peut le faire ressortir ainsi : « Père, elle est venue l’heure : glorifie ton fils de sorte que le fils te glorifie […] Moi je t’ai glorifié sur la terre […]. Et maintenant, toi, glorifie-moi […] avec la gloire que j’avais […] » C’est l’ossature même du début de ce passage, ce qui laisse entendre que c’est la portée première de cette prière. Mais qu’est-ce que c’est que cette « gloire » ? Est-ce vraiment ce qu’il faut demander par-dessus tout au moment de mourir ? Est-ce là l’enjeu ? On sent le décalage…

Je pense que nous avons tous en tête la figure d’Achille, héros homérique s’il en est. Nous n’en avons pas nécessairement une connaissance précise, mais même sans le savoir nous en sommes imprégnés, parce qu’il est dans l’origine même de notre littérature, que sa figure a influencé toutes les figures successives que les écrivains ont inventées. Or Achille choisit une vie courte mais glorieuse, plutôt qu’une existence longue mais sans éclat, en acceptant de partir combattre aux côtés des grecs à Troie. C’est un choix conscient et qui ne demande pour lui aucune délibération, comme une évidence.

Il me semble que notre « idée » de la gloire est celle -là : celle d’un bien précieux entre tous, plus cher que la vie même. Et cela indique même en quoi la gloire consiste : elle est attachée à l’idée de célébrité, de réputation, avec un aspect universel et éclatant, et surtout qui dépasse la seule durée de la vie. Choisir la « gloire », c’est rechercher ce qui dure plus que la vie, ce qui s’étend plus que la vie, dans des cercles d’humanité au-delà de ceux au milieu desquels nous vivons. On voit que demander la gloire va nous attirer ou au contraire nous rebuter suivant la conception que nous avons de la vie : si la trace que nous laissons est pour nous ce qu’il y a de plus précieux, alors nous adhérons. Mais si la vie est pour nous autre chose, et en particulier si rien n’est plus précieux que la vie, la recherche de la gloire nous paraît vaine. Et c’est peut-être ce qui nous semble si curieux dans le début de ce texte.

Le mot en grec vient du verbe [dokéoo], « penser, admettre que, prétendre… » : il engendre ce nom d’action, [doxa], qui signifie d’abord l‘attente et, de là, ce que l’on admet, l’opinion. La [doxa] d’Achille, c’est d’abord la réputation qui, de son vivant, fait naître une attente à son égard : qu’il soit capable de ceci ou cela, qu’il ait telle influence sur le cours des choses. Mais aussi, en mourant jeune à la guerre, en ayant tout fait pour que son camp l’emporte, Achille s’attend que dans les siècles futurs et dans la mémoire des hommes, bien au-delà de la Grèce peut-être, on dise ce qu’il a fait, ce qu’il a été, et les effets impérissables de sa vie dans l’histoire des hommes. Il faut rattacher cela à la conception des Grecs anciens selon laquelle la véritable mort, c’est l’oubli : les rituels des défunts, les commémorations, les anniversaires, tout cela vise à ne pas laisser disparaître dans l’oubli ceux qui ont perdu la vie, sans quoi ils la perdraient tout-à-fait. On comprend le prix de la gloire : en ne s’effaçant jamais de la mémoire des hommes, une personne ne meurt jamais entièrement. Son héroïsation la fait d’ailleurs passer dans le régime d’un monde supra-humain, celui réservé aux immortels.

Jésus aussi meurt jeune : je pense qu’on voit bien comment sa demande de glorification résonne pour nous avec celle d’Achille. Je ne dis pas qu’elle est la même, mais je dis que nous, avec notre éducation, notre culture, l’univers qui est le nôtre, ne pouvons pas les entendre séparément. Ce que les traducteurs en grec de la bible ont rendu par le mot [doxa], avec d’ailleurs une certaine originalité, est le mot hébreu [kabôd] : dans cette langue-là, le mot est associé à l’idée de « poids », c’est l’idée d’un élément dynamique inhérent à la chose même, ce qui appartient à l’être même d’une chose mais qui la manifeste dans un mouvement ou une action intrinsèque. Finalement, la différence entre les deux est réelle, sans être cependant décisive : dans les deux cas il y a l’idée de manifestation, de rayonnement, d’éclat. Mais la [doxa] est forgée par d’autres sur la base de ce qu’une personne a fait, quand le [kabôd] vient de la personne elle-même et se traduit d’abord dans ce qu’elle fait avant d’atteindre d’autres et d’influer sur d’autres.

Que demande donc Jésus, en demandant à son père de « glorifier son fils » ? Bien sûr, au moment où il va perdre sa vie, il lui demande que cette perte même soit plus grande et plus valable que sa vie même. Il dit que ce pour quoi il donne sa vie lui est plus cher que sa vie même. Mais il ne le dit pas d’une « réputation » qu’il voudrait forgée par d’autres, et il ne demande pas à son père de forger lui-même sa réputation dans les cœurs des hommes. Il demande que l’action même qu’il entreprend, celle de perdre sa vie, vienne du plus profond de sa personne et, par là, puisse atteindre à des temps et des espaces qui dépassent de beaucoup les temps présent et les lieux actuels.

Je viens d’écrire une énormité : comment la « passion » pourrait-elle être une « action » ? Comment la mort qu’on lui inflige pourrait-elle être une action de sa part ? Mais c’est, me semble-t-il, le cœur même de sa demande. Parce qu’il a au cœur que cette mort qu’il subit soit une offrande de sa part, elle devient action. Ou plutôt, sans que jamais cette mort ne soit un suicide, l’action de l’offrande (de sa vie) devient plus forte que la suppression (de sa vie) qu’on lui inflige. Il demande que sa mort soit, non pas le terme d’une vie pleine de sens, mais l’acte suprême de vie, le sommet d’intensité de sa vie. Il demande que, par l’offrande de soi, sa mort (subie) soit Vivre.

Pourquoi le demande-t-il ? Cela ne dépend-il pas de sa seule décision, de son libre choix ? Il me semble que non, ou du moins pas tout-à-fait. Il ne dépend que de lui de faire ce choix, de faire de sa mort une offrande par où il ne vive jamais plus intensément qu’en ce moment-là, si pour lui vivre c’est aimer, si pour lui vivre c’est s’offrir et se livrer. Mais que la mort elle-même, objectivement, soit Vie, cela il ne le peut puisqu’elle va précisément le happer et le faire disparaître. C’est son père seul qui pourrait faire une telle chose : Jean prépare déjà son lecteur à la résurrection, mais en lui donnant un sens très précis et très profond. Il ne s’agit pas d’un simple ré-apparition (« Je suis là – Je ne suis plus là – Je suis là »), il s’agit de la vie à jamais dans la mort, de la vie-pour-toujours au maximum d’intensité qu’elle a pu atteindre dans l’offrande de soi.

Jean a pour dire cela également un symbole visuel : pour lui, la mise en croix est le début de l’élévation. Il ne considère pas le moment où le condamné est cloué à la lourde traverse qu’il a portée jusqu’au lieu de son supplice : cet enclouage se fait à terre. Il considère le moment où les bourreaux soulèvent de part et d’autre cette traverse et hissent ainsi le corps du supplicié vers le ciel pour le poser au sommet du mât toujours fixe. Et pour Jean, cette « élévation » est le début du mouvement d’élévation qui l’emmène au ciel. Image saisissante et inoubliable, une fois perçue.

Jésus demande à son père de faire que ce mouvement d’offrande qui part de son cœur, qui est le cœur de son cœur, se répercute et se diffuse jusqu’aux confins du monde et jusqu’à la fin des temps. Et cela, « de sorte que le fils te glorifie« , c’est-à-dire pour faire là aussi apparaître qu’une telle offrande de soi n’a d’égale, ou ne trouve son origine dans autre chose, que le don fait de son fils par un père aimant le monde à la folie. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique.« 

Il me semble alors que ce thème de la gloire a en fait beaucoup de sens pour nous. Il s’agit dans le fond du sens que nous donnons à nos existences et à celles des êtres aimés. La mort est inéluctable, elle viendra séparer cruellement tous ceux qui ne demandent qu’à ne jamais être séparés. La clé que donne Jean, la clé que Jean puise dans sa compréhension du mystère de Jésus, c’est l’offrande. Faire de sa vie une offrande, faire offrande de tout ce que l’on a et de tout ce que l’on est à ceux qu’on aime, c’est le cœur de la vie, à quoi la mort ne peut porter atteinte, où la mort meurt elle-même. Choisir pour lesquels on veut vivre et faire offrande de sa vie, faire offrande de ceux qui nous sont plus chers que la vie et qui pourtant la quittent, c’est se situer dans la résurrection, c’est éterniser son cœur, c’est se disposer à ce que le père de Jésus éternise la personne qui aime dans le rayonnement et l’éclat de son amour. Une telle perspective se construit, c’est l’œuvre d’une vie, c’est une offrande qui s’apprend jour après jour dans le jeu complexe des relations et des évènements quotidiens.

Une relation pneumatique (dimanche 14 mai)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte, qui fait quasiment suite à celui de la semaine passée, a été déjà commenté ici : Jusqu’où mène l’amour mutuel. Je voudrais cette année m’intéresser à l’esprit, à ce qui est dit de lui.

