Tous les chemins mènent à Bethléem (dimanche 8 janvier)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Revoilà nos mages ! Dans les précédents commentaires de ce passage de l’évangile de Matthieu, toujours le même chaque année, j’ai essayé d’adopter le point de vue des mages, Une longue quête, de Joseph, Interview exclusive, puis d’Hérode, Fixe ton étoile ; je me suis ensuite concentré sur l’étoile, L’étoile de la rencontre, et l’an passé sur l’enfant, L’enfant espérance. Je voudrais cette fois-ci, comme j’ai commencé de le faire durant les dimanches qui ont précédé Noël, m’intéresser à l’Ecriture.

Nos mages, en effet, viennent d’Orient, littéralement de là-où-le-soleil-se lève, ils ne connaissent pas les Ecritures des Juifs. Leurs études, leur pratique, c’est de chercher en observant les étoiles, et ils ont vu justement un astre se lever, qu’ils ont interprété comme l’astre du « roi des Juifs tout juste né« . Ils se sont mis en route. Et comme ils ont vu dans l’astre celui d’un roi, ils se sont rendus dans sa capitale, à Jérusalem. En fait, ils ont quitté l’étoile du regard pour suivre leur présomption : un roi doit être dans la capitale. Et quand ils demandent au palais où se trouve ce roi, c’est une commotion générale !

Ce ne sont donc pas les mages qui ont recours à l’Ecriture, ce sont Hérode et les siens. Hérode qui a fait massacrer tous ceux de sa famille qui pouvaient menacer son pouvoir ; Hérode qui a fait massacrer aussi tous les prêtres légitimes de Jérusalem pour les remplacer par d’autres ramenés d’Egypte ou de Babylone, afin d’être sûr de bien contrôler leur pouvoir. Cet Hérode convoque « tous les grands-prêtres et les scribes du peuple« , c’est-à-dire tout ce qui constitue l’autorité religieuse d’alors, et leur demande « où doit naître le christ« . La question des mages « où est le roi des Juifs tout juste né ? » devient dans la bouche d’Hérode « où doit naître le christ ? »

La « traduction » de la question est fort intéressante ! Les mages ne savent pas dans quoi ils mettent les pieds, ils pensent peut-être qu’ils vont au palais du roi légitime, lequel a dû voir naître à sa grande joie un descendant assurant la pérennité de sa dynastie. A la question qu’il posent, ils attendent sans doute une réponse comme : « venez, il est avec la reine dans ses appartements », ou « il est en nourrice pour l’instant, mon chambellan va vous conduire ». Mais rien de tout cela, une immense émotion au contraire : ils ont appris quelque chose à ceux qu’ils interrogeaient. La question d’Hérode est un aveu autant qu’une confession : un aveu, parce qu’il reconnaît n’être pas lui-même le « christ », c’est-à-dire le légitime et attendu descendant de David. On sait pourtant qu’il a suscité un parti prétendant qu’il l’était, mais ce parti a suscité peu d’adhésion… Donc il avoue, et dans le même temps il confesse, qu’un roi est attendu, un roi porteur de l’onction davidique, un roi héritier des promesses antiques portées par la foi d’Israël. Et c’est dans les Ecritures, fondatrices de cette foi, que ceux convoqués par Hérode vont chercher la réponse à sa question.

Notons tout de même, au passage, que les motivations qui poussent à ouvrir les Ecritures ne sont pas des meilleures : Hérode veut identifier et éliminer un rival, les Ecritures tiennent plus, pour lui, du « livre codé » qui contient des renseignements mystérieux dont il faut néanmoins tenir compte pour arriver à ses fins, elles ne guident pas sa vie, mais elles conditionnent son action. Quant à l’entourage, « les grands-prêtres et les scribes du peuple« , ils plongent dans les Ecritures pour donner une réponse au roi, en montrant au passage leur science, donc leur légitimité : dans le fond, ils partagent la motivation d’Hérode tout en étant dépendants de son terrible pouvoir.

Leur réponse est fondée sur un passage du prophète Michée, « cité librement » comme il est souvent souligné. C’est Matthieu qui, fidèle à son habitude, reprend un passage de manière à le faire concorder avec son propos. Mais voyons le passage tel qu’en lui-même : « Attroupe-toi donc maintenant, bande de pillards ! Qu’ils fassent des travaux de siège contre nous ! Qu’ils frappent de la verge les joues du Juge d’Israël ! Or, c’est de toi Bethléem-Efrata, si peu importante parmi les groupes de Juda, c’est de toi que je veux que sorte celui qui est destiné à dominer sur Israël et dont l’origine remonte aux temps lointains, aux jours antiques. C’est pourquoi il les abandonnera [à eux-mêmes] jusqu’au jour où enfantera celle qui doit enfanter, et où le reste de ses frères viendra retrouver les enfants d’Israël. Lui se lèvera et conduira [son troupeau], grâce à la puissance du Seigneur et du nom glorieux de l’Eternel, son Dieu ; ils demeureront en paix, car dès lors sa grandeur éclatera jusqu’aux confins de la terre. » (Mi.4,14 – 5,3)

Le contexte de la prophétie est celui d’une défaite prévisible du royaume d’Israël, le royaume du Nord, face aux armées assyriennes (« ils« ). La montée de celles-ci est vue comme un châtiment, une punition infligée au peuple infidèle (« bande de pillards« ), qui sera réduit à rien (« qu’ils frappent… »). Mais de ce rien va surgir quelque chose : le prophète annonce que du lieu le plus faible, dans la part de peuple restant la plus faible, naîtra le descendant attendu de David : raison pour laquelle est nommée Béthléem (ville d’origine de David), et raison pour laquelle aussi son origine « remonte aux temps lointains et aux jours antiques » (il s’agit d’un passé maintenant pluri-centenaire). Mais Bethléem est aussi le lieu du tombeau de Rachel, deuxième femme de Jacob et mère notamment de Benjamin, le « petit dernier », né précisément à Bethléem : la mention du « reste de ses frères » peut aussi être une allusion à ce personnage.

Chose tout-à-fait étonnante, c’est en raison même de l’assurance du prophète quant au salut attendu (nommément : la naissance d’un descendant de la lignée de David) qu’il annonce que le peuple va être abandonné à son sort ! (« C’est pourquoi il les abandonnera à eux-mêmes…« ) Autrement dit, le dieu est assez puissant et assez fidèle pour faire renaître de rien (ou presque rien) son peuple. C’est comme le dira Bossuet : « Quand Dieu veut faire voir qu’une œuvre est tout de sa main, il fait perdre tout jusqu’à l’espérance, et puis il agit. » Ainsi donc, cet oracle du prophète Michée vise, dans le contexte d’une attaque assyrienne massive, premièrement à annoncer la défaite totale d’Israël, deuxièmement à en dénoncer la cause comme étant l’infidélité du peuple, et troisièmement à dire encore que le dieu qui permet cela le fait parce qu’il fera surgir du peu qui restera le descendant de David, qui sera le leader d’un peuple renouvelé et fidèle, invincible cette fois et témoin de la grandeur de son dieu devant la terre entière.

L’usage que fait Matthieu de cet oracle, une fois de plus, est assez opportuniste : il le met dans la bouche de l’entourage d’Hérode pour répondre à la question « où le messie doit-il naître ? », là où nous avons vu que la mention de Bethléem n’avait de sens dans l’oracle que pour appeler les noms de David, et peut-être de Benjamin. Ce changement de visée du texte se fait même au prix d’un contre-sens : Bethléem était ce qu’il y a de plus petit, de plus insignifiant, ce qui reste après la destruction par l’Assyrie -car qui s’intéresserait à un petit village dix kilomètres au sud de la capitale ?-, et voilà qu’il est maintenant affirmé au contraire qu’elle n’est pas le plus insignifiant ! Quant à toute la dimension de la défaite totale devant l’adversaire, elle est totalement effacée…

Pourquoi Matthieu en vient-il au contresens ? Est-ce une intention polémique ? Est-ce pour suggérer que ceux qui sont normalement les gardiens des Ecritures en ont un usage et une lecture biaisés ? Ce n’est pas impossible. Pour ceux qui connaissent leur bible, et qui ne sont pas abusés par la citation plutôt arrangée de Matthieu, cela peut suggérer aussi que la « bande de pillards » est constituée par Hérode et son entourage. Autrement dit, que la naissance de l’authentique descendant de David, Jésus, coïncide avec la fin de toutes ces autorités classées infidèles. En tous cas, Hérode envoie les mages à Bethléem.

Ces derniers quittent le roi, mais on ne dit à aucun moment qu’ils lui obéissent. Plutôt troublés, sans doute, par l’atmosphère qu’ils ont rencontrée (n’oublions pas que, de par leurs fonctions, ils sont des habitués des cours royales), ils reviennent plutôt à ce qui les a guidé auparavant : et ils retrouvent l’astre ! Guidés plutôt par leurs idées toutes faites que par l’astre, ils s’étaient rendus à Jérusalem. Voilà maintenant qu’en revenant à cet astre, en le scrutant à nouveau et mieux, ils s’aperçoivent que l’astre leur indique aussi un lieu, ils s’aperçoivent qu’ils trouvent là la réponse à leur questionnement. Et pleins de joie, ils suivent à nouveau l’étoile.

Elle les conduit à Bethléem, mieux : elle les conduit à « l’enfant et sa mère« , ils n’ont plus besoin d’interroger qui que ce soit. Ce n’est pas l’Ecriture qui leur indique le lieu, mais bien l’observation de l’étoile : ils n’avaient pas perçu d’abord qu’elle donnait aussi le lieu. Mais les deux concordent et disent la même chose : l’Ecriture pour les Juifs, l’étoile pour les non-Juifs. Il y a là une audace très étonnante de Matthieu, si l’on suit le texte de près : il nous dit que les Ecritures conduisent à Jésus -même mal lues, même mal comprises- ; mais il nous dit aussi que ceux qui le cherchent sans elles, vont trouver le même Jésus. Il nous dit avec beaucoup d’optimisme que tous les hommes, s’ils suivent le chemin de leur recherche, s’ils approfondissent leur quête sans se laisser prendre par leurs préjugés (et nous en avons tous !), que ce soit par la science, que ce soit par l’étude, que ce soit par la contemplation de la nature, que sais-je ?,… vont aboutir et trouver Jésus. N’est-ce pas là un merveilleux message, le plus universel que l’on puisse imaginer ? La fête de l’Epiphanie nous invite à célébrer celui qui se laisse trouver de tant de manières, et aussi à nous ouvrir à tous les chemins des femmes et des hommes qui cherchent, avec respect et admiration, et à en accueillir la valeur et le résultat.

