Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Ce texte, de manière fort inattendue, est tiré de l’évangile de Jean. Pourquoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Toujours est-il qu’il faut garder cela à l’esprit en le lisant et ne pas projeter sur lui ce que nous avons découvert de l’univers de Matthieu ! Ce texte, je l’ai déjà commenté dans son entier dans L’inattendu. Mais je voudrais m’attacher au regard de Jean-Baptiste.
Jean-Baptiste « regarde Jésus qui vient vers lui« . Jésus est celui qui fait mouvement, qui vient à l’encontre du Baptiste : celui-ci regarde. L’un dirige ses pas, l’autre ses regards. Il y a chez le Baptiste quelque chose d’immobile, quelque chose de figé : non qu’il soit « raide » (encore que…!), mais il est fasciné, il est tout en regard. Il est suspendu, et l’on sent quelque chose d’émerveillé.
Il avoue à peine plus loin : « Moi, je ne le visualisais pas« . Ce n’est pas le même verbe. A présent, dans l’aujourd’hui du texte, Jean-Baptiste fait usage de ses yeux et jouit de la vue, il accueille sensoriellement la lumière et grâce à elle exerce une attention de l’esprit. Mais dans le temps qui précède la veille du texte, il ne « visualisait » pas. Ce verbe [blépoo] porte l’idée de voir, certes, mais aussi celle de se représenter, de se figurer. Il s’agit bien de la forme a priori que notre esprit donne à une chose ou une idée. Jusque-là, Jean-Baptiste avait bien une idée, mais sans doute il « ne voyait pas » comment elle allait se concrétisait. Maintenant, il l’ « envisage », au sens de mettre un visage. Il annonçait bien quelque chose, mais il « ne voyait pas » ce qu’elle serait dans les faits. Maintenant c’est différent, il voit et même il regarde.
Un évènement s’est passé hier, le « hier » de notre texte, qui a tout changé : « J’ai contemplé l’esprit qui descendait comme une colombe du ciel, et qui demeurait sur lui. » Le verbe qu’il utilise là, c’est [théaomaï], contempler, considérer : c’est la même racine que notre « théâtre », que notre « théorie ». Et comment regardons-nous au théâtre ? Nous regardons de tous nos sens, nous écoutons, nous sentons, et en même temps nous considérons, nous réfléchissons, nous nous retrouvons dans ce qui se passe sous nos yeux, nous éprouvons les choses. Nous entrons en résonnance, nous faisons écho, nous nous identifions, nous nous assimilons. C’est un regard transformant : « contempler, c’est devenir ce que l’on regarde » dit sainte Elisabeth de la Trinité. Voilà ce qu’a vécu hier Jean-Baptiste, et qui l’a transformé. Il a vu l’esprit descendre du ciel sur Jésus, d’une part, et il l’a vu demeurer sur lui d’autre part.
Celui qui lui avait donné mission, le dieu auquel il obéit, celui qui a fait de lui Jean-le-Baptiseur, lui avait dit : « Celui sur qui tu verras l’esprit qui descend, et sur qui il demeure, c’est lui qui baptise en esprit saint. » C’est encore le verbe que j’ai traduit par « visualiser » ici : son envoyeur a dit à Jean qu’il visualiserait, que pour lui prendrait forme celui qu’il annonçait par sa pratique baptismale. Non seulement il l’a vu, non seulement celui -là a pris forme pour lui hier, mais cette vision a été transformante. Elle l’a transformé en donnant sens à tout ce qu’il fait. Il sait désormais que c’est « afin qu’il soit manifesté à Israël » qu’il est venu, qu’il prêche, qu’il baptise, qu’il invite à changer. Il sait maintenant en vue de qui il demande et exige tout cela du peuple d’Israël.

Réaliser que Jésus, c’est cet homme-là ; réaliser que l’esprit descend du ciel sur cet homme-là, que le dieu lui donne son propre esprit, est avec lui en communion totale d’esprit, qu’ils n’ont qu’un esprit ; réaliser que sur cet homme l’esprit non seulement descend mais demeure, que c’est à jamais, que c’est en tout, que c’est dans toute situation, que l’esprit ne repartira jamais de lui, qu’il a trouvé en lui sa maison : la colombe partie de l’arche était revenue d’abord sans trouver où se poser, elle n’avait pas trouvé de maison. Mais cette fois ça y est, elle a trouvé sa maison et c’est Jésus. Et par lui, l’esprit du dieu habite chez les hommes, la communion est établie avec toute l’humanité du fait qu’un de celle-ci abrite comme une demeure l’esprit du dieu. Voilà ce qu’a considéré le Baptiste, voilà ce que nous pouvons nous aussi considérer et qui peut transformer notre existence aussi, lui donner sens. Nous savons pour le service de qui nous sommes envoyés, pour le service de qui nous faisons ce que nous faisons : à la fois du dieu, très concrètement de Jésus, et de l’humanité (« c’est afin qu’il soit manifesté à Israël » que je fais ce que je fais).
Et maintenant, Jean est dans l’attention. c’est ce que l’on devine dès le début du passage, et c’est ce que dit le dernier « verbe de la vue » du texte, « Et moi j’ai vu et j’ai témoigné que c’est lui le fils de Dieu. » Le verbe [horaoo] est celui de ce regard attentif, de l’observation, de la veille, du soin même.
La philosophe Simone Weil, décédée en 1943 à Ashford, au sud de Londres, a écrit : « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout, sa pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. »(Simon WEIL, Réflexions sur le bon usage des études scolaires…, 92-93). Cela décrit très bien l’attitude présente de Jean, et ce qui pourrait être aussi notre attitude. Sa pensée, ses préjugés, ce qu’il s’imaginait auparavant, tout cela est suspendu, ou l laissé comme « en-dessous » pour ne pas interférer. Il est tout en disponibilité à ce que Jésus va faire, ce Jésus qui maintenant s’approche (et pour dire quoi ? pour faire quoi ? « Ce que tu voudras… »). Il le regarde s’approcher d’un regard qui domine les envies, les préjugés, les désirs qui l’habitent.
Que fera-t-il une fois arrivé ? Il vient à ma rencontre : que fera-t-il, que dira-t-il ? Il va entrer et demeurer chez moi : qu’il s’y établisse, qu’il fasse tout comme il veut. L’esprit a trouvé en lui sa maison, qu’il trouve en moi la sienne. C’est tout ce qui compte.