Le contexte est celui du départ de Jésus : les disciples sont secoués parce qu’il leur annonce clairement son départ, et qu’ils ont le sentiment de ne pas savoir pour où. Ils comprennent bien qu’il leur parle de sa mort, et cela les laisse absolument terrifiés et a introduit une tristesse irréparable dans leur cœur. La mort est déroutante, nous ne savons pas ce que c’est, en fait. Mais nous savons que cela bouleverse tout à jamais, que rien n’est plus jamais pareil. Jésus a commencé par leur assurer de son union étroite et intime avec le père, leur faisant remarquer que quelque évènement qu’il puisse survenir, il n’y a à cette profondeur aucun changement : il est à jamais « dans et vers le père« . Et il ajoute que c’est à cette profondeur que les disciples vont pouvoir le retrouver, ou mieux : ne pas le quitter. Si ils croient, alors eux aussi sont dans cette intimité inaltérable, aussi bien avec Jésus qu’avec son père, au point de faire même des œuvres plus grandes que celles qu’ils lui ont vu faire, non qu’ils soient plus grands que lui mais parce que que c’est lui-même, Jésus, qui fait ses œuvres en eux, comme c’est le père qui fait ses œuvres en lui.

Bien, mais comment va se concrétiser cette foi ? Qu’est-elle, si elle a ce rôle et ce pouvoir si déterminants ? Elle est d’abord une pratique, une manière de vivre, une observation de « mes commandements« , dont il vient d’ailleurs de donner une expression nouvelle et ramassée : « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » Plus que jamais, dans cette expression d’un unique commandement se résume tout ce qu’il leur a recommandé précédemment, et plus que jamais aussi, ce commandement est le sien. Ainsi donc, cette foi qui fait rester dans son intimité est premièrement amour mutuel (mais sur le modèle ô combien exigeant de l’amour que Jésus, en cet instant même, est en train de montrer à ses disciples : il offre sa vie pour eux).

Mais il y a aussi un deuxièmement : comme quoi la pratique de l’amour mutuel, aussi juste soit-il, ne suffit pas. Mais la foi est aussi un don : « et moi j’interrogerai le père et il vous donnera un autre paraclet, afin qu’il soit au milieu de vous pour toujours. C’est sur l’instance de Jésus son père que ce don sera fait, autrement dit ce don est directement issu de leur intimité à eux deux. Pas moyen d’être établi dans leur intimité à tous les deux sans ce qui vient précisément de cette intimité : mais justement, Jésus va le demander à son père ! « et il vous donnera un autre paraclet« , il vous le donnera comme il vous a donné son fils. Car toujours il donne. Pour vous, ce don sera un autre paraclet, c’est-à-dire qu’il jouera le rôle qu’a joué Jésus déjà, pendant le temps qu’il était avec les disciples : c’est lui le premier « paraclet », et c’est lui qui s’en va.

Le père de Jésus, sur sa demande, va donner aux disciples « un autre » pour être avec eux, pour les rassurer, les conseiller, les encourager, les affermir… C’est une belle délicatesse de Jésus : on voit qu’il se soucie de ceux qui restent. Mais dans sa situation, celle de quelqu’un conscient qu’il va mourir, qui ne s’en soucierait ? Lui va au-delà du souci, il sait qu’à ceux qu’il aime, il peut fournir justement ce que lui ne pourra plus être : une présence. Et ce faisant, il nous ouvre cette porte à tous : je veux dire cette capacité de fournir à ceux qui nous survivent une présence. Et cette présence, à la différence de la sienne propre, est « pour toujours » ; la formulation de Jean, [éïs ton aïoona], laisse même entendre que c’est une présence qui fait entrer dans le toujours, qui introduit dans ce qui est éternel.

Tout cela nous fait entendre aussi comment Jésus envisage sa mort : non pas tant comme une séparation que comme une fondation. Lui va rester dans et vers le père, comme il l’est déjà, mais va œuvrer plus puissamment encore qu’actuellement, il va être au maximum de l’amour à jamais. Mais il va aussi donner à ses disciples ce qu’il ne leur a pas donné encore, « l’esprit de vérité« , celui qui donne de vivre et de se comporter et de sentir et de choisir exactement comme le fils, qu’il est lui-même de manière unique. Je pense qu’au moment de partir, nous ressentirons tous cette impression profonde d’avoir manqué de temps, de n’avoir pas tout fait ni tout dit, d’avoir encore tant et tant à partager. Jésus n’échappe pas à la règle. Mais il fait voir que ce désir n’est pas vain, et ne devient pas regret : ce désir au contraire s’accomplit dans l’envoi de l’esprit, qui va continuer à donner tout ce qu’il donnait, à faire comprendre tout ce qu’il faisait comprendre, à apporter tout ce qu’il apportait. C’est lui, autrement communiqué, comme par l’intérieur (si le nom « esprit » veut dire quelque chose). Sa mort n’est pas sa fin mais le début d’un changement de régime de la relation avec lui, une relation qui devient « pneumatique » (en grec, esprit se dit « pnéouma »). Et pour nous tous aussi, cela devient possible par lui, avec lui, et en lui.

Fort bien, on ne peut que désirer recevoir cet esprit qui nous garantit de n’être plus jamais absents les uns aux autres. Mais comment le reconnaître ? Comment le repérer ? Comment ne pas s’illusionner ? Là, il y a une différence entre les disciples et les autres. Jésus ne passe pas son temps à faire la différence entre les disciples et les autres, mais il y a quelques registres sur lesquels il fait la différence, et c’est le cas ici. Cet esprit en effet est donné à tous, c’est implicite, mais « le monde ne peut [le] recevoir« , alors que les disciples oui. Quiconque meurt peut avec Jésus prier le père de l’envoyer, mais la question c’est de le recevoir. Et pourquoi le monde ne peut-il pas le recevoir ? c’est qu’il « ne l’observe ni ne le connaît« . Cela est propre au disciple, en cela-même qu’il est disciple. Que fait le disciple ? Il est avec Jésus, il le suit, il l’écoute, il le regarde, il accueille ses paroles, il cherche à conformer sa vie à celle du maître. Ce faisant, il connaît l’esprit. Il connaît l’esprit de Jésus parce qu’il connaît Jésus. Il connaît l’esprit de Jésus dans l’exacte mesure où il connaît Jésus. Plus il développe en lui cette attention du cœur qui fait de lui un disciple, plus il s’ouvre, sans même en avoir conscience, à l’esprit de Jésus, à l’esprit qui est en Jésus.

Ainsi donc, recevoir l’esprit de Jésus va être : recevoir tout ce qui ressemble à Jésus, tout ce qui est reconnu par le disciple comme venant de lui, comme en accord avec lui. Jésus est le critère de l’esprit. Ici, il faut au disciple beaucoup de souplesse, car l’esprit sans doute le surprendra, il ne se trouvera pas forcément là où le disciple l’attendrait, il ne viendra pas forcément là d’où le disciple s’y attendrait. D’ailleurs, cette surprise n’est-elle pas aussi dans la manière de Jésus ? Or justement, il y a une nouvelle surprise, et c’est peut-être là qu’il y a au plus fort un « avant » et un « après » : « vous, vous le connaissez parce qu’il demeure auprès de vous et qu’il sera en vous. » Il y a un présent, « il demeure auprès de vous« , et il y a un futur, « il sera en vous« . Pour le moment, Jésus est proche des disciples, et l’esprit de Jésus est à chercher dans la proximité du disciple. Mais alors, une fois Jésus mort et l’esprit envoyé par le père, il sera « en vous« . La surprise est qu’il ne sera pas à chercher seulement à côté et en dehors, mais qu’il faudra aussi le chercher en soi. . Source d’une confiance sans pareille. Tu es avec moi à jamais, et on ne peut plus proche, dans ma vie même, dans mon être même.

Une fois Jésus parti -et c’est le cas quand Jean écrit tout cela !-, le lien avec lui est à la fois dans le lien avec tous dans l’amour mutuel, dans le repérage des façons de Jésus chez ceux qui nous entourent, et dans notre propre vie, dans ce qui naît en nous comme souvenir de Jésus et élan spontané à faire à sa manière. Et ainsi aussi, par Jésus, avec lui, et en lui, de tout ceux qui sont partis. Nous avons dans l’esprit (associé bien sûr à l’amour mutuel) la garantie d’une communion éternelle à laquelle rien ni personne ne peut porter atteinte. Une nouvelle étape d’union, une union plus forte encore que quand il était vivant. C’est difficile à croire pour les disciples, sans doute, tant l’évidence est pour eux d’une perte et d’une séparation. Mais c’est la foi proposée par Jésus, un démenti à l’expérience, source d’un renouveau et d’une nouvelle expérience.

Une focalisation qui libère (dimanche 7 mai)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous sommes encore dans l’évangile de Jean, mais bien plus loin que la semaine passée, et surtout dans un tout autre contexte : il s’agit maintenant du long « discours d’adieu » mis par Jean dans la bouche de Jésus une fois fait le lavement des pieds. J’ai déjà tenté un commentaire de la première partie de notre passage, le dialogue avec Thomas, Aller vers le père, ainsi qu’un commentaire de la deuxième partie, le dialogue avec Philippe Murmure intérieur.

    Je suis très frappé, à relire ce texte cette fois-ci, par l’attitude de Jésus. Il vient de laver les pieds de ses disciples, c’est-à-dire d’anticiper sa mort : Jean ne raconte pas « d’institution de l’Eucharistie » (comme on dit en anticipant un peu sur la signification postérieure donnée à ce récit), par laquelle il anticipe sa mort, mais il raconte un autre geste qui assume la même fonction anticipatrice. Rappelons-nous en effet que, dans l’esprit du temps, la poussière (nourriture donnée au serpent de la Genèse, « tu te nourriras de la poussière du sol ») est le véhicule des maladies et de la mort : laver les pieds, c’est prendre sur son propre corps, sur ses mains et son visage, la poussière des pieds, c’est transférer sur soi la mort des autres (ou ce qui peut les faire mourir). Le geste n’est pas « purement » symbolique, il a une efficacité reconnue. En faisant ce geste, en assumant cette place à la surprise et à la réticence des disciples, Jésus d’une part assume et anticipe sa mort, d’autre part lui donne sens comme une mort à la place de ceux qu’il aime.