Parole de berger ! (dimanche 1er janvier)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF

Ah, il s’en passe de belles, dans les champs ! Faut pas venir me dire que c’est toujours la même chose et que c’est monotone ! Parce que le coup du gamin, là, franchement…

On était vers Jabal Harasa, avec nos troupeaux, Shlomo, Yitzak et moi, on venait de Buwaidi’a et on montait lentement vers Har’Homa, un circuit qu’on connaît bien tous les trois, qu’on fait souvent. Quand je dis « nos troupeaux », c’est une manière de parler, vous imaginez : on n’a pas une bête à nous, tous les trois, on n’a pas les moyens ! Non, les bêtes, on nous les confie, voilà, parce qu’on sait s’en occuper, et parce qu’on vit dans les campagnes à l’écart, de jour comme de nuit, alors on dérange personne. Ça coûte pas cher au propriétaire, vous voyez bien, il a pas besoin d’avoir de bergerie puisque les bêtes rentrent pas le soir ! On nous considère pas beaucoup, faut dire, vu qu’on n’est jamais en ville, mais bon : on connaît le métier et ça suffit pour qu’on nous confie des bêtes. Moi, j’ai toujours fait ça, depuis tout petit. Mes parents m’ont appelé Dawid pour ça, faut croire qu’ils avaient déjà leur intention ! Ils se sont dit : « tiens, il gardera les troupeaux autour de Bethléem comme le grand roi David avant qu’il devienne roi », et ils ont trouvé ça marrant de m’appeler comme lui. Alors moi, c’est mon quotidien, sauf que j’suis pas devenu roi, vous voyez…

Bon, mais je vous raconte : on était tous les trois vers Jabal Harasa, les bêtes étaient tranquilles, elles broutaient ce qu’il y avait à prendre et on apercevait devant nous la colline de Har’Homa. J’aime bien quand on passe par là, il y a une belle vue sur les alentours et sur Jérusalem. On discutait pas, on gardait l’oeil sur les troupeaux, quoi. Pi tout d’un coup, y’a un gars : on l’a pas vu venir, ni Shlomo, ni Yitzak, ni moi ! Pourtant j’peux vous dire qu’c’est à découvert par là et qu’on avait l’oeil. Et puis j’sais pas, il était pas facile à regarder, on aurait dit qu’il avait le soleil derrière lui, sur le moment ça m’a juste gêné, j’arrivai pas à m’habituer les yeux : c’est après que je me suis rendu compte que le soleil était derrière nous en fait.

Il avait pas l’air commode, pour autant que j’ai pu voir, le genre costaud qui s’en laisse pas compter. Nous, on n’est pas des mauviettes, vous voyez bien, mais on n’en menait pas large quand même. Et là, il nous dit de pas avoir peur, qu’il venait nous annoncer une grande joie, qu’il y avait eu une naissance à Bethléem. Déjà c’est pas souvent qu’on vient nous annoncer des naissances, à nous, même jamais : ça soucierait qui ? En plus, il utilisait des mots qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, ça faisait ronflant, genre : « ce sera une joie pour tout le peuple », « c’est un sauveur », « c’est le… » messie, qu’il a dit ? ou seigneur ? ou les deux, je sais plus. Bref, j’aurai pu croire qu’il était un peu allumé, le gars, des mots comme ça c’est pas pour nous, c’est pas le genre ! Et puis on aurait dit qu’il s’était trompé d’endroit, qu’il avait loupé le balcon du palais pour faire ses annonces. Mais c’était pas le genre avec qui on discute, vous voyez ? On n’osait même pas se regarder, on n’osait pas penser.

Et puis il nous a dit un truc dont je me rappelle très bien, là, il nous a dit : « Vous trouverez un nourrisson emmailloté, posé dans une mangeoire« . Ça je me rappelle bien, ça m’a frappé : faut dire que nos bêtes, elles mangent jamais dans une mangeoire, pas avec nous en tous cas ! Mais un bébé là-dedans, ça…! Mais on n’a pas eu le temps de se rassurer ou de poser des questions : tout d’un coup, le gars, il était plus tout seul, y en avait des centaines, tous aussi costauds, venus on sait pas d’où, on aurait dit qu’ils étaient sortis de terre ! Mes jambes se sont mises à trembler, heureusement j’avais mon bâton qu’est solide, c’était pas le moment de flancher. Surtout qu’ils se sont mis à parler tous d’une seule voix, une voix forte, ça faisait un vrai tremblement de terre, on aurait dit une armée qui a répété un truc, oh la peur !!! C’était comme le tonnerre qui roule par une nuit d’orage dans la montagne, non c’était pire, on avait l’impression qu’ils allaient nous piétiner en clamant leur truc. Ils disaient « Gloire dans les hauteurs au dieu, et sur la terre paix parmi les homme ses bien-aimés. » Ça montait, ça enflait, c’était assourdissant, et tous ensemble : ça faisait une puissance terrifiante ! Et puis ils se sont éloignés, eux aussi en montant vers Har’Homa, et puis ils se sont comme évanouis vers le ciel, leur grondement les a suivi et il n’est plus resté que le silence…

Oh mon Dieu ! Qu’il faisait du bien ce silence ! J’avais l’impression que mes tripes reprenaient leur place et que mon cœur quittait enfin mes oreilles. On s’est assis tous les trois, on n’arrivait pas à dire quoi que ce soit, on n’osait à peine se regarder. Yitzak a bondi d’un coup : « Les bêtes ! » qu’il a dit, et on a sauté sur nos pieds : mais non, elles broutaient tranquillement, genre « il ne s’est rien passé ». On se sentait encore plus bizarres. On s’est rassis. Shlomo a dit : « Vous croyez que c’était le bon Dieu !? ». Moi, je pensais: « J’aime mieux quand il reste chez lui », mais j’ai fait : « p’têt que t’a raison… ». Yitzak a fait : « Pour sûr qu’il a dû se passer un truc, à Bethléem. » « T’as sûrement raison », que j’y fais. « Faudrait p’têt aller voir ? » qu’y dit, Shlomo. « T’es fou ! », qu’j’y dis, « avec tous ces costauds qui courent la campagne ! » « Y sont r’partis vers Jérusalem », qu’y fait, Yitzak, « par là, y’en a pu. Non, faut y aller ! » Pi les bêtes, qu’est-ce que vous en faites ? » que j’dis. « On les emmène ! » qu’y disent ensemble. « Ça va prendre un bout », que j’pense, mais bon y-z-avaient raison, fallait aller voir, pi quand on aurait vu, on verrait bien…

On rassemble les bêtes, avec les chiens ça c’est plutôt bien passé et ça a pas été si long finalement. On les pousse doucement, elles prennent le rythme, c’est parti mon gars ! Et voilà qu’avant d’arriver à la ville, on tombe sur un abri, mon vieux c’était tout comme j’avais retenu. Y avait un monsieur, Yousef qu’y s’appelait, et sa femme Maryam, et elle venait d’accoucher, enfin : peut-être deux trois heures avant ? Le temps qu’on arrive, en gros ça devait pas être loin de notre invasion par toute l’armée des costauds, là. Et le petit était tout emmailloté, avec les moyens du bord manifestement, mais c’était bien fait quand même ! Il était chou, ce marmot ! Combien de temps que j’en avais pas vu, petits comme ça ! Ah, ça vous entre dans le cœur comme un grand frisson, ça vous courre sur l’échine, ça vous rend tout flageolant… pas tellement différent de l’armée des costauds, finalement, quand j’y pense ! Et il était dans la mangeoire, tout comme ils avaient dit.

La maman, on a dû lui faire un peu peur au début, faut dire que ça fait du bruit toutes ces bêtes, et puis nous on vit toujours à l’écart avec elles, alors forcément… C’est là que j’me suis dit que c’était pas toujours super de faire peur. Le papa est venu un peu au-devant, il nous a demandé ce qu’on voulait, nous on a juste dit qu’on venait voir le p’tit. Ça les a étonné, mais rassuré aussi, et ils avaient l’air heureux. Faut dire, bon : un bébé… ça doit donner du bonheur. « C’est tout comme y z-ont dit », qu’il a fait Shlomo. « Qui ça ? », a demandé le papa, Yousef. Alors, on leur a raconté tout : comment on avait su, le bruit, le gars, l’éblouissement, le message bizarre, et puis tous les costauds et leur voix de tonnerre et le silence après… Ça les a drôlement étonné : tu parles ! Moi, ça m’étonne encore.

La maman, Maryam, elle disait rien, mais on voyait qu’elle en perdait pas une miette. Elle regardait son petit qui dormait, elle l’avait repris dans se bras (j’aurais fait pareil, avec tous ces gens et toutes ces bêtes qu’on était !). Elle avait l’air étonnée et pas étonnée, on aurait dit qu’elle lui parlait, ou qu’elle se parlait, une sorte de regard plein de choses comme si elle comprenait, mais des yeux tout grands comme si elle était vraiment surprise. J’ai toujours ce regard dans le cœur, je peux pas l’oublier.

Bon, pi on est retourné dans la campagne avec nos bêtes, on est repartis vers Har’Homa comme prévu, mais pas trop vite, histoire que les bêtes mangent, pi pour être sûrs que les costauds se soyent bien éloignés. Mais ce qui était nouveau, c’est qu’on se parlait, avec Yitzak et Shlomo. Bon, pas qu’on jactait, on n’est pas comme ça. Mais on avait envie de se redire ce qu’on avait vu, ce qu’on avait entendu, une envie à tous les trois de rien oublier, de bien se mettre tout ça dans la mémoire. Et puis une joie, vous pouvez pas savoir, une joie qui vient d’ailleurs : je sais pas si c’est parce que ça faisait des années que j’avais pas vu un tout petit bébé, ou bien si c’est parce que c’est celui-là, je sais pas dire. Mais j’étais tout transporté et, moi qui vous parle, eh ben ça me porte encore et rien qu’à vous le dire, j’ai une envie de danser. C’est ridicule, hein ? Mais voilà, c’est comme ça.

Une joie simple (dimanche 25 décembre) – Noël

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF

Une grande fête comme celle de Noël comporte une liturgie abondante, et notamment quatre « messes » : celle de la veille au soir, celle de la nuit, celle de l’aurore et celle du jour. Chacune de ces célébrations a son propre lectionnaire, j’ai choisi de prendre celle de la messe de la nuit, la fameuse « messe de minuit ». Elle est célèbre en littérature, sans doute à cause de son côté exceptionnel dans son écrin nocturne, y compris avec une certaine truculence (« Des dindes truffées, Garigou ?« ) ; elle est aussi très populaire et reste pour beaucoup un passage qui « fait » la fête de Noël, même quand on ne fréquente plus les célébrations que de manière occasionnelle ou exceptionnelle.

Du fait de mon choix, je le reconnais, nous voici aujourd’hui avec un passage célèbre des évangiles, celui de la naissance de l’enfant Jésus, et de l’annonce angélique aux bergers du voisinage (la visite des bergers constitue, elle, l’évangile de la « messe de l’aurore »). C’est un passage pris dans l’œuvre de Luc : il nous faut faire attention à cela, qui est loin d’être un détail. Ces derniers temps, nous étions dans l’univers de Matthieu, nous commencions à comprendre et installer sa manière de voir Jésus, mais il nous faut garder présent à l’esprit que tout cela ne compte plus ici et que c’est un autre regard que nous épousons, un autre point de vue sur le mystère de Jésus auquel nous nous plaçons.

« Il arriva en ces jours-là que parût un décret d’auprès de César Auguste : que soit enregistrée toute la terre habitée. » « Ces jours-là » pose qu’il n’y a pas de succession dans le temps avec les évènements précédemment rapportés : la naissance de Jean (qui sera Jean le Baptiseur), le recouvrement de la parole par son père Zacharie et le cantique qu’il a alors chanté, et la mention de la croissance de Jean ainsi que de sa fréquentation des déserts -ce qui lui confère déjà un âge certain ! Or donc, Luc nous annonce un [dogma], littéralement ce-qui-paraît-bon, et qui peut désigner soit une opinion (on comprend : ce qui paraît bon ou juste à chacun, que ce soit en matière de penser ou en matière d’agir), soit un décret, un arrêt (on comprend : une décision prise sensément pour le bien de tous).

Quelle est cette décision, ce décret ? « que soit enregistrée toute la [oïkouménè]. » [oïkéoo], c’est vivre, habiter, occuper un lieu ; la [oïkouménè] (sous-entendue [gè]), c’est la [terre] en train d’être habitée ou occupée. Ces deux dernières traductions seraient légitimes, les Romains sont les occupants d’un vaste empire, et le Prince (on ne parle pas encore d’empereur) peut aussi bien vouloir recenser les zones occupées que la totalité de l’empire. Ce n’est pas tout-à-fait la même opération : le census vise normalement les citoyens romains, il est régulier, et vise non tant le dénombrement que le classement des citoyens. Il n’y a pas d’INSEE à l’époque, on ne veut pas faire de la statistique ni de la prévision. La préoccupation est d’organiser la Cité, de savoir bien sûr sur quelles forces la Cité peut compter, mais aussi d’établir les classes sociales. Les citoyens viennent trouver le Censeur (c’est une des magistratures les plus prestigieuses) et lui déclarent documents à l’appui leur fortune, en fonction de quoi ils sont enregistrés dans une des cinq classes sociales de Rome (et l’on voit que la république romaine est à la fois une oligarchie -c’est un petit nombre qui dirige- et une ploutocratie -ce sont les plus riches qui dirigent- : je rappelle qu’elle a servi de modèle et d’idéal tant pour la Révolution américaine que pour la Révolution française).

Les citoyens Romains ne sont pas qu’à Rome : depuis 89 avant J.-C., tous les hommes libres d’Italie sont citoyens Romains. Mais ces citoyens voyagent aussi dans tout l’empire, s’y implantent, y font des affaires, participent à l’organisation et au gouvernement de l’empire. Le Prince peut vouloir, soit dans la totalité de l’empire, soit uniquement en zone occupée, savoir où il en est des citoyens Romains. Mais le verbe employé par Luc est plus général que recenser, il veut dire inscrire sur un registre, dresser une liste, et cela le plus souvent pour des objets. Et on peut comprendre que le Prince veuille aussi contrôler mieux les populations, notamment occupées : il n’existe pas en France de registres de populations, mais il en existe dans d’autres pays. Par exemple, aux Pays-Bas, il y avait des registres de population et c’est ce qui a permis à l’occupant Nazi d’être aussi rapide et meurtrier dans ses rafles antisémites. Le rappel est sinistre, mais il fait comprendre le genre de décision de contrôle des populations qui est peut-être visé par Luc.

Il n’y a aucune trace, dans tous ce qui nous reste (et c’est assez abondant !) du principat d’Octave, devenu César-Auguste, d’une telle décision. Alors pourquoi Luc commence-t-il par là ? J’y vois deux raisons. La première raison m’apparaît par comparaison : au moment où va naître celui qui fera chanter aux anges « sur la terre, paix aux hommes ses bien-aimés« , une autre volonté universelle décrète « ce qui paraît bon » mais qui est d’une tout autre nature. C’est comme si deux universalités concurrentes se dressaient, l’une qui établit le contrôle, l’autre qui apporte la paix. La pax romana et la pax christi ne sont pas du tout de même nature, n’emploient pas les mêmes moyens, ne visent pas les mêmes buts. L’une vient asseoir une emprise, contrôler, établir la domination des plus riches ; l’autre vient libérer, établir un lien entre le dieu et les plus pauvres.

La deuxième raison est d’expliquer comment « Jésus de Nazareth » est « né à Bethléem », ce qui est un vrai problème de crédibilité pour les premiers disciples. Pour Luc, la solution est que demeurant à Nazareth, les parents de Jésus ont dû se déplacer à Bethléem au moment de sa naissance : la seule explication crédible est un décret général dont la curieuse rédaction imposerait de rassembler les populations dans leurs cités originaires (la société antique n’est pas une société de nations, mais de cités : on est de telle ou telle cité, pas de telle ou telle nationalité), « et ils vont tous se faire enregistrer, chacun dans sa propre ville« . L’explication de Matthieu, je l’ai déjà dit ailleurs, est exactement contraire : la famille vit à Bethléem, où Jésus naît très naturellement, mais c’est une persécution d’Hérode qui la contraint à fuir dans un premier temps en Egypte puis à se ré-installer par prudence loin au nord, à Nazareth.

Et voilà notre famille qui bascule soudain dans la précarité la plus totale : « Joseph aussi par conséquent monte de Galilée, depuis la ville de Nazareth, vers la Judée, dans la ville de David qui est appelée Bethléem, du fait d’être lui-même de la maison et de la descendance de David, pour être enregistré avec Marie qu’il désirait épouser qui était enceinte. » Joseph nous est présentée comme, non seulement de la maison, mais bien de la descendance de David : c’est par lui que Jésus est authentiquement de David, qu’il est « le messie ». De la paternité de Joseph dépend tout simplement et rien moins que la qualité de Messie, de Christ, pour Jésus. Mais en pratique, ces liens remontent à la nuit des temps, pourrait-on dire, personne ne compte plus en pratique avec de telles choses : aujourd’hui la moitié de la population française descend de Saint-Louis, presque la totalité descende Charlemagne ! En fait, c’est aussi oublié que les fameuses « douze tribus d’Israël ».

La conséquence pratique du décret (imaginaire) est un déracinement complet, l’idéologie de l’empire entraîne pour la famille Joseph de se retrouver totalement sans ressource ni repère, sans aucune aide de la parenté qui, concrètement, n’est pas à Bethléem. Chacun peut s’imaginer dans quelle situation il se trouverait s’il devait brutalement se rendre là où était l’ancêtre en ligne paternelle mille ans auparavant. Nous serions à peu près tous à l’étranger, dans la situation de tous les migrants, c’est-à-dire avec fort peu de droits garantis, inspirant la réticence, la peur, le rejet, soumis aux volontés hostiles d’un Etat dont on connaît mal les procédures. C’est exactement la situation de la famille Joseph, dans une autre Cité.

La précarité dramatique de la famille Joseph est augmentée de la situation particulière de Marie : celle-ci est enceinte (le mot évoque clairement une grossesse désormais visible), mais Luc ne dit pas de Marie qu’elle est l’épouse de Joseph, il emploie un mot signifiant que Joseph désire l’épouser, un mot qui peut aussi signifier qu’elle lui est « promise » : en tous cas pas un mot qui signifie que le mariage est accompli. Et cela aussi, sans doute, ajoute à la difficulté de la situation.

Mais voici l’évènement : « Or il advient, alors qu’ils sont là, que s’accomplissent les jours de son accouchement,… » Ce n’était pas prévu, ce n’était pas comme cela que les choses devaient se passer. Fatigue du voyage (non recommandés aux femmes enceintes) ? Angoisse de la situation ? Conditions déplorables ? Toujours est-il que le texte de Luc nous laisse deviner un accouchement avant terme. Un accouchement loin de tout ce que des parents attentifs ont prévu pour ce moment : lit d’enfant, layette appropriée, etc. Rien de tout cela n’est à portée de main, et comme le sentiment de dénuement doit être fort dans des circonstances pareilles !! N’avoir rien de tout ce qu’on a prévu, et avec tant de soin, n’avoir personne sur qui compter, n’avoir pas un lieu pour un évènement que tout le monde sait dangereux tant pour la mère que l’enfant…!

« …et elle accouche de son fils, son premier, et elle l’emmaillote et elle le couche dans une mangeoire, … » On imagine les premières contractions, l’égarement des deux, l’espoir qu’il ne s’agit que d’une alerte, et puis non le processus est enclenché, et la naissance arrive. Et c’est la première naissance, Marie n’a aucune expérience antérieure, mais on devine aussi le soulagement que tout se soit « bien passé », la fierté aussi d’avoir donné le jour à ce premier. Et elle fait, et ils font, tout ce qu’ils peuvent. Ont-ils par précaution emporté des langes ? Ça ne prend peut-être pas beaucoup de place… Joseph et Marie en ont-il fabriqué les jours précédents ou les heures précédentes, avec ce qu’ils avaient ? En ont-ils emprunté ? Cela reste un secret et un souci oublié, pour l’heure ce qui compte c’est que le nouveau-né est emmailloté.

Et pour le coucher ? Une mangeoire ou un râtelier. Je pense que cette dernière traduction est la plus probable : pour nourrir les brebis ou les bœufs, pas vraiment besoin d’un meuble quelconque : on préfère en général étaler au sol, à la fourche, le foin qu’on leur donne. En revanche, pour des ânes ou des chevaux, voire des chameaux, on préfère souvent un râtelier fixé au mur. Mais d’où vient cette soudaine mention ? Luc s’en explique aussitôt : « … pour la raison que ce n’était pas un lieu pour eux dans l’hôtellerie. » Pour les voyageurs, il y a le caravansérail : on y dételle, on y trouve de quoi manger, dormir, etc. Luc n’utilise pas un tel mot, mais un qui veut dire littéralement « où l’on défait les bagages« . Eux n’ont sans doute pas de bagages. Conséquence sans doute de leur déracinement, de leur illégitimité d’étrangers dans cette cité qui n’est en fait pas la leur, de leur absence de parenté réelle en ces lieux. Ils ont trouvé ce qu’ils pouvaient. Ajoutons à cela que personne n’a envie d’accoucher au milieu des allées et venues, ce n’est ni protecteur pour la mère, ni sain pour la mère et l’enfant. Les voilà dans un lieu reculé, témoin d’une activité (l’élevage) devenue secondaire à cette époque, mais entre eux.

Le texte ne s’arrête pas là, il y a encore l’annonce aux bergers. Mais j’ai été trop long, je préfère men tenir à cette première partie du texte, tout en avertissant que le texte n’est pas complet et que tout n’est pas dit ! Pas de boeuf, pas d’âne, pas de naissance de nuit : tout ceci est un folklore qu’on ne trouve pas chez Luc. Mais c’est la pauvreté et le dénuement qui dominent, ainsi que la faiblesse par opposition avec les décrets du pouvoir. La direction de l’univers connu a engendré cette naissance démunie, et pourtant c’est elle qui fait la joie des parents aux cent-coups, parce que rien ne peut ternir la joie indicible de tenir dans ses bras son enfant, le premier, celui qui fait qu’on est désormais une famille, celui qui fait d’un homme et d’une femme des parents. C’est à cette joie simple que nous sommes conviés, une joie toute d’émerveillement les uns devant les autres, sans moyen ni esbroufe, une joie où seul compte ce que chacun est, parce que c’est la seule vraie richesse qui n’écrase personne, en même temps que le seul don pour lequel n’existe aucune contrepartie.