     Maintenant, avec cela en tête, on ne peut qu’être frappé par l’attitude manifestée par Jésus dans ce passage. C’est lui qui encourage ses disciples à ne pas se laisser troubler le cœur ! Et quand Jean écrit « troubler », il s’agit d’un verbe qui signifie un remue-ménage de grande ampleur : il peut aussi bien être employé pour parler du bouillonnement de l’eau ! Ainsi donc, alors même qu’il est lui-même conscient de sa fin imminente, il tient la place de celui qui réconforte ! Voilà qui est bien extraordinaire…

     Quand il dit : « Quand je serai allé… », quand il dit : « … vous savez le chemin. », il ne peut pas ne pas penser à la mort. Comment ne pas frémir intérieurement en prononçant ces mots ? Et c’est sans doute pour cela-même qu’ils ont un côté « euphémisme » : entre amis on parle parfois plus aisément par euphémismes, c’est moins brutal, cela ménage chacun. Ce n’est pas un évitement du réel, ou un déni, mais plutôt une allusion qui suffit à ceux qui se comprennent au-delà des mots : c’est même une forme de complicité entre ceux qui partagent un même secret et portent un même poids.

     Du reste, quand Thomas s’écrie : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas : comment pourrions-nous en savoir le chemin ?! », Jésus répond seulement à la deuxième partie de la remarque, « c’est moi, le chemin ». Mais il se garde de reprendre la première : Thomas en réalité a très bien compris, mais justement il n’est pas tranquille, son cœur est agité -et on le comprend !- et il dit surtout qu’il ne voit pas à quoi tout cela mène. N’est-ce pas la fin ? Et comment réagir devant le fin… C’est un non-sens, apparemment.

     Or c’est là que Jésus parle de foi : « ayez aussi foi en moi », et « c’est moi, le chemin… » Il me semble que c’est inviter à une ré-orientation du regard, ou un ré-ajustement. Si tu regardes ce qui m’arrive, tu es ballotté, remué, dévasté ; mais si tu me regardes, c’est différent. Le chemin n’est pas « ce par quoi je vais passer », le chemin c’est moi. Moi, j’ai confiance en mon père, c’est lui que je regarde : s’il permet ce qui survient, c’est qu’il sait comment à travers tout cela il ne cesse de m’engendrer, moi et tout ce qu’il a fait en moi et par moi et avec moi. Ma focalisation n’est pas une tentative pour « comprendre » (qui serait une manière de dominer), mais purement une attention confiante. Le « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (une parole de psaume que Jean place en dernière parole de Jésus en croix), je le prononce déjà et sans cesse.

      Alors toi, aies la même attitude envers moi : « Vous croyez en dieu, croyez aussi en moi. ». Regarde-moi, sois à l’écoute de ce que je dis, de ce que je sens, des intentions que j’exprime, des projets que je construis (car même ma fin est un projet, je l’anticipe et je lui donne un sens). Aies simplement à cœur de ne pas me laisser seul, à aucun moment. La vie est une grande chose, le cœur humain est une grande chose : aussi fous que puissent paraître mes projets en un instant pareil, crois en moi.

    Quelle leçon de vie ! Et les mots où s’arrêtent notre passage résonnent de manière extraordinaire ici : « Amen amen je vous dis : celui qui croit en moi, les œuvres que je fais, celles-là même il fera, et de plus grandes que celles-là il fera, parce que moi je pars vers le père. » C’est dire clairement que nous n’avons pas à penser que ce qui est dit vaut pour le seul Jésus, parce que c’est lui : nous pouvons oser la même chose, et même de plus grandes, les projets les plus fous, parce qu’il est tout entier « vers le père ».

La porte (dimanche 30 avril)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous voilà à présent avec l’évangile de Jean, après avoir été chez Luc la semaine passée. Restons conscients que nous changeons de planète à chaque fois. Notre texte du jour fait suite, chez Jean, à la guérison de l’aveugle-né et à la polémique qui l’accompagne. J’ai essayé déjà de commenter ce texte dans son entier Entrer et sortir, et je me suis attaché la fois dernière à m’en tenir à sa première partie, la comparaison « de base » qui est ensuite développée en plusieurs étapes Appel à sortir.

Il faut toujours rester conscients, en lisant ces propos qui semblent aériens, sereins et contemplatifs, presque virgiliens, qu’ils s’inscrivent en fait dans une polémique. La conclusion de la comparaison principale : « C’est cette comparaison que leur dit Jésus, eux cependant ne connaissent pas ce que sont les réalités dont il leur parle » laisse transparaître ce contexte, et ce « eux » oblige à remonter plus haut dans le texte pour identification. Ce « eux« , ce sont les pharisiens qui, en l’entendant parler suite à la confession de foi de l’ex-aveugle-né, lui ont dit « Est-ce que nous aussi nous sommes aveugles ? » et à qui il a répondu : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché. Maintenant vous dites : nous voyons. Votre péché demeure.« 

Il leur a, en fait, dans la comparaison principale, parlé du pouvoir d’exclure et de la réalité qui fait référence. La réalité de référence, ce sont les brebis : elles ont leur enclos, elles sont ensemble, et c’est par rapport à elles que tous se définissent : berger, voleur, pirate, étranger. C’est là une nouveauté notable, et pas seulement à l’époque. Toute personne investie d’autorité a une tendance immédiate à s’estimer le centre de référence ; et ce n’est pas seulement cette personne, il en va ainsi aussi des autres, qui ont tendance à tout penser en référence à cette personne investie d’autorité, qu’elle soit pape ou président (ou autre encore : cela s’applique à tous les niveaux). Penser autrement, c’est être vite taxé d’anarchisme. Or ici, ce sont bien les brebis qui sont premières, même s’il s’agit d’une réalité collective et donc mouvante par nature. « Les brebis » ou « le troupeau » sont une somme d’individualités, et quand on aborde cette réalité collective, on est forcément et d’emblée frappé par telle ou telle individualité qui détonne. Mais la comparaison principale employée par Jésus, très clairement, met en avant et au centre « les brebis », un pluriel qui fait unité. Les pharisiens néanmoins ont jeté dehors l’ex-aveugle-né, parce qu’il se distanciait d’eux.

Et cela fait apparaître l’ambiguïté du pouvoir d’exclure : les pharisiens ont ce pouvoir, et il ne leur est contesté par personne -bien plus : ils sont craints pour cela même !-. Or ce pouvoir est par essence un contresens : exclure, c’est diviser le troupeau, quand celui-ci est la réalité de référence. Quand, étant une autorité, je prétends exclure, je révèle surtout mon illégitimité, ou du moins l’incompréhension où je suis du sens de l’autorité qui m’est dévolue. Le regard de l’autorité sur « les brebis » doit être un regard global, un regard qui cherche à en saisir l’unité dans la diversité, un regard qui ne s’arrête pas à sa propre incompréhension du comportement de l’une ou de l’autre. Celui qui prétend exclure, c’est celui dont la pensée ou le comportement prétend être modèle, faire référence. Dans la comparaison principale de Jésus, il y a une nette différence entre « conduire dehors » toutes les brebis ensemble, comportement attendu du berger, et « jeter dehors »comme viennent de le faire les pharisiens.

Mais ceux-ci n’ont pas compris. Rien d’étonnant : puisqu’ils se sont arrogés le statut de référence, ils ne peuvent pas comprendre, et s’ils comprenaient ils ne pourraient pas admettre. Il se passe exactement la même chose dans le pays aujourd’hui, sur un tout autre plan : mêmes rouages, mêmes erreurs, même blocage, même incompréhension… Mais Jésus ne se saisit pas d’une casserole pour briser leur surdité profonde, il prend un biais pour tenter de faire « bouger » les pharisiens.

« Jésus dit donc à nouveau : amen amen je vous dis que moi, je suis la porte des brebis. » Il n’est pas courant de se comparer à une porte : à ma connaissance, Jésus est le seul ! C’est d’autant plus étonnant que, dans la comparaison principale, il n’est question de porte que pour entrer : « Celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis, mais escalade par ailleurs, celui-là est un voleur et un pirate. Celui qui entre par la porte est le berger des brebis« . Cette porte est bien gardée : il y a un portier. On comprend aussi que, pour sortir, il va bien falloir repasser par la porte, mais cette fois-là on n’en reparle plus. Comme si c’était l’entrée, l’accès premier aux brebis, qui était déterminant. La manière d’aller les trouver.

La prétention est énorme : il faut absolument « passer par lui » ! Est-ce donc qu’il veut tout contrôler ? Tout approuver (ou pas) ? Est-ce un nouveau totalitarisme qui ne dit pas son nom ? Pourtant il ne dit pas « je suis le portier », qui est un acteur, mais bien « je suis la porte » : un élément fixe, aisé à trouver (il suffit de faire le tour de l’enclos si on n’est jamais venu), dont tout le monde connaît le fonctionnement. La porte, c’est le pouvoir d’exclure. Elle est ouverte ou fermée. Elle s’ouvre à certains, pas à d’autres : en tous cas, elle le peut. Mais ce n’est pas l’exclusion des brebis qu’elle détermine, puisque celles-ci sont déjà à l’intérieur. Non, elle fait le tri entre les authentiques bergers et les autres. Le pouvoir d’exclure s’exerce, dans cet évangile, exclusivement (c’est le cas de le dire) vis-à-vis des guides.

Pardon, lecteur, mais je ne peux m’empêcher de penser à la traduction de ceci dans l’Eglise romaine : les siècles ont vu beaucoup d’exclusions de membres du troupeau, guides ou suiveurs ; mais les temps les plus récents ont révélé une terrible faille quand il s’agit d’exclure des guides seuls, alors même qu’ils ont adopté (et de façon connue d’autres responsables) des comportements de voleurs et de pirates destructeurs (de vie, d’âme, de corps…). C’est que la référence n’était plus le troupeau : les guides qui se mettent au centre se protègent forcément les uns les autres, car la remise en cause d’un est nécessairement la remise en cause de tous. Ils le sentent bien, les quelques évêques qui poussent à la démission collective. Mais cela a peu d’effet….

Les brebis, elles, ne s’y trompent pas : c’est elles qui ont une infaillibilité ici ! Qui entre par la porte les rassure, c’est un comportement normal, attendu, rassurant. Qui entre autrement est inquiétant : et il y a souvent plus de morts dans un troupeau du fait de la panique que du fait de l’attaque même d’un prédateur. Les brebis sentent quand celui qui entre a le comportement attendu. Et voilà la force du critère des brebis : leur attente, et leur paix. Ce qui correspond à leur désir et les met en paix, collectivement, voilà qui dénote une entrée par la porte, par Jésus. Comme il est la porte, celui qui entre par là « cadre » (c’est le cadre de la porte) avec Jésus. Les brebis n’admettent pas de « fausse monnaie », il ne suffit pas à celui qui entre de proclamer « Jésus, Jésus ! » pour « cadrer » avec lui, mais c’est tout un ensemble plus complexe : un référentiel qui entraîne une désappropriation de soi, un style de vie, une manière d’être, de penser et de vivre, d’entrer en relation…

Le berger authentique, celui qui « cadre » avec Jésus, celui-là fait entrer et sortir les brebis -c’est-à-dire qu’il les met en liberté, tout simplement !- et il trouve pâture pour elles -c’est-à-dire qu’il les voit vivre et remarque ce qui les nourrit, et favorise qu’elles demeurent où elles ont goût à se nourrir et prospérer. Trouver pâture, ce n’est pas dire : là, l’herbe est verte, on s’installe. Seules les brebis savent si elles vont manger ou pas : il faut les regarder, les connaître, les comprendre. Leur obéir, en quelque sorte. La désappropriation du berger « qui cadre » est là aussi, non seulement vis-à-vis de Jésus, mais aussi vis-à-vis des brebis.

Dérangés (dimanche 23 avril).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF

Et revoilà notre si merveilleux récit des pèlerins d’Emmaüs. C’est un récit dont, je l’avoue, je ne me lasse pas, tant il est plein d’une atmosphère intime, joyeuse, émerveillée. J’en ai déjà fait une interprétation assez générale, Chemin d’espoir, et j’ai aussi essayé de suivre le cheminement décrit pour le couple formé par les deux compagnons, un cheminement vers la vie : Résurrection d’un couple. Je voudrais m’attacher cette fois-ci à une question bien précise, qui me fascine toujours, celle de la reconnaissance / disparition du Ressuscité aux regards des deux : « or d’eux sont entrouverts les yeux et ils le reconnaissent : et lui devient caché d’eux. »

C’est absolument fascinant pour moi de constater qu’il y a tout ce temps où le Ressuscité marche avec eux sans qu’ils ne le reconnaissent : ils ne savent pas à partir de quand ce troisième marche avec eux, ils se rendent à peine compte qu’il entre dans leur conversation, à un moment ils s’adressent expressément à lui (mais plutôt sur un ton de reproche), ils l’écoutent finalement longuement, ils le forcent à rester avec eux. Et voilà qu’au moment même ou, enfin, ils le reconnaissent, il disparaît à leur vue ! Mais pourquoi ?! N’est-ce pas justement les frustrer tous des retrouvailles ? Sur un plan simplement humain, c’est sans doute une des plus belles joies que l’on puisse éprouver : se retrouver ! Plus encore si l’on se retrouve alors qu’on pensait ne jamais se revoir ! Alors pourquoi se priver d’une telle joie ?…

Sur le plan littéraire, les « scènes de reconnaissance » sont un grand classique : au théâtre notamment, nombreux sont les dénouements qui s’accomplissent grâce à la reconnaissance que tel personnage est en fait telle personne que l’on croyait perdue ou disparue : c’est la signature même du « happy end », du dénouement heureux par lequel finalement tout s’arrange, par lequel toutes les tribulations précédentes sont finalement acceptées parce qu’elles ont conduit à ces retrouvailles qui font tout pardonner. Mais ici, rien de tel : au moment même de la reconnaissance, pfuittt ! disparu….

Cette comparaison avec d’autres scènes de reconnaissance est peut-être révélatrice. Quand, dans les Fourberies de Scapin, Zerbinette se révèle être finalement la fille d’Argante, tout s’arrange : elle peut bien épouser Léandre sans déchoir (et Géronte, le père de celui-ci, n’en sera plus fâché). Quand s’ajoute l’identification d’Hyacinthe, aimée d’Octave (le fils d’Argante), avec la fille de Géronte qu’on lui imposait comme épouse, tout va bien qui finit bien ! Dans L’Avare, quand Anselme se révèle être finalement Don Thomas d’Alburcy, père de Valère et de Mariane, les deux mariages (Valère-Elise d’une part, Cléante-Mariane d’autre part) peuvent se faire à la satisfaction d’Harpagon. L’aboutissement de ces scènes de reconnaissance, c’est la révélation d’une vérité cachée qui donne un éclairage nouveau sur une réalité sans elle de plus en plus compliquée et insoluble. En fait, il n’y a pas de vraie nouveauté : la nouveauté est la révélation de ce que tous ignoraient et qui change l’interprétation de la réalité en cours. L’histoire peut se poursuivre sur de nouvelles bases, apaisées, sur une « nouvelle normalité » en quelque sorte.

Qu’il en aille ici autrement nous fait peut-être voir des différences bien plus grandes et plus fondamentales : la nouveauté n’est pas seulement ici le dévoilement de ce que l’on ignorait, il s’agit plutôt d’une nouveauté bien plus réelle. Ce n’est pas qu’on l’ignorait, c’est qu’elle n’était pas ! Il faut mesurer ce que cela signifie. Si les deux disciples ne reconnaissent pas leur maître, au point (comique d’ailleurs) de lui dire en face : « Tu es bien le seul à ignorer les évènements de ces jours-ci », c’est parce qu’ils ne peuvent même pas imaginer l’avoir en face d’eux. Luc le dit d’emblée d’ailleurs, et d’une façon si insistante qu’elle est souvent atténuée dans les traductions : « or leurs yeux étaient forcés de ne pas le reconnaître. » On ne peut s’ouvrir à une réalité que si elle est, quelque part dans sa tête, mise au rang des possibles. Ici, nos deux disciples ont même perdu l’espoir : « et nous qui espérions« . Il me semble que nos cœurs « habitués » à l’affirmation de la résurrection sont dans le faux, justement parce qu’ils sont habitués : il nous faudrait revenir à la violence insoutenable de cette affirmation. Et non seulement de cette affirmation mais avant tout et surtout de sa réalité. Affirmer la résurrection est grotesque, pour l’esprit. La réaction normale est celle de l’aréopage d’Athènes en écoutant Paul : « Là-dessus, nous t’écouterons une autre fois ». Et ceux qui croient que Jésus est ressuscité font bien de s’apercevoir à quoi ils croient, à quelle affirmation folle ils accordent crédit.

C’est un petit quelque chose de cette violence, peut-être, qui transparaît dans l’affirmation de Luc : « Et ils s’approchaient du village où ils se rendaient, et lui fait en outre de se rendre plus avant. » Ce « fait en outre » est formé en grec sur la racine [bia], la violence. Et quelle violence ? Il me semble aujourd’hui que c’est une violence faite à leur attachement, tout simplement. A re-fréquenter et écouter cet étranger, qui s’est mine de rien imposé dans leur groupe et leur conversation au point d’en devenir le centre, ils se sont attachés à lui. Si maintenant il s’en va, il va se reproduire un déchirement. Un déchirement sans doute trop voisin, trop proche, trop semblable à celui dont ils sont blessés. C’est qu’à leur insu, en écoutant sa parole, l’attachement qui s’est fait jour vis-à-vis de cet inconnu (mais plus du tout étranger) rejoue l’attachement qu’ils ont vécu vis-à-vis de Jésus. C’est le même amour. Et c’est ce qu’ils se disent après : « Est-ce que notre cœur n’était pas brûlant comme il nous parlait sur le chemin, comme il nous ouvrait les Ecrits ? » Il s’est rejoué la même chose que quand ils marchaient avec lui sur les routes de Palestine, sans qu’ils ne s’en aperçoivent, sans que leur esprit ne se le formule, sans qu’ils en aient tout-à-fait conscience. Dans le fond, ils ne le reconnaissent pas d’abord et puis il disparaît : je crois plutôt qu’ils le reconnaissent d’autant même qu’il disparaît. Il laisse la même blessure au cœur. C’est le même manque, exactement le même, que leur cœur tout brûlant éprouve. Alors c’était donc lui ! Car une seule personne peut laisser cette blessure au cœur par son absence.

Comprends-moi bien, lecteur, et je sais que si tu as perdu un être cher tu me comprendras : quand disparaît l’être aimé, il laisse au cœur une blessure unique qui n’appartient qu’à lui, une blessure qui fait saigner le cœur comme aucune autre, une sorte de présence en creux comme le l’intérieur d’un masque. C’est le même visage, mais du côté creux. Une empreinte qui n’appartient qu’à une seule personne, gravée à jamais dans le cœur comme un sceau dans la cire. Quand se réveille cette blessure, c’est la présence inconfusible de cet autre. Et c’est ce que nous avons à apprendre dans un deuil, à retrouver l’aimé dans cette absence même, dans son caractère unique et particulier, dans ce saignement et cette douleur à jamais inséparable de moi-même. Je pense que c’est cela même qu’ont vécu les deux disciples, mais cette fois-ci -et c’est ce qui est impensable, fou !- à fréquenter quelqu’un dont ils n’ont pas rêvé la présence, mais qu’ils peuvent au contraire attester l’un à l’autre. Non vraiment cette scène de reconnaissance n’est pas le simple dévoilement de la réalité jusqu’alors cachée, mais bien le passage à une nouvelle réalité, entièrement nouvelle, pour lui comme pour eux. Ils sont tous passés de l’autre côtés des choses. Il était avec eux depuis toujours sur le chemin, il est avec eux pour toujours où qu’ils aillent. Pas besoin de le voir. Il est là.