Joyeux Noël !!

Federico Baroccio, Nativité (1597), Huile sur toile 134 x 105, Museo Nacional del Prado, Madrid.

S’engager dans la nuit (dimanche 18 décembre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte magnifique a déjà été commenté ici : Le fils de son amour. J’ai essayé de faire ressortir l’amour de Joseph, tel qu’il me semble transparaître à travers ce texte.

Je voudrais m’attacher plus cette année à la citation que Matthieu fait d’Isaïe, citation qu’il introduit de manière assez solennelle : « Tout cela est survenu afin que soit accompli le mot au sujet du seigneur à travers le prophète disant : voici que la jeune fille concevra en son sein et elle mettra au monde un fils, et on l’appellera de son nom : Emmanuel. » Nous avons déjà vu cette expression et cette manière de Matthieu, à propos d’accomplissement, et nous nous sommes rendus compte que c’est un voile rassurant que met Matthieu pour se donner beaucoup de liberté à découvrir dans les Ecritures un sens bien différent que celui qu’elles livrent par elles-mêmes ! Voyons cela ici.

Au chapitre 7 du livre d’Isaïe, ont trouve en effet : « Alors le prophète reprit : « Ecoutez-donc, maison de David ! Est-ce trop peu pour vous de lasser les hommes que vous vouliez encore lasser mon Dieu? Ah certes! Le Seigneur vous donne de lui-même un signe: Voici, la jeune femme est devenue enceinte, elle va mettre au monde un fils, qu’elle appellera Immanouel. Il se nourrira de crème et de miel, jusqu’à ce qu’il ait du discernement pour repousser le mal et choisir le bien. Or, avant même que l’enfant sache repousser le mal et choisir le bien, la région dont les deux rois te causent des angoisses sera devenue une solitude […]« 

Qu’est-ce que cet oracle ? Le contexte est précisé au début du même chapitre : Jérusalem est attaquée. Le roi de Syrie, allié au roi d’Israël (le royaume du Nord, capitale : Samarie) attaque le roi de Juda (capitale : Jérusalem). Le siège est rigoureux, les forces déséquilibrées, il y a tout lieu de croire que le royaume de Juda va tomber. La crainte est dans tous les cœurs. Mais c’est alors que Isaïe, qui fait partie de la noblesse, qui est un des grands de Juda, reçoit l’inspiration de rejoindre le roi de Juda, Achaz, pour lui délivrer au nom du dieu un tout autre message : le Syrien et son allié, contre toutes les apparences, ne l’emporteront pas. Et pour prouver les choses, le prophète invite le roi à demander le signe de son choix. Le principe est simple : si le signe, même difficile, se réalise, c’est que l’annonce elle aussi va se réaliser.

Or le roi ne demande rien, sous prétexte de « ne pas tenter » le dieu. Il faut comprendre que Achaz croit si peu possible ce qu’annonce son conseiller qu’il demanderait comme preuve une chose tout aussi impossible à ses yeux. Et comme elle ne se réaliserait pas, le dieu apparaîtrait comme mis en échec… ce qui forcément le fâcherait. Achaz, prudent, préfère ne pas mécontenter le dieu et garder pour lui ce qu’il pense. Mais Isaïe n’est pas dupe, il s’agace de cette incrédulité mal cachée et il donne lui-même un signe, et c’est celui d’une naissance : c’est-à-dire le signe de la continuité dynastique ! Au milieu de cette situation épouvantable où la maison d’Achaz semble n’avoir aucun avenir, il révèle que la jeune épouse du roi est enceinte (ce que, sans doute, personne ne sait encore), et cela est le signe que le dieu a choisi, lui, a choisi pour Achaz la continuité de sa dynastie. Ce choix montre qu’il va bel et bien, en cohérence avec ce fait sous peu vérifiable, garantir l’issue heureuse du siège de la capitale et de la guerre syro-éphraïmite : c’est pourquoi le nom de l’enfant est Immanouel, « El »-est-avec-nous.

Le passage cité par Matthieu évoque, pour ceux qui connaissent leurs textes par cœur (c’est le cas de ses premiers lecteurs), l’ensemble de l’oracle, plus long d’ailleurs que ce que j’ai choisi de citer. Mais il ne choisit pas au hasard les mots qu’il épingle. Dans l’ensemble de l’oracle, ces mots concernent bel et bien un signe, un signe d’autre chose. Le signe est quelque chose de tout-à-fait constatable, et qui par son caractère étonnant mais incontestable vient à l’appui d’une autre réalité, celle-là moins évidente. Pour Isaïe, le fait que la jeune femme soit enceinte est seulement cette réalité constatable (disons : bientôt constatable : le prophète en a seulement su la nouvelle avant le roi !), mais déjà signifiante à cause de ce qu’elle suppose. Car en effet, dans une mentalité où toute vie vient de dieu, celui-ci ne donnerait pas la vie à un descendant s’il n’avait évidemment l’intention de faire régner à son tour ce descendant.

Est-ce bien ainsi que Matthieu comprend et utilise ce passage? Pas exactement peut-être. Il vient de raconter l’annonciation faite à Joseph : celui-ci a déjà constaté que sa femme était enceinte, il n’a pas besoin qu’on le lui apprenne ! Au contraire même : plein de respect et d’amour pour sa femme qu’il connaît, il sait bien que ce n’est pas de lui qu’elle est enceinte, mais il ne la soupçonne pas un instant de quoi que ce soit. Il pense plutôt qu’il se passe quelque chose de trop grand pour lui et choisit de rester dans l’ombre, de la protéger des autres en maintenant le mariage déjà conclu par contrat, mais de ne pas passer à la deuxième étape, celle de la vie en commun. Il se dit qu’il n’a pas sa place dans ce qui se passe, qu’il doit rester en retrait. Le message qui lui est délivré pendant son sommeil, en rêve, c’est que ce qui est engagé avec lui doit aller au bout, qu’il faut au contraire qu’il joue à fond son rôle d’époux et de père, que c’est lui qui doit donner à l’enfant son nom c’est-à-dire assumer complètement son rôle de père.

Alors de quoi la grossesse de sa femme est-elle le signe ? Pour Joseph, c’est l’inconnu : le messager nocturne ne lui donne pas de perspective personnelle, il lui demande de sauter le pas d’une aventure dont Joseph a déjà perçu qu’elle était trop pleine de mystère pour qu’il ose s’y lancer de lui-même. Mais peut-être Matthieu veut-il parler d’un signe pour d’autres, pour un plus grand nombre, en expliquant le nom de Jésus, « Yahvé sauve », « car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés ». Peut-être la réalité signifiée et inévidente est-elle celle-là, donnée plutôt au lecteur et à tous les membres du peuple.

Peut-être y a-t-il aussi un message d’espoir pour la première communauté chrétienne ? Elle connaît, au moment où Matthieu compose son évangile, des débuts difficiles. Elle est éprouvée, elle peut penser qu’elle va être submergée et succomber face à l’adversité. Le message pour ces premiers disciples peut être que le dieu qui a donné une descendance à Joseph et à son épouse ne laissera pas non plus sans secours ceux au bénéfice de qui est venu ce nouveau-né. Il ne laissera pas tomber son œuvre.

Et là, le sens est toujours valable pour nous : il semble aujourd’hui que la communauté de l’Eglise s’effondre, qu’elle succombe, que les errances de ses propres responsables et la fermeture au monde de ceux qui s’affichent et se croient des disciples exemplaires la menacent de disparition totale. Mais le message est toujours le même : pour ceux qui s’attachent à la petitesse, aux petites choses, aux petits gestes d’amour, la fidélité du dieu est toujours là. Il a fait naître une fois un tout-petit, que Joseph a nommé « Jésus » : il restera fidèle à ce projet de salut, toujours accessible, « Dieu-avec-nous ».

On voit qu’ici encore, Matthieu utilise ce que nous appelons l’Ancien Testament avec beaucoup de liberté. Il n’ignore pas le sens de la parole qu’il réutilise, bien au contraire : il la connaît suffisamment pour la décaler savamment, juste ce qu’il faut, de manière à infléchir le sens vers le message qui lui tient à cœur. La nouveauté apparue avec Jésus est réelle : c’est un nouvel être qui est né ! Les messages passés sont l’histoire d’une attente et d’un peuple, mais leur aboutissement invite à une véritable réinterprétation dont Jésus même soit la seule norme. L’Ancien Testament n’est plus une règle, et c’est aussi tout le message de Paul (par exemple dans l’épître aux Galates). Mais pour chaque croyant, l’aventure est la même que pour Joseph : s’engager dans la nuit, sans savoir quelles implications sont incluses dans l’engagement à tenir son rôle. La nouveauté est totale, le croyant la découvre au fur et à mesure.

Dans cette fête de Noël qui approche, il me semble que nous sommes tous invités, en ce sens, à être nous aussi « père de Jésus » en acceptant de nous engager dans la nuit de la foi, en acceptant de faire le saut de nous engager plus, et non pas de rester sur le bord parce que tout cela nous dépasse.

Celui qui vient (dimanche 11 décembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le texte d’évangile proposé pour ce dimanche ne fait pas suite au précédent, il est au contraire bien plus loin dans l’évangile de Matthieu. Je l’ai situé et en fait un premier commentaire d’ensemble sous le titre Douloureux passage à la nouveauté.

Ce qui me frappe cette fois-ci, c’est la question du Baptiste : « Toi, es-tu celui-qui-vient, ou [c’est] un autre [que] nous attendons ? » C’est une alternative que Jean-Baptiste a en tête, et qu’il traduit en question. Les questions que nous posons, ou que nous nous posons, révèlent ce que nous avons en tête, la manière dont nous pensons, dont nous abordons les choses ou la réalité. Eventuellement à notre corps défendant : notre histoire, ce que nous avons appris, que ce soit par l’enseignement ou par l’expérience, le monde dans lequel nous nous mouvons et les catégories qui le structurent, tout cela conditionne notre manière de poser des questions.

Et qu’est-ce qui conditionne la question de Jean ? Il y a d’abord son propre ministère : nous avons vu la semaine passée, par le texte reçu, que Jean annonce la présence de « ce » que le dieu avait promis. Présence certes encore voilée aux yeux, mais il appelait justement à dessiller nos yeux et à regarder pour voir cette promesse en cours de réalisation, cette promesse en train de s’accomplir. Il est donc clair dans sa tête que « celui-qui-vient » est un personnage d’actualité, un contemporain.

Et comment a-t-il décrit ce contemporain et son action ? Dans l’évangile de Matthieu, Jean-Baptiste dit d’abord : « Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. » (Mt.3,10) Autrement dit, « celui-qui-vient » vient pour un jugement, et un jugement suivi de sentence exécutoire. Les « méchants » vont être mis à mort et « jetés au feu » du lieu de la condamnation. Terrible perspective !