Et il me semble encore, d’autre part, qu’il ne s’agit manifestement pas dans cette nouvelle scène de reconnaissance, d’établir une nouvelle situation « tranquille ». Elle les laisse au contraire totalement intranquilles. Les voilà comme des réacteurs nucléaires en pleine chauffe, le cœur brûlant, qui s’élancent à Jérusalem. Que vont-ils touts faire de cette nouvelle réalité ? Elle en change rien, mais elle change tout. Ils le sentent bien, mais ils ne savent pas comment. Que font-ils les uns et les autres ? Ils se le redisent : il est ressuscité ! Et alors ? Alors… on n’en sait rien. Mais c’est tellement nouveau, comment pourrions-nous, comment pourraient-ils, en mesurer les conséquences ? En tirer des conséquences, tout simplement ? A l’inverse des pièces de théâtre où l’on suggère que les choses vont pouvoir désormais suivre leur cours sans être plus « dérangées », on sent ici que plus rien ne va être semblable, que tout va être dérangé, mais on ne peut pas savoir comment. Alors mon souhait, c’est que nous retrouvions le sens d’être vraiment « dérangés » par cette nouveauté, pour qu’elle nous intranquilise à notre tour : qu’elle nous remue et nous apaise en même temps, qu’elle nous fasse bouger, qu’elle soit source d’une nouveauté incessante et jamais tarie.

Marques de clous (dimanche 16 avril).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Voici revenir ce texte de Jean, toujours le même, huit jours après Pâques. J’ai tenté d’en commenter d’abord la première partie, l’apparition aux apôtres, en insistant sur le contraste entre des fermetures et des ouvertures au long du texte Ouverture, puis j’ai essayé d’en commenter la deuxième partie, l’entrevue avec Thomas, en insistant sur les conditions de la foi Se jeter en lui, et puis je me suis attaché à la brève conclusion, en cherchant à creuser la notion de signe Faire signe. J’ai aussi essayé de revenir sur le groupe des disciples, Une issue au confinement ?, de situer l’un par rapport à l’autre foi et perception Voir et croire, et de creuser la notion de paix Paix à vous.

Je voudrais cette fois-ci m’arrêter plus spécialement à cette façon bien spéciale qu’a Jésus de se présenter désormais, et de se faire reconnaître. Il est entendu, nous en avons parlé la semaine passée, que reconnaître Jésus n’est pas évident, et qu’une raison de cela tient à la surprise. Nul ne s’attend à voir déambuler quelqu’un qu’on a vu mort -et la vison d’un « mort-vivant » est plutôt un thème de film d’horreur ou de littérature fantastique ou vampirique. Il est bien vrai que nous ne nous habituons pas si facilement à la mort d’un être aimé : on l’a présent avec soi, on se surprend à attendre de le voir, on croit l’entendre, etc. Oui mais tout cela est consciemment une aventure intérieure, et il est très choquant de croire voir quelqu’un que l’on sait mort ! C’est un effet de notre attachement, mais nous en sommes les premiers choqués.

Alors Jésus se tient (et se fait voir) « au milieu » de ses disciples, leur souhaite la paix, « et [tout en] disant cela il leur montre ses mains et son côté« . Effet produit : « Les disciples se réjouirent donc en voyant le seigneur« , l’identification et la joie. Ils voient vivant celui qui était mort, et n’en sont pas choqués, il ne s’agit à coup sûr pas d’un fantôme ni d’un mort vivant. C’est d’autant plus remarquable que quand, juste auparavant, Marie la Magdaléenne est venue leur dire qu’elle l’avait rencontré, ils sont restés absolument sans réaction : comme si la chose ne pouvait même pas être prise au sérieux. Et voilà que cette manière de Jésus les convainc d’un seul coup !

Et qu’y a-t-il donc dans ces mains et ce côté, qui les rende aptes à un tel effet ? C’est Thomas qui nous le dit un peu plus bas : « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, n’enfonce mon doigt dans la marque des clous, ni n’enfonce ma main dans son côté, non je ne croirais pas. » Les autres lui ont seulement dit qu’ils avaient aperçus « le seigneur« . Mais lui sait ces détails, et on peut dire qu’il …enfonce le clou ! Il s’agit tout de même d’un paradoxe déconcertant : Jésus n’est plus mort, il devrait donc être rétabli dans son intégrité ! Comment porte-t-il encore ces marques ? Voilà presque une de ces invraisemblances qui font penser qu’une fiction est mal construite, et que vraiment l’auteur a manqué de cohérence. Or ici, c’est à la fois tellement frappant et tellement central que cela semble tout sauf inventé…

Du reste, Jésus entend ces défis de Thomas, même imperceptible il est bien présent, à jamais « au milieu de ses disciples« , et quand il se rend à nouveau perceptible huit jours plus tard, il invite Thomas à faire ce qu’il a dit, lui présentant plaies et marques ouvertes ! Thomas ne s’exécutera pas -du moins Jean ne le dit-il pas- mais confessera sa foi. Mais la conclusion du Maître sera bel et bien de déclarer bienheureux « ceux qui, ne voyant pas, croient néanmoins » : ne voyant pas quoi ? Lui en général, peut-être, mais le sens est sans doute plus précis encore : ne voyant pas la marque des clous et la plaie du côté sur Jésus-plus-mort, mais vivant.

Quel peut donc être le sens de cette permanence ? Car il n’est pas question des traces de la flagellation, ou du casque d’épines : celles-là ne sont pas présentées, ni même mentionnées. Comme si ne comptaient pas l’accumulation de souffrances, mais plutôt la qualité particulière d’un moment de l’itinéraire de sa passion : il veut être reconnu comme celui-qui-a-été-crucifié ([éstaourooménôn] met Matthieu dans la bouche de l’ange, au tombeau ouvert). Jean est le seul qui nous raconte, avec insistance, que s’approchant pour briser les jambes des condamnés (ce qui va les empêcher de se soulever pour respirer et précipiter ainsi leur mort par étouffement, qui est le sort des crucifiés), les Romains constatent qu’il est déjà mort et lui donnent plutôt un coup de grâce, un coup de lance par le côté pour atteindre le cœur, et qu’il en a jailli du sang et de l’eau. Ces marques aux mains et au côté sont les marques-témoins de cet itinéraire bien particulier.

Jésus veut donc se faire reconnaître, et même se faire toucher, par cela même qui caractérise sa mort. Il se montre non autrement vivant que passé par cette mort-là. Il n’est pas vivant parce que « revenu » de la mort, il n’est pas un « revenant » : il est passé à travers, il est de l’autre côté. Il est celui qui n’a pas évité la mort, il n’est pas passé à côté. Mais si son corps en a été transpercé, c’est en fait lui qui l’a transpercée, dans un renversement aussi prodigieux que victorieux. Les souffrances ne comptent pas, Jean n’est pas un « doloriste » : ce qui compte c’est la mort, et qu’elle ait été vaincue, traversée, crevée par le fond. La mort était jusqu’à présent une sorte de gouffre, de trou noir, avalant tout ce qui passait à sa portée. Mais ce « trou noir » est devenu porte, passage, porté à jamais dans le corps même du ressuscité. Celui-ci est devenu à l’inverse une sorte de « trou blanc », avec un pouvoir d’attraction encore plus fort, qui porte à la vie tout ce que la mort pouvait aimanter pour le retenir captif.

Des médecins qui ont étudié le linceul de Turin ont déterminé que ce sont des personnes qui basculent dans la mort au milieu de grandes angoisses chez qui on trouve de l’eau avec le sang dans le cœur. Cela voudrait dire que Jésus a été de ceux-là, qu’il a connu la grande angoisse que connaissent certains humains devant l’approche du gouffre de la mort. Mais cette plaie-là aussi demeure : il est désormais la « pompe à angoisse », non qu’elle n’aie plus lieu (comme non plus la mort n’est pas éliminée), mais la mort ne garde plus rien ni matériellement ni moralement. De l’autre côté où il se tient, il aspire tout à lui et rend chacun à soi-même, sans nulle trace justement. Lui seul a les marques qui font que nous autres sommes délivrés de toute marque de mort quand nous vivons entièrement en lui.

Passer de la peur à la joie (dimanche 9 avril – Pâques)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Un commentaire général de ce texte a été fait ici : Un nouveau dynamisme pour un monde nouveau. Je voudrais cette fois-ci suivre de plus près l’expérience des femmes. Il me semble en effet qu’elle est trop passée sous silence : elles sont les premiers témoins d’un évènement absolument unique, et cependant elles sont presque passées aux oubliettes de l’histoire et surtout de l’institution qu’est devenue l’Eglise, il ne s’en est suivi aucune conséquence pour elles ! Elles seules pourtant ont pu raconter ce qui nous est maintenant rapporté par Matthieu, elles seules ont dit aux autres disciples, aux Douze en particulier. Qu’ont-elles donc vécu ce matin-là ?