Il dit encore :  » celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de lui retirer ses sandales. Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. » (Mt.3,11) : « celui-qui-vient » fait une œuvre de puissance et de majesté, une œuvre souveraine. Il plonge tous et chacun « dans l’esprit saint et dans le feu« , quand Jean plonge dans l’eau : autrement dit, Jean plonge dans l’eau d’où, après le déluge, ce monde a émergé, il ramène tous et chacun à sa situation originelle, il fait faire un retour à zéro. Mais « celui-qui-vient » plonge dans une nouvelle réalité, il va faire émerger un nouveau monde dans un déluge de feu (et on pense ici immanquablement à la figure d’Elie, qui fait tomber le feu du ciel). « Celui-qui-vient » fait émerger un nouveau monde dans le feu qui épure en mettant en fusion. Redoutable perspective !

Il dit encore : « Il tient dans sa main la pelle à vanner, il va nettoyer son aire à battre le blé, et il amassera son grain dans le grenier ; quant à la paille, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas.« (Mt.3,12) C’est encore une autre image de jugement, de tri. « Celui-qui-vient » tranche entre ceux qu’il garde (le grain), qu’il met à part dans sa maison (le grenier), et ceux qu’il rejette, qui vont « brûler dans un feu qui ne s’éteint pas. » Il y aura un salut pour certains, une condamnation éternelle pour d’autres. « Celui-qui-vient » divise l’humanité et tranche, comme Salomon ordonnait de trancher l’enfant. Effrayante perspective !

Donc notre Jean-Baptiste a en tête une action souveraine, irrésistible, faisant passer tout le monde au feu purificateur, y laissant éternellement ceux qui seront trouvés mauvais, en retirant pour être dans sa maison ceux qui seront jugés justes. Et cette action a commencé, il faut ouvrir les yeux pour l’apercevoir mais elle est bel et bien à l’œuvre. Or que vit-il à présent, quand il pose sa question ? Il est « dans la prison« , littéralement : dans le lieu où l’on est aux fers. Pour quelle raison ? Le lecteur n’en sait rien… suggérant que Jean-Baptiste non plus, ou du moins que cette raison est totalement injustifiée au regard de tout ce que Matthieu nous a précédemment appris de Jean-Baptiste et de son ministère.

On comprend dès lors avec une autre acuité la question du Baptiste. Vu ce qu’il annonce, il y a un déphasage total avec ce qu’il vit. Où est le jugement qui va établir sa justice contre celle des puissants qui l’ont enfermé ? Où est la mise à part du juste dans la maison de « celui-qui-vient« , et la condamnation définitive de cet Hérode qu’il a dénoncé, des pharisiens qu’il a traités sans ménagement par sa parole ? Où est l’action puissante et irrésistible qui prendra le pas sur le pouvoir de ceux-là qui font décidément ce qu’ils veulent ? Il n’imagine pas s’être trompé dans l’annonce que « celui qui vient » est déjà à l’œuvre, mais peut-être s’est-il mépris sur l’identité de celui-ci ? Puisque celui que jusqu’à présent il désignait ne fait rien de ce que lui, Jean, annonçait…

Jean n’est pas le premier venu, et Jésus lui rend témoignage comme au « plus éminent des prophètes » : « il ne s’est pas levé dans les enfants des femmes de plus grand que Jean le baptiseur« . Sa question ne peut manquer d’être la nôtre. Jean lui-même, le plus éminent des prophètes, Jean est déconcerté par les choix de Jésus. Il en est déconcerté et il en est personnellement éprouvé (et il n’est pas loin d’en être scandalisé) : quand il a besoin d’être sauvé d’Hérode, d’être tiré de sa prison, d’être arraché à l’action des puissants agissant injustement, il n’y a personne. Il a misé toute sa vie pour annoncer le jugement puissant et irréversible, et celui qui devait l’exercer ne l’exerce pas. Il a donné tout ce qu’il est pour préparer la route à celui qui devait établir la justice, et celui-ci laisse l’injustice régner, et Jean en est, cruellement, la victime.

Et nous, qui attendons-nous ? C’est bientôt Noël : « celui qui vient », qui est-il pour nous ? Qu’attendons-nous de lui ? A bien des égards, il va nous décevoir comme il a déçu Jean. S’il a déçu le plus éminent des prophètes et le plus grand des enfants de la femme, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il nous déçoive nous aussi. Car il ne change rien, après Noël il n’empêchera pas les ultra-riches et les ultra-puissants de continuer d’imposer leurs lois et leur puissance. Il n’empêchera pas les catastrophes de nous atteindre, les maux de déferler, les accidents de survenir… « Et heureux qui ne se scandalise pas en moi ! » Heureux sommes-nous si malgré cette déception nous ne chutons pas, mais continuons de le suivre….

Je dirais bien : heureux sommes-nous s’il nous déçoit et si nous sommes à la limite de nous scandaliser. Comme Jean. Car s’il ne nous déçoit pas, c’est peut-être qu’aucune vraie attente ne nous a soulevés, qu’aucune véritable espérance ne nous anime. Et malheureux sommes-nous, oui, malheureux ! Nous croyions avoir une vie spirituelle ou une vie chrétienne, mais nous n’en avons pas, si aucune espérance ne nous soulève, si aucun regard sur le monde ni sur nous-mêmes ne nous fait espérer que les choses changent. Si le monde nous va comme il est, malheureux sommes-nous !

Mais si nous prenons le risque d’espérer, d’attendre vraiment quelque chose, un changement, une vraie nouveauté, nous sommes heureux mais nous sommes en danger : en danger d’être déçus. Car « celui qui vient » va, forcément, nous décevoir. Il a choisi, lui, d’être non pas le plus grand parmi les enfants de la femme, mais d’être « le plus petit« . La dernière phrase de l’évangile d’aujourd’hui se traduit très bien : [ho dé mikrotéros], Or le plus petit [én tè basiléïa toon ouranoon] dans le royaume des cieux [meïdzoon aoutou estin] plus grand que lui est. Il ne s’agit pas de dire que le moindre des membres du royaume est plus grand que Jean, qui lui ne serait pas dans le royaume ; il s’agit bien de dire que « le plus petit« , dans ce régime nouveau qui émerge de l’esprit saint et du feu et qui s’appelle « le royaume des cieux« , est le nouvel étalon de mesure.

La seule méprise de Jean, mais elle était inévitable tant elle est impensable, est de n’avoir pas vu que « celui qui vient » ne se fait pas « le plus grand« , mais se fait au contraire « le plus petit. L’enfant de la crèche est… un enfant. Un petit, un tout-petit. Il ne peut rien pour personne, il est dépendant de tous. Mais c’est ainsi qu’il va changer le monde. Rien n’a changé depuis ? «  »Et heureux qui ne se scandalise pas en moi ! » Tu l’as prié avec les meilleures raisons et il n’a rien fait ? « Et heureux qui ne se scandalise pas en moi ! » Tu trouves qu’il devrait tout de même se bouger devant tout ce qui ne va pas dans le monde ? « Et heureux qui ne se scandalise pas en moi ! » C’est un bébé ! Si, comme Jean, tu as de grandes espérances ; si, comme Jean, tu es terriblement déçu; si comme Jean, tu acceptes néanmoins de le suivre et de vivre ce qui t’es donné avec lui, comme il est : tu entres dans le royaume du « plus petit ».

« Celui qui vient » est un bébé ! Qu’attends-tu d’un bébé ?

On fait du neuf (dimanche 4 décembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Dans mon commentaire précédent du même texte, Refaire chanter sa vie, j’ai insisté sur le fait que Jean-Baptiste innove, comme prophète, en annonçant non pas un salut à venir, mais en l’annonçant comme déjà présent mais pas encore dévoilé, inaperçu. Il invite à ouvrir les yeux sur une réalité qui « crève les yeux » pour qui sait regarder, ou plutôt pour qui n’a pas des préjugés ou des habitudes l’empêchant de voir l’évidence.

Je voudrais m’attacher à la citation que fait Matthieu du prophète Isaïe, qu’il introduit pour faire de l’avènement du Baptiste un accomplissement. Le passage est au début du chapitre 40 du Livre d’Isaïe, soit parmi les premières phrases de ce qu’il est convenu d’appeler le « Second Isaïe » : à l’époque du Roi de Perse Cyrus, ces oracles visent à la consolation du peuple en exil et annoncent avant tout qu’il y aura un retour, que le dieu d’Israël n’oublie pas les siens.

C’est ainsi que le prophète dit : « Une voix proclame: « Dans le désert, déblayez la route de l’Eternel; nivelez, dans la campagne aride, une chaussée pour notre Dieu ! Que toute vallée soit exhaussée, que toute montagne et colline s’abaissent, que les pentes se changent en plaines, les crêtes escarpées en vallons ! La gloire du Seigneur va se révéler, et toutes les créatures, ensemble, en seront témoins: c’est la bouche de l’Eternel qui le déclare. » Le sens est assez clair, il s’agit d’un nouvel exode. Autrefois, à travers le désert, le dieu a ouvert une voie à son peuple, de manière à ce qu’il passe d’Egypte en terre promise. C’est ce qui va arriver de nouveau, et les créatures, les éléments naturels, sont convoqués : ils sont exhortés à se préparer au passage du peuple, en exil cette fois à Babylone, vers la terre promise. Si « une voix » (anonyme) clame dans le désert, c’est parce qu’il s’agit de convoquer la figure du premier exode, évènement de référence. Et cette voix s’adressant aux vallées, aux crêtes, aux collines, aux vallons, ces accidents naturels sont bien présents. Non seulement ils doivent se transformer pour laisser passer l’immense colonne des exilés de retour, mais encore ils seront les premiers témoins de ce retour.

Col du Lautaret .

Bien, mais comment Matthieu se sert-il lui de ce passage ? Eh bien, il le change quelque peu : « Voix qui clame dans le désert : préparez le chemin du seigneur, faites droits ses sentiers. » A l’évidence il n’en prend qu’une partie, mais il s’adresse à des auditeurs-lecteurs qui connaissent leurs textes, quand on leur dit le débit, ils se récitent tout seuls la fin. Il lui suffit des premiers mots pour évoquer la suite dans leur mémoire, donc ce seul fait n’est pas très significatif.

En revanche, « le désert » a rejoint un autre groupe de mot, il faisait partie du début de la proclamation de la voix anonyme, il est maintenant le lieu de proclamation de la voix ! Cela montre nettement l’intention de Matthieu : il lit chez Isaïe que la voix est celle du Baptiste, dont il vient de nous dire qu’il est au désert. Alors que, pour Isaïe II, la voix n’a aucune importance mais seul compte le message qu’elle délivre, Matthieu pense y trouver l’annonce de Jean-Baptiste et de son ministère…

Ce changement d’interprétation (à vrai dire, cette fausse interprétation !) n’est pas de peu d’importance, parce qu’elle oriente différemment toute la suite. Le message devient par conséquent et du même coup le résumé de la proclamation de Jean-Baptiste ; il n’est plus une parole adressée aux créatures inertes, il devient une parole adressée à ses auditeurs, ceux qui viennent l’entendre au désert et recevoir son baptême.