Voilà donc deux femmes, « Marie la Magdaléenne et l’autre Marie« , qui vont « voir la sépulture« . Ce ne sera pas une découverte pour elles, puisque Matthieu nous les a montrées présentes au moment même de la mort de Jésus, et toujours présentes à sa sépulture. Il nous a d’ailleurs précisé qu’elles avaient suivi depuis la Galilée : ce sont des fidèles entre les fidèles, pas de celles que l’on nomme et qui accomplissent des actions spectaculaires, mais de celles que rien ne décourage et qui sont là. On a presque l’impression que c’est la désertion complète des autres qui les fait apparaître et qui les met en lumière : elles sont comme ce que la mer laisse sur la plage quand elle redescend. De même qu’à la mort de Jésus, dans Matthieu, la nuit s’est faite laissant apparaître le seul Jésus, de même parmi les disciples le vide s’est fait laissant apparaître les seules femmes.

Cela veut dire qu’il y a une sorte de parenté entre Jésus et ces femmes. C’est lui qui meurt, et qui est vivant, nouveau. Elles sont là, les mêmes, quand il meurt et quand il est vivant. On peut dire qu’elles ont fait corps avec lui quand il est mort, et elles vont s’apercevoir qu’il leur est donné de faire de même quand il est vivant, dans cette nouveauté tellement inattendue.

Pour le moment, elles sont venues « voir la sépulture« . Le verbe [théooréoo] a le sens d’observer avec attention, de manière soutenue. Elles ne sont pas « venue voir », au sens de se renseigner, car elles savent déjà bien ce qui s’est passé, elles y étaient ! Matthieu a d’ailleurs insisté dans les lignes qui précèdent, lors de la déposition et de la sépulture de Jésus, sur le regard des femmes. Elles savent déjà tout. Ce qu’elles viennent faire dès l’aube naissante de ce jour, c’est fixer leurs yeux sur celui qui n’est plus. C’est leur première visite à un mort, elles vont se poser là et laisser leur regard se poser longuement sur sa sépulture pendant que leurs pensées iront à celui qui n’est plus. Elles ne craignent pas les gardes ni les arrestations, pas plus ce matin que l’avant-veille sur le Golgotha. Peut-être est-ce un avantage de leur statut de femme -ou plus exactement de leur absence de statut comme femme ? Tout de même c’est un beau courage, tant était évidente la rage des responsables.

Ce qu’elles voient est époustouflant : un tremblement de terre, un être céleste éblouissant, « comme un éclair« , qui roule la pierre du sépulcre et s’assoit dessus, la garde qui tombe comme morte ! Les scènes de mort ne sont pas finies, le carnage va-t-il continuer ? La terre a déjà tremblé quand le maître est mort, après que les ténèbres se furent « étendues sur toute la terre« . A présent, assistent-elles à un combat entre armée céleste et armée terrestre ? Celui qui vient d’anéantir en un instant une garde entière va-t-il aussi s’attaquer à elles ?

Mais voilà qu’il s’adresse à elles, et en faisant manifestement la part des choses : il ne va pas les traiter comme eux. « Vous, n’ayez pas peur : je sais en effet que vous cherchez Jésus le mis-en-croix » : il est de leur côté, et il a reconnu en elles des alliées. Voilà qui doit être soulageant, même s’il est des amis un peu encombrants et effrayants.

Maintenant, essayons d’imaginer l’effet sur elles, dans tout ce contexte, des paroles suivantes, « il n’est pas ici, il est relevé » ! Pour ces femmes, fidèles entre les fidèles, venues en bravant tout pour être encore un peu avec le Maître, secouées et effrayées par ce qui se déroule sous leurs yeux, entendre « il n’est pas ici… » : mais leur cœur doit s’arrêter de battre ! C’est un tapis qu’on tire sous leur pied ! C’est leur tour d’être, intérieurement, « séïsmées » ! Quant à l’autre élément du message, « il est relevé » ou « il est réveillé » (au passif : sous-entendu « par quelqu’un »), avouons qu’il peut faire penser à des histoires de fantômes. A qui ne fait pas peur l’idée d’un mort debout, en errance ! Et penser à celui qu’elles aiment en cet état, cela doit être profondément perturbant !!! Je crois qu’il faut penser à tout cela pour saisir la véritable révolution mentale consistant à comprendre les choses à partir de « il n’est plus mort » : ce n’est pas qu’un impensé, c’est un impensable. Et au point du message où nous en sommes, je ne vois pas comment les femmes pourraient seulement imaginer partir de là…

L’envoyé ajoute « vite venez voir » et puis « allez dire… ». Puis son « Voilà, je vous l’ai dit » donne à penser que, mission accomplie, il s’en va aussitôt. Que font les femmes ? Elles s’enfuient en courant !!! Qui n’en ferait autant ? Mais là où elles sont uniques, étonnantes, merveilleuses, c’est que dans leur fuite même se joue la transformation. Nous leur devons toute notre foi chrétienne, si nous croyons en la résurrection ! Car tout en quittant avec précipitation ce lieu terrible, se fait jour en leur cœur cette fameuse hypothèse impensable, le « il n’est plus mort », et leur peur, tout en courant, le cède à la joie. Leur course pour quitter (ce lieu) devient course pour aller dire.

Combien dans notre vie y a-t-il de choses que nous voulons fuir, ou que nous voudrions fuir ! Et si nous ne le pouvons pas, l’envie en est plus forte encore. Combien y a-t-il des choses qui nous terrifient ! Mais des femmes nous pouvons apprendre à changer cet élan de fuite en élan de rencontre, et cette terreur en joie. Comment ? Pas de retour en arrière, pas d’affrontement de ce qui nous fait peur. Mais de là où nous sommes, laisser monter en nous un autre point de départ, un « il n’est plus mort » impensable. Comme elles, aller outre, outre ce qui nous tue le coeur et la vie, dans l’outre-mort. Et c’est alors, et alors seulement, qu’a lieu la rencontre avec l’ultime étape, celle du désaisissement : se déprendre de celui qu’elles aiment, le laisser aller, ne plus chercher à se saisir de lui mais plutôt se laisser saisir par lui au fond de soi, au fond des motivations les plus profondes de sa vie.

Procès devant Caïphe (dimanche 2 avril)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Je continue mon projet bancal de commenter le récit de la passion séquence par séquence, mais en alternant les récits d’un évangéliste à un autre. On trouvera dans le dernier, Emporté par la foule, les références aux autres commentaires déjà faits. Cette année, après l’arrestation de Jésus à Gethsémani d’après Luc l’an passé, je m’arrête sur le procès devant Caïphe d’après Matthieu.

Matthieu nous indique tout de suite qu’il faudrait lire ce qui suit comme un diptyque : il y a Jésus, et il y a Pierre. Nous suivrons Jésus, Pierre nous occupera l’année prochaine. Mais il ne faudra pas oublier cette mise en parallèle qui est sans doute très importante pour mieux comprendre : il y a un effet miroir à côté duquel il ne faudra pas passer, entre ce qui se passe à l’intérieur, chez le grand-prêtre, et ce qui se passe à l’extérieur, dans sa cour.

Ainsi, « Ceux qui ont saisi Jésus l’emmènent devant Caïphe le grand-prêtre, où les scribes et les anciens se sont réunis. » Leur pouvoir s’est exercé sur Jésus, on lui a mis la mains dessus (l’expression, symbolique, est tout-à-fait significative) et maintenant on l’entraîne de Gethsémani où on s’est saisi de lui jusque devant le grand-prêtre. Et Caïphe n’est pas seul, il y a avec lui toute une assemblée : les spécialistes des écrits que sont les scribes, et les spécialistes de la religion que sont les anciens. Il y a un écho entre deux verbes employés l’un pour Jésus et l’autre pour les membres de cette assemblée, au moment où tous convergent vers chez Caïphe, car ils n’y vont pas de la même manière.

Pour Jésus, c’est le verbe [ap-agoo] ; pour les scribes et les anciens, c’est le verbe [sun-agoo]. [agoo], c’est toujours conduire, guider. Mais [ap-agoo] c’est conduire hors d’un lieu : c’est le verbe utiliser pour traduire en justice, emmener au supplice ; mais c’est aussi celui employé pour entraîner à l’écart dans une mauvaise intention, et détourner hors du droit chemin. Voilà qui nous décrit tout un univers intentionnel : si Jésus converge chez Caïphe, ce n’est pas de son propre fait, mais c’est la volonté de ceux qui l’y emmènent qui se révèle. [sun-agoo], c’est conduire ensemble : c’est rassembler, réunir, rapprocher, se contracter. Le mot a le même radical que la « Synagogue ». Ainsi, si ce qui caractérise d’emblée Jésus est d’être arraché à quelque chose, d’être tiré hors de son « lieu », ce qui caractérise les autres est cette convergence vers le même but, cette complicité dans un même dessein.

En miroir, on l’a dit, il y a la démarche de Pierre : « Pierre, le suit à distance, jusqu’à la cour du grand prêtre ; et il y entre et s’assoit avec les gardes pour voir la fin. » Pierre est un disciple, et c’est bien le verbe suivre qui est associé à cette qualité dès le début des évangiles. Cette fois, pourtant, la suite est « à distance » : la peur, sans doute, si elle ne le coupe pas encore de son maître, creuse déjà un fossé entre eux. Il va jusqu’à l’ [aolè], qui désigne un espace à l’air libre, souvent la cour d’une maison. Espace libre pour lui, quand Jésus est fait prisonnier. Il s’asseoit avec les [hupèrétaï], mot qui désigne d’abord les rameurs ou les hommes d’équipage, mais finalement tous les subordonnés : eux vaquent en attendant des ordres, lui en attendant l’issue des évènements. Pierre vient librement, là où son maître est entraîné contre sa volonté. Il reste dehors et dans un espace libre, là où son maître est à l’intérieur, détenu. Il attend pour voir la fin, là où son maître est acteur de cette fin.