Matthieu aurait-il dissipé l’idée de nouvel exode, au cœur du message du Second Isaïe ? Bien au contraire, car le mode de vie du Baptiste, qu’il décrit aussitôt après, le rappelle à l’évidence : son vêtement, sa nourriture, tout rappelle le passage au désert du premier peuple suivant Moïse. Cela sous-entend par conséquent que le nouvel exode annoncé par Isaïe change de nature, il ne sera pas un exode géographique, mais il est un changement intérieur, un déplacement dans le cœur, dont le baptême est le signe ou le sceau. Matthieu nous invite à un déplacement intérieur, à un voyage intérieur : et c’est dans ces lieux que doivent s’opérer les transformations titanesques précédemment évoquées : crêtes, vallons, collines, vallées intérieures sont invitées à se re-configurer pour constituer une route au peuple exilé vers sa terre promise, pour que le dieu puisse guider son peuple, chaque membre de son peuple éloigné de lui, vers le lieu qu’il a promis.

Nous retrouvons, d’une certaine manière, ce que déjà le texte de la semaine passée nous indiquait, à savoir que les accidents de nos vies, ceux qui gênent nos regards et les empêchent de se porter au loin ou de voir clairement les contextes, s’effacent, se gomment, laissent enfin paraître le paysage entier qui est celui de l’action du dieu qui conduit son peuple. Nous le retrouvons mais nous trouvons plus encore : c’est à la fois autour de nous et en nous que nous sommes appelés à porter les regards. L’œuvre du dieu dans le monde et les gens qui nous entourent font écho à son œuvre en nous-mêmes, œuvre qui celle-ci appelle notre collaboration.

Pour que le message de Jésus, nous atteigne, il faut lui faire une route et il faut des déplacements. Et ce n’est pas que lui qui va passer en nous, c’est tout un peuple : nos cœurs sont invités à s’élargir aux dimensions de l’humanité entière, qu’elle passe en nous, qu’elle piétine, qu’elle traverse, qu’elle remue tout. Le dieu ne fait ses travaux de terrassement dans nos vies que par les pieds des milliers de gens qui y passent. Cela suppose que nous ne refusions pas qu’accoste à nos bords un Ocean Viking bien chargé, que nous ne refusons pas d’être bousculés par des réfugiés de guerre ou du climat, que nous ne rentrions pas dans ce scandaleux et anti-évangélique repli sur soi qui refuse d’accueillir ceux qui frappent à notre porte.

On pourrait être troublé par l’usage, finalement un peu opportuniste, que Matthieu fait d’Isaïe. Car il faut bien reconnaître qu’il en fait un peu ce qu’il veut, et quand il dit que l’oracle s’accomplit, c’est une parole qui peut paraître rassurante mais qui n’est là que pour masquer qu’il l’a changée pour qu’elle corresponde à ce qu’il voulait !! Alors, bien sûr, ne nous faisons pas d’illusions : on a assez prouvé ailleurs que les oracles qui s’accomplissent sont toujours les oracles écrits après-coup : mais les historiens d’aujourd’hui n’avouent-ils pas avec humour (je cite ici André Laurens, dans ses cours au Collège de France), que les historiens sont doués pour prédire le passé ?!!

Mais je voudrais surtout tirer de là l’extraordinaire liberté avec laquelle il se sert de ce que nous appelons « l’Ancien Testament » : il n’en est pas l’esclave, il s’y réfère oui mais, comme on l’a vu aussi la semaine passée, avec largeur et comme en passant. La formule de « l’accomplissement » ne doit pas nous abuser, elle veut surtout dire que l’ère de l’ancien Testament est finie ! On entre désormais dans une nouvelle ère : celle-ci n’est pas sans lien avec l’ancienne, puisque c’est l’histoire et que rien ne naît de rien. Mais c’est surtout un message de nouveauté qui est proclamé. Il n’est plus possible, avec l’avènement de Jésus, de faire ou de penser « comme avant », ce sont des catégories nouvelles auxquelles il va falloir faire place. Crêtes, collines, vallons et vallées, montagnes, déserts, tout va être transformé.

Passer à l’étonnement (dimanche 27 novembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous voici au premier dimanche de l’Avent, c’est une nouvelle année qui commence en rouvrant le cycle de Noël. Et c’est Matthieu qui va nous accompagner le plus souvent toute cette année. Le texte qui nous est proposé, loin d’être au début de son évangile, est au contraire plus proche de la fin de celui-ci : on trouvera à Ouvrir les yeux des explications pour situer ce texte dans la progression de l’évangile de Matthieu, ainsi qu’un premier commentaire d’ensemble du texte.

Ce qui me frappe en relisant cette année ce texte, ce sont les références de Matthieu, celles qu’il choisit pour illustrer son propos dans ce passage. Ce passage en effet contient deux temps nettement distincts : le premier temps cherche à bien faire comprendre de quelle nature est l’apparition du Fils de l’homme (dont il vient de dire que nul n’en connaît ni le jour ni l’heure), le deuxième temps exhorte par conséquent à veiller. Et dans les deux cas, Matthieu se réfère à autre chose pour se faire comprendre, et si on lit avec attention, c’est assez surprenant.

Dans le premier cas, Matthieu prend comme repère « les jours de Noé« . On dira que c’est assez classique et que Matthieu est un grand habitué des références à ce que nous appelons maintenant l’Ancien Testament. Et c’est là l’erreur. Matthieu en effet, s’il fait bien appel à un personnage cité dans le livre de la Genèse, ne fait pas appel à son texte. Il parle en effet de ce que faisaient « les gens » à l’époque de Noé, pendant qu’il bâtissait son arche, « comme en effet ils étaient en ces jours d’avant l’inondation, à manger et à boire, à se marier et à être mariées, […] ils ne surent pas tandis qu’advenait l’inondation et elle [les] emporta tous sans exception« . Or si l’on se reporte au texte du livre de la Genèse, que ce soit au chapitre 6 ou au chapitre 7, il n’est jamais question de l’entourage, des personnes qui vivaient à cette époque autour de Noé et des siens. On sait seulement que la terre « était remplie d’iniquité« , mais nulle part ne sont décrites des personnes allant et venant, s’affairant, festoyant, se mariant, etc.

Donc ici -et c’est très étonnant-, Matthieu ne cite pas la Genèse. Il transpose dans le passé biblique un fait de vie seulement probable. D’une certaine manière, il s’étonne lui-même du non-dit de la Bible : car en effet, l’action de Noé, le temps qu’il lui a fallu pour la mener à bien, les dimensions de son ouvrage, l’incongruité de sa construction navale à distance de toute mer, tout cela aurait pu, aurait dû, susciter l’étonnement et les questions de ses contemporains. Or de cela, pas un mot dans la Genèse. Matthieu fait ce que fait un auteur de roman historique, il remplit les vides et compose les non-dits.

Mais cela veut dire, si son texte emporte l’adhésion, qu’il écrit ce que tout un chacun pourrait écrire, une fois conscient du non-dit. Sa référence est moins biblique qu’existentielle, il se réfère plus à l’expérience de son lecteur, à la capacité que nous avons tous à nous étonner comme lui de ce silence de la Genèse. Et l’explication qu’il donne, l’explication qui vise à faire comprendre comment apparaît le Fils de l’homme, dès lors qu’il nous a dit que nul n’en connaissait le jour et l’heure, est une explication qui repose sur notre intuition et notre expérience à tous. La référence à Noé n’est là que pour faire sentir les enjeux : il s’agit d’un renouvellement total, presque d’une nouvelle création. La référence au déluge est moins textuelle que culturelle, même quelqu’un qui n’a pas lu lui-même la Genèse peut la comprendre.

Cette référence, alors, produit d’elle-même son actualisation ! Nous aussi nous sommes entourés de personnes dont les activités, les centres d’intérêts, les « marottes », peuvent nous sembler curieuses, amusantes, agaçantes. Et nous sommes portés à continuer notre chemin, à poursuivre nos échanges, à manger, boire, nous marier, etc. Et s’il fallait y voir autre chose ? S’il fallait y entendre un appel, y voir un signe ? Si notre curiosité d’un moment, notre ironie facile ou notre agacement motivé cachaient la faiblesse de notre étonnement : l’étonnement qui remet en question, celui qui ouvre des portes, celui qui nous transporte dans un autre univers ? Les germes du monde nouveau que construit le Fils de l’homme sont déjà au milieu de nous, l’édifice est déjà commencé, le rassemblement des passagers est déjà en bonne voie : mais le voyons-nous seulement ? Et si nous le voyons, interprétons-nous en ce sens ce que nous voyons ? Sommes-nous disposés à reconnaître dans ce qui sort de l’ordinaire une trace (possible) de l’ouvrage du Fils de l’homme ?

J’ai parlé de la première référence, mais la seconde est de même nature. Dans le deuxième temps de notre passage, c’est encore à une expérience commune qu’il est fait allusion : « si le chef de famille avait su à quelle veille le voleur viendrait, il aurait veillé et n’aurait pas laissé perforer sa maison. » Expérience de vigilance, questionnement de sécurité. Or savez-vous que les cambriolages de nuit sont bien plus rares que les cambriolages de jour ?! Le chef de famille, s’il s’en tient à une idée préconçue, n’a aucune chance de veiller comme il convient, ou quand il convient, il attendra le voleur il-ne-sait-quand, mais la nuit,… alors que celui-ci vient de préférence le jour. Il lui faut là encore ouvrir les yeux, non seulement ceux du corps, mais bien ceux de l’esprit pour se tenir au courant, pour s’étonner (encore une fois) d’une réalité peut-être déroutante ou déconcertante, et s’y conformer, s’y plier, s’y convertir.

Ainsi, la recommandation de veiller et l’affirmation que « nous ne savons pas » sont étroitement connexes : si nous n’avouons pas ne pas savoir, notre veille n’a aucun sens, elle ne mène à rien, elle nous fait passer à côté -et de bonne foi, encore ! Mais si nous acceptons que nous ne savons pas, nous nous disposons alors à un pas de côté, notre intelligence devient disponible, nous nous mettons à plisser les yeux pour chercher à voir et comprendre en regardant autrement. Le plus grand obstacle à notre vigilance efficace est en nous-mêmes, et ce sont bien les habitudes de vie et de pensée, la sclérose de notre existence.

Nous commençons aujourd’hui notre route vers Noël : là aussi, nous pouvons faire ce chemin, « comme d’habitude », être attentifs aux mêmes choses que d’habitude, et finalement ne pas sortir de nos ornières. Nous attendons une histoire de petit enfant trouvé dans une crèche, bien sagement comme tous les ans, avec un bœuf, un âne, des bergers… Une histoire un peu à l’eau de rose qui nous fait du bien, qui nous réconforte, qui nous émeut, mais… comme d’habitude. Il me semble que ce texte nous invite à un autre cheminement vers Noël, pour y voir naître autre chose : et quoi ? Et si nous cherchions autrement, dans les gens et les évènements qui nous entourent, la trace de ce monde nouveau qui va naître, l’apparition du Fils de l’homme déjà présent, déjà tout lumineux : c’est notre seul regard qui manque à la lumière. Bienheureux sommes-nous si nous savons nous étonner à tout propos, être prompts à l’étonnement dans toutes les situations. Le Ravi de la crèche est peut-être le personnage principal parmi les visiteurs…

Le Vigilant (dimanche 20 novembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous sautons loin en avant dans l’évangile de Luc, en raison de la fête du Christ-Roi. C’est tout un symbole, ce me semble, que de ne pas suivre l’évangile tel qu’il est pour une célébration avec un tel titre ! Mais le texte que nous avons en la circonstance, celui pour l’année C (celle qui suit plus ou moins l’évangile de Luc), est lui-même un remède, je l’ai déjà commenté dans son ensemble Dans le royaume.