Et puis nous revoilà à l’intérieur, et pour un long moment. C’est le procès auquel nous assistons. « Les grands prêtres et l‘assemblée siégeante tout entière cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort… » Surprise, le grand-prêtre n’est plus singulier mais pluriel : sans doute y a-t-il là les représentants des grandes familles sacerdotales, et pas seulement le grand-prêtre nommé par le pouvoir civil. Nous aurions donc là le signe d’une mise sous l’éteignoir d’un conflit très important de légitimité entre ceux qui revendiquent une légitimité historique à diriger la religion et ceux, celui surtout, Caïphe, qui tient sa légitimité du pouvoir politique : rappelons que Hérode-le-Grand avait écarté les « historiques » pour nommer des grands-prêtres nés à l’étranger, afin de mieux les contrôler. Mais il semble qu’ici, les rivalités se taisent un instant. C’est sans doute que tous se sentent menacés par Jésus. Sa manière d’être et son approche de la loi et des écritures menacent dans leurs fondements leur pouvoir.

Du reste, il est clair que ce procès sera entièrement à charge. Le but est avoué, « pour le faire mettre à mort« . On sait déjà qu’il faudra, pour l’exécution de la sentence de mort, l’aval de l’autorité de l’occupant romain, mais il faut d’abord énoncer cette sentence. Si les jeux sont déjà faits, on peut se demander quel besoin il y a d’un procès ! Mais c’est qu’il s’agit précisément pour eux tous de sauver leur légitimité et leur autorité : il est donc capital que les apparences institutionnelles soient sauves. Ce sont précisément elles que la prédication de Jésus menace. Procès il y aura, mais ce sera un procès à charge. Mais la recherche du moyen d’emblée ne s’affirme pas simple : ils cherchent « un pseudo-témoignage« , car un témoignage au sujet d’un acte ou d’une parole qui mérite la mort n’est pas simple à dénicher. Du reste, continue le texte, « … et ils n’en trouvaient pas parmi les nombreux faux-témoins s’avançant.« 

Je suis tout de même étonné que l’affaire soit si mal montée. Comment ! Voilà des hommes qui sont nombreux, qui ont une autorité reconnue (même si pas forcément appréciée), qui ont un projet précis : ils sont suffisamment au pouvoir pour que soient nombreuses les personnes prêtes à faire ce que ces hommes leur demandent, prêtes à mentir devant un tribunal (il est vrai que l’assemblée leur est d’avance acquise), et ils ne parviennent pas à trouver le témoignage qu’il leur faut ? Cela montre une belle impréparation. Mais dans l’esprit de Matthieu, nous comprenons aussi, en creux, que cela montre que face à Jésus, il s’avère impossible de montrer même au prix de la vérité -mais en restant tout de même crédible : car rappelons-le, il s’agit de sauver l’institution !- impossible de montrer Jésus en défaut, de le montrer transgressant la loi ou les écrits au point de mériter à l’évidence la mort.

C’est si difficile à croire, que Matthieu nous donne un exemple. « En dernier s’en approchent deux, qui disent: « Celui-ci a dit : ‘Je peux détruire le sanctuaire du dieu et, en trois jours, le bâtir.’ » C’est le retour sur un épisode que tous les évangélistes rapportent, sans doute parce qu’il a beaucoup marqué les esprits, mais sans doute aussi parce qu’il a effectivement été utilisé dans le procès. Matthieu situe cet épisode dans l’élan même de l’entrée triomphale à Jérusalem (Mt.21,10-13) : « Jésus entre au temple, il jette dehors tous ceux qui vendent et achètent dans le temple. Les tables des changeurs, il les retourne, ainsi que les sièges des vendeurs de colombes. Il leur dit : « Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière. Et vous, vous en faites une caverne de bandits ! » Fin de l’épisode. Il n’y a pas trace de la parole rapportée par les deux derniers témoins, ou même d’une parole approchante (c’est différent chez d’autres évangélistes, mais avec d’autres logiques : nous sommes ici dans l’univers de Matthieu). autrement dit, les faux-témoins rappellent un épisode qui a marqué les esprits et fortement contesté les autorités religieuses (en contestant la manière dont le temple est géré) ; mais pour les besoins de leur cause, ils inventent de toute pièce une parole que Jésus n’a jamais dite.

Et tout le monde le sait, c’est une évidence. « Jésus cependant se taisait« . Nul besoin de s’expliquer sur quelque chose qu’il n’a pas dit. Il est aussi suffisamment en paix pour ne pas avoir à se justifier, à estimer avoir à rétablir la vérité : le ferait-il qu’il entrerait dans une spirale fatale. Mais le silence suffit ; l’assemblée qui le juge, à son grand ennui, est face à un témoignage qui ne paraît même pas vrai. Le grand-prêtre (cette fois, au singulier, c’est Caïphe) est bien ennuyé : « Tu ne réponds rien ? Qu’est-ce qu’ils témoignent à charge contre toi ? » Si seulement Jésus parlait, on pourrait passer des témoignages rapportés à ce qu’il dit à présent, le prendre à partie, le conduire à une parole malheureuse. Mais là, chacun est confronté à un « dossier » vide. » Il faut beaucoup de force pour tenir un tel silence, devant des mensonges aussi révoltants qui s’accumulent, et proférés qui plus est devant une assemblée qui a envie de les accréditer. Il faut une confiance singulière dans le vrai, et aussi être tout-à-fait sûr de la moindre chose que l’on ait dite ou faite. Il faut aussi un recul impressionnant devant la situation, une saisie claire et tranquille des rôles de chacun, de leur autorité véritable. Ce silence tranquille donne tout de la tête et des épaules.

« Le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, dis-nous si toi, tu es le Messie, le Fils de Dieu. » Changement de stratégie, le prévenu est interrogé directement non sur quelque chose qu’il a précédemment dit ou fait, mais sur son identité. La question est particulièrement perverse : demander à quelqu’un une telle chose, demander à une personne évidemment humaine si elle est « messie » d’une part, « fils de dieu » d’autre part est un défi. Le titre de messie, on s’en souvient, Jésus l’a toujours évité et a interdit à ses disciples de le professer à son sujet : la chose a une portée trop politique. Quant à l’autre titre, appliqué à un être humain, il constitue en lui-même un blasphème, même sous forme de question !!!Le grand-prêtre, dans sa rage à obtenir ce qu’il veut, en oublie toute prudence ou mesure.

La réponse de Jésus le lui fait d’ailleurs remarquer : « C’est toi qui dit !  » Il ne s’agit nullement d’un acquiescement, bien plutôt d’un renvoi de responsabilité du tac au tac. Celui qui pose la question doit assumer ses paroles. Et il enchaîne sur son propre message : « sauf que moi, je vous dis :… » L’exception est bien marquée, elle distingue clairement le message faux de son accusateur et juge de son propre message. Et son message à lui n’assume aucun des deux titres énoncés par le grand-prêtre, il se centre sur le titre qui caractérise sa prédication, difficile pour nous à comprendre, et qui lui a été laissé par la prédication ultérieure de ses propres disciples, qui ne l’ont pas repris : celui de « fils de l’homme ».

« Désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » Ce titre, qui appartient au courant de l’apocalyptique, que l’on trouve dans le Livre de Daniel, désigne un être venant avec pleine puissance des sphères célestes pour accomplir le salut promis. Assumé ici, dans les conditions que l’on sait, par un homme réduit à l’impuissance, il sonne de manière dérisoire. Et c’est sans doute précisément pourquoi Jésus l’assume en cet instant. Il n’est pas l’annonce d’un futur : il invite à un regard porté sur le présent, ici-même, avec une autre profondeur. Cet homme debout, c’est « le Fils de l’homme assis« , cet homme jugé devant une assemblée et à la merci de son pouvoir, c’est celui qui est »à la droite de la Puissance« , c’est-à-dire qui exerce la puissance même du dieu unique et agit en son nom, cet homme que l’on accuse faussement de toutes manières de nuit à l’intérieur d’une salle obscure du palais du grand-prêtre, cet homme qui descend au plus bas de l’échelle de la société et maintenant traité en paria, c’est sa manière de venir « sur les nuées du ciel« . Dans cette profession totalement décalée eu égard au spectacle et à la situation, il y a une révélation. C’est maintenant et de cette manière que le dieu unique réalise la promesse attendue et effectue le salut du monde.

La réaction n’a rien à voir avec ce qui vient d’être dit. Elle n’est pas une plaidoirie qui démontre et prouve, elle n’est tirée en rien de ce qui vient d’être dit. Elle est le rugissement trop longtemps réprimé de celui qui n’attendait qu’une parole, quelle qu’elle soit, du prévenu pour en faire un accusé. « Alors le grand prêtre déchire ses vêtements, en disant : « Il a blasphémé ! Quel besoin avons-nous encore des témoins ? Voilà, à l’instant, vous avez entendu le blasphème ! Quel est votre avis ? » Ils répondent et disent : « Il est passible de mort. » Alors ils crachent sur sa face et le giflent ; d’autres le rouent de coups en disant : « Prophétise pour nous, messie ! Qui c’est, celui qui t’a atteint ? » » Un blasphème, c’est une parole qui s’oppose à la divinité, ou qui la tourne en dérision. Jésus, lui n’a fait que donner une interprétation de ce qui est en train de se passer, il a dit que la divinité avait choisi d’accomplir le salut promis à l’instant et à travers la situation qui se déroulait. Mais le consensus de l’assemblée est formé sans avoir jamais reposé sur rien. Les cris passionnés et l’accord spontané tiendront lieu de preuve, les slogans l’emportent sur la recherche de la vérité. Les apparences seront sauves et sauveront les institutions. Mais la réalité est autre, et plus que jamais s’effondrent les institutions : la réalité c’est le salut en train de se réaliser à travers un défi aux apparences, quand la réalité à voir est totalement contraire aux apparences sous lesquelles elle se joue. Le pouvoir des prêtres vient se briser sur celui qu’il condamne, dans une sorte d’aveu d’impuissance à trouver chez lui le moindre reproche méritant sa sentence. Ce pouvoir, qui se fonde sur une parole révélée, est impuissant à révéler quoi que ce soit. C’est la comédie du pouvoir.