Je reviens sur cette fête du Christ-Roi : elle est instituée par Pie XI en 1925, c’est donc une fête qui n’a pas cent ans, une fête qui est très « jeune » encore. Du reste, la réforme liturgique de 1969 en a changé l’intitulé en « Christ-Roi de l’univers », cherchant à donner une dimension plutôt cosmique que politique à ce titre. Mais les mots ont un côté têtu et on ne débarrasse pas le mot « roi » si facilement de sa dimension politique !

Quand Pie XI, dans l’encyclique Quas Primas, institue la fête, c’est dans le but avoué de mettre en lumière l’idée que les nations devraient obéir aux lois du Christ. Le Christ aurait-il donc édicté des lois ? La chose surprendra aisément un lecteur même naïf de l’évangile : à l’égard de la Loi, Jésus est plutôt distancié ! Il ne cesse de mettre en garde contre un recours excessif à celle-ci. Il ne remet pas en cause la Loi que lui objectent sans cesse les responsables religieux, mais il montre bien que le problème est ailleurs, dans les cœurs : ce sont des cœurs qui la reçoivent ou pas, qui l’interprètent justement ou pas, qui s’en servent pour condamner ou pour sauver, pour faire vivre ou pour tuer.

Le contexte historique de la création de la fête est fort éclairant. Depuis 1870, depuis l’invasion par le général Cadorna des Etats Pontificaux et l’instauration de Rome comme capitale du royaume de l’Italie unifiée, le pape se considère comme « prisonnier du Vatican ». Il a perdu ses états, il n’est plus à la tête d’un état indépendant, il a… perdu son pouvoir. De manière contemporaine, l’Eglise a réuni le premier concile du Vatican, qui va déclarer l’infaillibilité pontificale le 18 juillet 1870 (c’est formellement avant l’invasion des Etats Pontificaux, mais celle-ci était à l’évidence « dans les tuyaux ») : habile manœuvre qui place l’autorité du pape par-delà et au-dessus de celle de tous les souverains de la terre. Bismarck, qui luttera contre cette nouvelle prétention, reconnaîtra en même temps l’habileté et la grande intelligence de la manœuvre.

Ainsi donc, l’instauration de la fête du Christ-Roi célèbre en filigrane l’autorité de celui -le pape- qui se dit seul habilité à énoncer les « lois du Christ ». Il s’agit au fond d’une prise de pouvoir universel, en la faisant légitimer par le Christ. Sans l’avoir beaucoup consulté, puisque l’évangile n’est pas facile à tirer en ce sens !!! Et le texte de ce jour en est un remarquable exemple. Mais pourquoi m’attardé-je sur ce sujet, puisque ce n’est pas l’évangile ? Mais c’est qu’il me semble que l’évangile, justement, demeure une véritable puissance de transformation, de réforme, de changement. Et au moment où, acculée de toute part, l’Eglise commence à s’interroger sur d’éventuelles réformes, au moment où il devient évident que ses responsables abusent bien souvent de leur autorité, il me paraît fort opportun de revenir à l’évangile. Peut-être d’ailleurs que bien des dérives lamentables dont nous entendons parler, et dont certaines et certains sont victimes, n’auraient jamais existé si les autorités avaient su se garder du pouvoir, si les fidèles ne le leur avait pas si complaisamment abandonné.

Beato Angelico, Crocifissione con i santi (1441), fresque 550 x 950, Convento San Marco, Florence

Et dans notre texte, le « peuple » regarde ; et sous son regard s’ouvrent d’abord trois fausses pistes, et Luc nous invite nettement à prendre ce point de vue du peuple, à nous situer résolument dans ce « peuple de dieu » qui cherche comment être et agir. La première fausse piste est celle des autorités religieuses qui persiflent : « d’une part les chefs, qui disent : « Il en a tiré d’autres : qu’il s’en tire lui-même, si lui est le messie de dieu, l’élu ! » Jésus s’est prétendu « sauveur » des autres, mais il est incapable de se « sauver » lui le premier. Sa crucifixion est pour ceux-là la preuve de son imposture, preuve qui devrait suffire à convaincre le peuple. Ces autorités disent par contrecoup leur propre conception de leur rôle : et c’est d’user d’un pouvoir dominateur, qui ne se laisse pas réduire, et qui se sert dans les faits soi-même avant les autres.

La deuxième fausse piste est celle des soldats romains qui s’amusent : « D’autre part, se jouent de lui les soldats qui s’approchent, qui lui présentent du vinaigre et qui disent : si toi tu es le roi des Juifs, tire t’en toi-même ! » Le pouvoir royal est celui de la force, et face à lui ce prétendu roi-là n’est qu’un pantin dérisoire. Sa crucifixion est pour ceux-là la preuve de sa défaite et de son impuissance. Et eux disent leur conception du pouvoir : est roi qui sait s’imposer et prendre pour lui la force, et spécialement la force brutale, et qui se rit des autres.

La troisième fausse piste est celle de l’écriteau : « D’autre part encore, il y avait une inscription au-dessus de lui : le roi des Juifs, celui-ci. » C’est la pire. Elle établit comme motif de condamnation la revendication par Jésus de ce titre de roi. Or les évangiles insistent pour montrer toute la méfiance de Jésus à l’égard du titre de Messie (c’est-à-dire « roi consacré, légitime descendant de David »), et son effort constant pour ne pas l’assumer, son interdiction faite aux disciples de parler de lui de cette manière, son insistance pour « corriger le tir » en revendiquant au contraire la figure du serviteur souffrant.

Donc Jésus n’est pas roi, il ne veut pas de ce titre. On croit lui faire honneur en le lui attribuant, mais j’ai bien peur que ce soit surtout à nous-mêmes que nous fassions plaisir. Si notre « chef » est roi, nous le sommes bien un peu nous-mêmes, n’est-ce pas ? Et devant toutes ces impostures, Jésus ne dit rien. Il nous laisse non seulement prendre les fausses pistes, mais encore il laisse dire le pire à son sujet en sa présence. Il manifeste totalement ce dont nous parlions la semaine passée, son [hupomonè] : il ne se résigne pas, comme le lui reproche au fond l’un des deux malfaiteurs condamnés, mais il reste éveillé et attentif à la moindre occasion d’apporter un secours. Et c’est ce que fait voir son unique prise de parole du passage, sa réponse à l’autre malfaiteur qui se tourne vers lui avec un tout autre esprit : immédiatement, celui-ci reçoit une présence, un réconfort, l’établissement d’une alliance définitive.

Pas de roi, donc, avec toutes mes excuses pour ceux que cela peut froisser. Pas de roi, mais un vigilant qui le reste jusque dans les moments ultimes, la manifestation d’un cœur tout entier tourné vers les autres et qui s’est, pour ce qui est de sa propre destinée, entièrement remis entre les mains de son père. Il me semble que lire ce passage comme l’illustration la plus forte de cette vigilance, comme la mise en lumière du modèle que constitue Jésus précisément dans l’épreuve -et quelle épreuve !-, est encore la meilleure lecture.

Sur le qui-vive (dimanche 13 novembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai déjà commenté ce texte, sous le titre S’attacher à une vie forte et fragile. On pourra se reporter à ce commentaire pour la mise en contexte et le sens général : il faut en effet, en l’abordant, se rappeler que le texte d’aujourd’hui est fort éloigné de celui de dimanche dernier dans l’évangile de Luc, et aussi être conscient que ce texte, déjà difficile par lui-même, est ici coupé de toute sa deuxième partie (que l’on n’aura pas, pas même la semaine prochaine !), qui lui donne pourtant tout son sens. Si on voulait conduire les gens à faire des mauvaises interprétations, on ne s’y prendrait pas mieux. Donc, je recommande cette petite lecture supplémentaire.

Mais cette fois-ci, je voudrais m’attarder à la dernière phrase de notre passage : [én tè hupomonè humoon ktèsasthé tas psukhas humoon]. L’AELF traduit : « C’est par votre persévérance que vous garderez votre vie.« , j’avais proposé : « Dans votre endurance vous posséderez vos âmes. » La phrase a tout d’une sentence, elle a un ton proverbial, elle est faite pour être retenue et marquer la mémoire. C’est une sorte de mantra. Ceci me pousse à bien la cerner, car ce que l’on inscrit dans sa mémoire comme une règle d’action ou comme une référence d’interprétation pour les évènements qui nous arrivent, il convient d’en avoir une bonne intelligence. Faute de quoi, on risque de mal orienter sa vie.

D’abord un contexte, qu’il faut rappeler : car cette phrase n’est pas énoncée d’emblée, elle intervient après tout un développement qui lui fait comme un écrin, un arrière-plan où elle prend son sens. Le contexte tient à l’évocation de la destruction du temple : pour ceux qui entendent Jésus évoquer celle-ci, c’est une immense émotion et l’intuition qu’il s’agit du signe avant-coureur immédiat de la fin du monde. Et tout le travail de Jésus est de dissocier chez ses auditeurs l’idée de catastrophe de celle de « fin du monde ». Oui, il y a des catastrophes en ce monde, oui il y a des guerres, oui les croyants ne sont pas épargnés ; mais non ce n’est pas la fin du monde, non ces éléments ne constituent pas des signes, non la foi ne « protège » pas des catastrophes. Dans un tel contexte, notre sentence apparaît bien comme une manière d’affronter les difficultés, les souffrances, les catastrophes qui nous arrivent.

Le sujet de la phrase est [vous], mais qui est ce [vous] ? Le discours est produit à l’adresse de tout un chacun, Luc précise au début de notre texte que les destinataires sont ceux qui admiraient le temple. Il ne s’agit donc pas des seuls disciples, autrement dit le conseil est adressé à qui veut l’entendre, il a une portée avant tout personnelle, il ne vise pas spécialement au témoignage. C’est un conseil au bénéfice de chacun pour aborder et vivre au mieux les difficultés, parfois immenses, de la vie.

Mais que s’agit-il de faire, avant tout ? [ktèsasthé tas psukhas humoon], « vous garderez votre vie » ou « vous posséderez vos âmes.« . [ktèsasthé] est en effet l’impératif aoriste du verbe [ktaomaï], au pluriel. On l’a traduit par un futur, mais en fait l’aoriste est ici une sorte d’intemporel, une vérité générale. C’est ainsi que l’on « garde sa vie« , c’est ainsi que l’on « possède son âme« . Mais quel est au juste le sens de ce verbe ? Son premier sens est posséder ou acquérir, gagner pour soi. On peut [ktaomaï] des richesses, mais on peut aussi [ktaomaï] des amis : on voit qu’il ne s’agit pas systématiquement d’acheter, mais gagner est peut-être le sens le plus proche (sauf qu’il ne s’agit pas de gagner une compétition, c’est vraiment gagner pour soi : gagner sa vie, gagner la faveur, gagner l’estime, mais aussi s’attirer des ennuis…).

Ici, c’est [tas psukhas humoon] que l’on gagne pour soi, littéralement les âmes de vous, vos âmes. Il s’agit originellement du souffle de la vie, d’où l’âme en tant qu’elle est principe de vie. Le mot peut désigner la vie elle-même (avoir la vie sauve, lutter pour sa vie vont employer le terme [psukhè]), ou encore l’âme par distinction d’avec le corps, quelque chose comme l’intelligence ou le cœur. Dans notre cas, il ne s’agit pas de « gagner sa vie » au sens de « gagner l’argent qui permet de vivre » : le grec emploie alors le mot de [bios], non celui de [psukhè]. Mais on commence à entrevoir qu’il s’agit de gagner à son profit le principe même de sa vie.

Je remets cela dans le contexte. Dans les circonstances dramatiques où ma vie est menacée, où perdre la vie est possible, il est ici question d’échapper à cette emprise des évènements, d’avoir la capacité de reprendre l’initiative. Ma vie n’est plus sujette ni aux catastrophes, ni aux difficultés ni aux souffrances, elle dépend de moi-même, elle est mienne tout entière. Et l’on comprend alors qu’il ne s’agit pas seulement de ma vie au sens physique, même si cette dimension-là est bel et bien incluse, mais qu’il s’agit de tout ce qui fait de moi un vivant. Ce qui me fait tel que je suis, ce qui est constitutif de mon « je ». L’enjeu de ce proverbe, c’est ni plus ni moins que d’échapper à la dépendance des circonstances pour devenir, ou continuer de devenir, qui je suis. Etre moi-même, quelles que soient les circonstances, ne pas être réduit, ne pas être amoindri, décomposé, vaincu par elles. « Qu’importe l’étroitesse de la porte, ou combien de châtiments porte le rouleau, je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme. » (Henley)

Maintenant, comment en arriver là ? [én tè hupomonè humoon] dit le proverbe. Dans votre [hupomonè]. Votre [hupomonè] vous gagnera votre vie : c’est à la portée de chacun, c’est un ressort intérieur, c’est aussi personnel et à portée que l’est sa propre vie. Mais qu’est donc cette [hupomonè] qui apparaît décisive ? A l’origine, le verbe [menoo] signifie tenir bon, ne pas changer. Déjà associé au préverbe [hupo-] (qui porte l’idée générale de sous), il signifie alors rester en arrière ou attendre : c’est tenir bon par une forme de retrait, c’est ne pas engager le combat bille-en-tête mais garder le sens du temps, de l’opportunité. Le « sous » est alors une infériorité en intensité, une intensité tenue en réserve, une retenue avant le moment où toute l’intensité sera libérée.

De ce verbe [ménoo] va dériver un nom d’action, je dis bien d’action, [monèè], le « fait de rester », la « permanence ». C’est la véritable origine du mot « monastère », le lieu où l’on reste malgré tout, la fidélité traduite en géographie (par erreur, beaucoup font dériver « monastère » de [monos], seul : on voit vite à quelle contorsions pseudo-spirituelles cette fausse étymologie conduit, quand le monastère n’a jamais été un ermitage !). Et là, le préfixe [hupo-] va amener l’action de résister, tout-à-fait dans l’esprit décrit ci-dessus : cette retenue qui observe les temps, qui choisit le moment de libérer toute l’intensité de son énergie. Cela n’a rien à voir avec la résignation, qui est une forme de dépression, une absence d’énergie, une absence de « colère » ou de « gniaque », qui est le hérisson qui se met en boule ou la tortue qui rentre dans sa carapace, repliés sur eux-mêmes et espérant au mieux de la matérialité de leurs moyens.

La [hupomonè] est guerrière, le soldat est caché derrière son abri mais prêt à bondir dès qu’il aura perçu le bon moment, et alors il se livrera avec audace, il prendra tous les risques mais bien calculés. C’est la vraie prudence, que Thomas d’Aquin définit comme la vertu qui fait « oser, dans la sagesse de l’Esprit saint« . Alors, si j’ai bien compris le proverbe que nous livre Luc en le mettant dans la bouche de Jésus, et qui est le conseil donné par lui ou en son nom dans les situations de menaces, nous ne resterons nous mêmes, mieux : nous le deviendrons un peu plus, si les catastrophes ou les souffrances sont pour nous l’occasion d’exercer notre véritable prudence, c’est-à-dire de prendre des risques réels mais sages, soupesés, réfléchis. « C’est en restant sur le qui-vive que vous adviendrez à vous-mêmes ».

Et le qui-vive pour quoi ? je dirais : pour aimer. Pour saisir la moindre occasion d’aimer, dans des circonstances qui portent au repli sur soi.

Vivants ! (dimanche 6 novembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le texte qui nous est donné aujourd’hui intervient beaucoup plus loin que celui de la semaine passée dans l’évangile de Luc, et dans un tout autre contexte. On trouvera une remise en contexte dans le commentaire précédent que j’ai tenté d’en faire, La résurrection et l’amour.

Pour l’heure, je suis frappé par la dernière affirmation mise par Luc dans la bouche de Jésus, affirmation qui ferme la bouche à tous les polémistes qui viennent ou sont venus le provoquer. Il dit en effet : « Que les morts se réveillent, Moïse également l’a indiqué à propos du buisson, où il dit ‘le seigneur dieu d’Abraham et dieu d’Isaac et dieu de Jacob’. Or il n’est pas dieu des morts mais des vivants, tous en effet vivent pour lui. » Pour Luc, ce qui ferme la bouche des adversaires, c’est surtout l’autorité incontestable dans l’interprétation des écritures que manifeste Jésus ici. Il se réfère à un passage du Livre de l’Exode, un moment bien connu de tous, et il en tire une conclusion en interprétant ce passage par un principe incontesté.

Le passage bien connu, désigné ici d’une façon un peu elliptique (littéralement, « à propos de l’épine » !), c’est celui dit du Buisson ardent. Moïse, en difficulté avec Pharaon suite à l’assassinat d’un Egyptien qui maltraitait un Hébreu, a fui au désert. Embauché comme berger, il garde les troupeaux de son désormais beau-père Jéthro, et c’est au cours de cette activité qu’il est saisi par un phénomène étrange, un buisson qui paraît brûler sans se consumer. Et c’est là que le dieu des Hébreux se révèle à lui et l’envoie en mission pour libérer son peuple.

Or ce dieu se révèle à lui d’emblée comme le « dieu d’Abraham et dieu d’Isaac et dieu de Jacob » : et c’est ainsi aussi qu’il lui recommande de se présenter aux Hébreux auquel il envoie Moïse. C’est un nom de fidélité, clairement, car il associe ces noms en disant « le dieu de vos pères« . C’est un nom qui dit : j’ai été avec vos pères, je suis maintenant avec vous. Quand Moïse lui en demande plus, il répond par le mystère, « Je suis qui je suis« . Mais il invite à conclure de la fidélité passée accordée aux pères, à la fidélité présente accordée aux fils. Voilà la référence que Luc met dans la bouche de Jésus (la formulation « Moïse l’indique… il dit… » ne doit pas troubler : on disait à cette époque que le Pentateuque avait été écrit par Moïse lui-même).

A cette référence, un principe s’ajoute : « Or il n’est pas dieu des morts mais des vivants, tous en effet vivent pour lui. » Ce principe est manifestement partagé par tous les interlocuteurs, sinon il n’aurait pas de force probante. C’est un principe clair, ce dieu est le dieu des vivants et pas des morts. Dans bien des mythologies, il y a un (ou des) dieu des morts ; mais ici à l’évidence, ce dieu, en se révélant et en envoyant Moïse s’occuper des Hébreux actuellement vivants et opprimés, a le souci des vivants, et le souci qu’ils vivent. Son « nom de fidélité » clame qu’il veut s’occuper à leur tour des vivants d’aujourd’hui comme il s’est occupé en leur temps des vivants d’hier. On peut traduire la fin de la phrase de deux manières, « …tous en effet vivent pour lui » ou « …tous en effet vivent par lui« , le datif [aoutoo] autorise les deux. Faut-il choisir ? Pas sûr. Mais on constate que « par lui » reste mieux dans la note de la démonstration : il s’occupe de tous et les fait vivre.

Maintenant, ce qui me frappe et m’étonne, c’est que la démonstration mise dans la bouche de Jésus et qui confond ses contradicteurs, est une démonstration « que les morts se réveillent« , autrement dit dans le contexte de l’épisode, qu’il y a bien une résurrection des morts. Et cela est étonnant : car cela signifie que Abraham, Isaac et Jacob ne sont pas pris ici comme ceux qui, alors qu’ils étaient vivants, bénéficiaient de l’attention providentielle et privilégiée du dieu des Hébreux, du dieu fidèle. Ils sont pris comme ceux qui sont actuellement vivants ! Le dieu n’est pas « le dieu autrefois d’Abraham », mais « le dieu en ce moment d’Abraham » : la démonstration n’en est pas une si on ne comprend pas les choses comme cela.

Ainsi, le dieu vivant qui s’est occupé des vivants reste ce qu’il est une fois ceux-ci disparus. Il leur a communiqué la vie, il continue de la leur communiquer ! Et Abraham, Isaac et Jacob sont morts pour nous, mais pour leur dieu ils continuent de bénéficier de sa vie, car lui reste ce qu’il est, dieu des vivants, dieu qui vit et qui donne la vie. Et mon étonnement se redouble, car alors on peut comprendre que la résurrection des morts n’est pas pour plus tard, mais qu’elle est actuellement à l’œuvre. C’est comme s’il y avait une différence de point de vue ou de perception : nous percevons Abraham, Isaac, Jacob et tous nos défunts leur suite comme morts, c’est notre point de vue. Mais pour le dieu fidèle, ils reçoivent toujours de lui la vie. Ils sont plus vivants que nous ne le percevons. Ils sont réellement vivants, déjà « éveillés », et c’est nous qui sommes dans l’attente de le percevoir clairement, ouvertement !

Dans le fond, Paul dit-il autre chose quand il affirme : « Vous êtes morts en effet et votre vie est cachée avec le Christ dans le dieu. » (Col.3,3) ? Si l’on compare vie à vie, celle que nous percevons ici et celle que le dieu communique et que nous ne percevons pas encore, il n’y a pas photo : celle-ci est « mort » comparée à celle-là. Mais celle-ci est perceptible, quand celle-là demeure cachée dans le mystère du « Je suis qui je suis« . On n’en saura pas plus, mais déjà on peut frémir et tressaillir d’avance, tant cette vie-ci est belle. Si elle est si belle, qu’est donc l’autre, celle que déjà nous communique le dieu fidèle mais que nous ne percevons pas encore ? Qu’est-elle pour qu’en comparaison celle-ci soit dite « mort » ?

Il me semble que Luc nous dit que la résurrection n’est pas pour plus tard : elle est un travail déjà commencé, déjà à l’œuvre dans nos existence, même si c’est caché. Et cette perspective nous soulève déjà, nous sommes travaillés au plus profond par la vie communiquée par le dieu fidèle, par le dieu de vie qui rend vivant. Quelle merveille !