Et comment les disciples de Jésus ont-ils pu peu à peu tourner eux-mêmes en une institution ?

L’Ami (dimanche 26 mars)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous voici devant ce récit riche et étonnant de la résurrection de Lazare. J’en ai fait il y a six ans un commentaire général Sortir, et il y a trois ans j’ai commenté la première partie de ce récit, celle où l’on annonce à Jésus la situation de Lazare, Etat de faiblesse. Il conviendrait que je continue avec le deuxième temps de ce récit, celui de la réaction de Jésus une fois reçue cette annonce. L’angle que j’avais choisi était celui de l’aide : comment aider quelqu’un en état de faiblesse ? Je voudrais néanmoins cette fois modifier cet angle, et adopter s’il est possible le point de vue de Lazare lui-même.

« Comme donc il entendit que [Lazare] était en état de faiblesse, alors il demeura au lieu où il était deux jours, ensuite après cela il dit aux disciples : allons en Judée de nouveau. » J’ai déjà indiqué ailleurs que Jean n’utilise pas le mot « malade » à propos de Lazare, mais un mot qui signifie un état de faiblesse, en même temps qu’il suggère une décroissance. Autrement dit, Lazare s’éteint doucement, il s’affaiblit progressivement. Nous savons déjà aussi que Jésus aime Lazare, que celui-ci est le frère de Marthe et de Marie. Jean nous a déjà dit aussi que ce sont ses deux sœurs qui ont envoyé un message à Jésus, d’une justesse parfaite : « Seigneur, vois celui que tu aimes [qui]s’affaiblit« . On ne sait pas si Lazare est au courant de la démarche, ni s’il l’approuve ou la désapprouve : à ce point, c’est comme s’il était déjà hors course.

Sait-il en revanche, après coup, la démarche qui a été faite ? Les deux sœurs ont-elles rapporté à leur frère la démarche qu’elles ont faite, et la réponse de Jésus : « Cette faiblesse n’est pas vers la mort, mais elle est pour la gloire du dieu, afin que le fils du dieu soit glorifié par elle » ? Si non, il n’y a pas de question. Mais si oui, comment a-t-il ressenti et compris une telle réponse ? Car, comme nous l’avons déjà analysé il y a trois ans, cette réponse ne dit pas que Lazare ne va pas mourir : elle dit que cette mort n’est pas le terme ultime de tout. On peut bien sûr, si c’est ce qu’on voudrait entendre, entendre qu’il ne mourra pas, mais ce n’est pas ce qui est dit. Il me semble que cette réponse énigmatique, si elle est parvenue jusqu’à lui, a dû laisser Lazare dans l’incertitude : que va-t-il se passer ? Et puis surtout, qu’est-ce que Jésus va faire ? Car quand on s’adresse à lui, étant donné toutes les choses qu’il accomplit, c’est parce qu’on attend, qu’on espère, qu’il fasse quelque chose.

Mais là, il y a de quoi être totalement déconcerté : « Comme donc il entendit que [Lazare] était en état de faiblesse, alors il demeura au lieu où il était deux jours… » L’insistance un peu lourde de Jean (comme donc… alors…) ne laisse aucun doute sur l’aspect conséquentiel de l’attitude de Jésus. Et c’est bien cela qui est totalement déconcertant : il me semble que quand quelqu’un va mal, la réaction immédiate est au minimum d’aller le, ou la, voir ! Et ici, « il demeura au lieu où il était deux jours« . C’est incompréhensible. Est-ce de la faiblesse ? Car Jésus, il est vrai, est poursuivi par les autorités religieuses, et cette fois-ci d’une façon vraiment efficace et construite. Craint-il pour sa vie ?

En tous cas, notre Lazare ne voit pas venir son ami, il reste seul, il continue de s’affaiblir…. Peut-il ne pas se sentir abandonné ? Sans doute peut-il comprendre que son ami soit retenu ou empêché, le comprendre vraiment, comme quelqu’un qui sait que tout n’est pas possible, et comme un vrai ami qui ne perd pas confiance en son ami. Néanmoins il reste seul avec ses sœurs et sans grand espoir. Il connaît, lui, la dynamique de sa maladie ; il sait, comme le savent tous les « malades », par une intuition profonde que savent écouter les vrais médecins, il sait ce qui lui arrive. Il n’a peut-être personne à qui le dire, et son ami aurait pu être là au moins pour ça. Mais il n’est pas là.

Au bout de deux jours, Jésus « dit aux disciples : allons en Judée de nouveau. » A la bonne heure ! On ne sait toujours pas pourquoi il est resté, car aucune activité ne nous est décrite ni même suggérée, l’incompréhension reste totale. Mais au moins, cette situation a une fin. « Les disciples lui dirent : rabbi, maintenant les Juifs cherchent à te lapider, et tu veux y retourner ? » Eux s’étonnent de ce changement de pied : le risque n’a pas changé. « Jésus répondit : n’y a-t-il pas douze heures dans une journée ? Si quelqu’un circule dans le jour, il ne fait pas de faux pas, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; celui en revanche qui circule dans la nuit fait des faux pas, parce que la lumière n’est pas en lui. » Le rapport entre cette observation générale et l’objection des disciples n’est pas évident. Quand on voit suffisamment clair, on marche correctement, mais quand il fait noir on butte et on risque de tomber : voilà bien une remarque dont, pour juste qu’elle soit, on ne voit pas ici l’utilité.

Et pourtant, à bien considérer cette phrase, il y a un rapport avec l’objection des disciples. Car ceux-ci se sont étonnés du changement de pied de Jésus, de sa décision de retourner en Judée qui vient à l’inverse de sa première attitude qui était de rester là et de n’en pas bouger. Et Jésus parle du passage du jour à la nuit, ou inversement. On pourrait comprendre que s’il ne bougeait pas, c’est qu’il considérait qu’il « faisait nuit » ; et s’il bouge maintenant, s’il marche, c’est qu’il considère qu’il « fait jour » désormais. Quelque chose s’est donc produit qui a fait passer de la nuit au jour, qui autorise désormais de marcher sans faire de faux pas. Quelque chose, mais quoi ?

« Il dit cela, et après cela leur dit : Lazare, notre ami, s’est endormi : mais je me mets en marche afin de le réveiller. » C’est la situation de Lazare qui a changé. C’est bien lui qui est au centre de la préoccupation de son ami. Lazare était dans une situation qui faisait « nuit » pour Jésus, il ne pouvait pas marcher sans risquer le faux pas. Mais maintenant ce n’est plus le cas. Il y a là quelque chose qui nous échappe totalement, c’est ce qui constituait un empêchement pour Jésus. Mais nous avons une certitude, celle que jamais Jésus n’a cessé de penser à Lazare, ni de construire son attitude ou ses choix par rapport à lui. Lazare sait-il que Jésus ne cesse de se positionner par rapport à lui ? J’en doute. Et pourtant c’est le cas. Au Lazare d’aujourd’hui, ce texte vient le dire : même si tu ne le sais pas, même quand tu éprouves surtout son absence, ton Ami désire être avec toi et il est dépendant d’un « jour » ou d’une « nuit » qui lui imposent de se manifester ou pas.

« Les disciples lui dirent donc : seigneur, s’il s’est endormi il sera rétabli ! » Peut-il y avoir meilleur remède au malade que le sommeil réparateur ? « Jésus avait parlé de sa mort, eux croyaient qu’il parlait du repos du sommeil. » Quiproquo complet. « Alors donc il leur dit avec autorité : Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous pour que vous croyiez, si je n’étais pas là ; mais allons à lui ». Lazare est mort, sans son ami, sans l’Ami auprès de lui qui aurait tout changé. Jésus n’a pas fait exprès de ne pas être là, quelque chose l’en a empêché, c’était « la nuit ». Je pense qu’il en est profondément peiné, et ses larmes bientôt le feront voir. Mais « à quelque chose malheur est bon », il trouve tout de même un motif de joie dans cette situation profondément affligeante, c’est que les disciples vont se voir offrir une occasion de renforcer encore leur foi. Mais Jésus veut aller trouver Lazare, même mort.

Pouvons-nous dire que ça ne lui fera ni chaud ni froid ? Une fois mort, on doit être assez indifférent à pas mal de choses… Mais après tout je n’en sais rien, n’ayant jamais été mort. « Thomas appelé Didyme à son tour dit à ses condisciples : allons-y nous aussi pour mourir avec lui. » La perspective de Thomas est assez désespérée : la mort a pour lui un effet diffusif, absorbant. Aller trouver Lazare mort, c’est une folie que Jésus fait et où il va laisser sa propre vie (puisqu’il est recherché dans le but de le faire mourir), la mort de l’un va entraîner la mort de l’autre… alors qu’elle entraîne aussi celle des disciples, et ainsi tout le monde sera mort. Il ne lui vient pas à l’idée que c’est la vie qui pourrait se diffuser à partir de Jésus.

Peut-être est-ce révélateur de la manière dont nous envisageons la mort, comme une puissance ultime et souveraine, que rien ne peut arrêter ni contester. Lazare, lui, est mort dans la confiance envers son Ami, même si c’est dans l’ignorance des raisons qui l’empêchaient d’être là et ne faisaient pas obstacle à sa mort. Mais il faut que la puissance de Jésus soit bien autre, pour que même cela ne l’arrête pas dans son élan. Ce « mais allons à lui » final de Jésus est tout sauf banal. Il va aller à Lazare, jusqu’à Lazare. Pas jusqu’au tombeau de Lazare, ni jusqu’au corps de Lazare, mais jusqu’à Lazare. Son élan va à lui, et le rejoint. Et c’est ce qui va être la vie de Lazare.