18 Comme les disciples de Jean le Baptiste et les pharisiens jeûnaient, on vient demander à Jésus : « Pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 19 Jésus leur dit : « Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront. 21 Personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; autrement le morceau neuf ajouté tire sur le vieux tissu et la déchirure s’agrandit. 22 Ou encore, personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; car alors, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres. À vin nouveau, outres neuves. »
Nous voilà maintenant transportés dans un épisode qui semble n’avoir aucun lien avec le ou les précédents : il s’agit d’une discussion sans aucune circonstance particulière : pas de bord de mer, pas d’entrée en ville, rien. Il semble bien que Marc en ait fini avec sa présentation de « Jésus en action », il l’a fait vivre et agir devant nos yeux, et nous avons maintenant de lui une certaine image installée dans nos esprits. Or, si j’ai bien compris, cette image est d’abord celle d’un personnage qui est centré sur une parole à porter, à faire résonner. Et il me semble que l’épisode d’aujourd’hui est de cet ordre, qu’il est tout entier une parole un peu développée et qui vaut pour elle-même. Il y a en fait dans cette parole trois mini-paraboles, je ne vais cette fois m’occuper que de la mise en situation et de la première d’entre-elles.
Cette parole est introduite par une question : faisons l’effort de chercher d’abord à la comprendre, cela ne peut que servir notre intelligence de la réponse qui lui sera faite. « Et il y avait les disciples de Jean et les Pharisiens qui jeûnaient. Et « ils » viennent et lui disent… » Voici d’abord ce qui amène la question. Jean, c’est Jean Baptiste : tiens, le revoilà ! Mais rappelons-nous : le ministère de Jésus, pour Marc, commençait avec l’arrestation du Baptiste. Le voir mentionné à nouveau, même si c’est à travers ses disciples, c’est comme un nouveau commencement. Or Marc écrivait : « Après l’arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu ; il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » » (Mc.1, 14-15) C’est comme si Marc nous avait tracé le plan du début de son ouvrage , qu’il nous avait d’abord montré un « Jésus à l’action » proclamant l’évangile de Dieu, et qu’il voulait nous faire entendre maintenant ce qu’il disait.
Mais il y a ici un rapprochement, entre les disciples de Jean et les Pharisiens. Est-ce un sujet d’étonnement ? Manifestement, cela n’étonne pas Marc, au contraire : ce sont les deux groupes qui sont peut-être les plus proches de Jésus ! Jean appelait à une conversion du cœur, et on a vu Jésus reprendre, presque mot pour mot, la prédication du Baptiste, prendre en quelque sorte sa succession. Quant aux pharisiens, ce sont aussi des adeptes d’une « religion du cœur », même si, comme on l’a entrevu, elle se situe plutôt du côté de la contrainte de celui-ci par des règles que par sa mise en liberté. Et voici donc une situation commune à ces deux groupes, habituelle pour eux (comme le suggère le participe) : ils jeûnent. Le verbe veut dire « jeûner » ou « s’abstenir de« . Ils ont dans leur pratique religieuse une place pour l’abstention ou la restriction.
Nous n’avons certes pas vu de lien entre ce que rapporte maintenant Marc et ce qu’il a raconté précédemment. Mais l’auteur n’a pas pour autant placé par hasard ce texte en ce lieu : parvenus à ce point, on se rappelle forcément que nous venons, dans le texte qui précède, de laisser Jésus à table, lui, ses disciples et de nombreux « publicains-et-pécheurs ». Dans l’épisode précédent, c’est la compagnie qui avait scandalisée les « scribes des pharisiens« . On pourrait maintenant, par la seule place donnée par l’auteur à cet épisode, comprendre que d’autres suggèrent que si Jésus et ses disciples s’abstenaient eux aussi, s’imposaient des restrictions, ce genre de situation n’arriverait pas… Mais venons-en à cette fameuse question.
« Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils, quand tes disciples ne jeûnent pas ? » La question souligne une différence radicale sur le point de l’abstention, de l’abstinence, presque une opposition. Et l’interrogation porte sur la raison de cela : les mots interrogatifs [dia ti] signifient littéralement : à cause de quoi ? En raison de quoi ? Ce sont des motifs et des causes qui sont demandées. La mise en situation de ce texte par Marc pourrait laisser croire à une demande indignée, mais dans le texte pris en lui-même, elle peut être une interrogation plus curieuse, plus ouverte : comme si en effet il pouvait y avoir des raisons de ne pas pratiquer le jeûne, et qu’elles méritaient d’être explicitées. Autrement dit, ce qui frappe d’abord Marc dans le contenu du message de Jésus, dans sa proclamation, c’est une nouveauté radicale, du tout-au-tout, capable de changer les pratiques.
Cette affaire de jeûne peut nous paraître bien désuète, bien marginale. Mais réfléchissons à ce qu’elle signifie si on y porte atteinte, car c’est plutôt de cela qu’il s’agit ! Une pratique religieuse de ce type est une pratique visible et répandue, autrement dit elle participe de la constitution d’un corps social, elle est un élément de reconnaissance et d’identification. Les gens pour qui cela compte (et ils sont nombreux) ne sont pas attentifs qu’à eux-mêmes, il y aussi tout un contrôle mutuel dans ces domaines, où l’on se surveille et où la moindre atteinte à la pratique est perçue come déchirant le tissu religieux et social. Laisser chacun faire comme il veut est loin d’être une évidence, si ces pratiques sont identifiantes ! J’en connais pour qui le seul fait de voir d’autre manger est pris comme une rupture du jeûne !! Cela interroge bien sûr sur la dimension d’abord sociale et collective des pratiques religieuses, conçues comme essentielles. Et c’est peut-être justement à cela que la parole et la prédication de Jésus est confrontée ; en tous cas, Marc nous met d’abord dans cette confrontation-là.

« Et Jésus leur dit : … » Voilà ce que Marc veut nous faire entendre, et qui prend l’essentiel de son paragraphe. Ce n’est même pas introduit comme une réponse, simplement comme un « dit », autrement dit ce n’est pas une parole de circonstance, ou n’ayant valeur que dans ce contexte. Et que dit-il ?
« Ils ne peuvent, les fils de la chambre nuptiale dans laquelle le fiancé est avec eux, jeûner, [n’est-ce pas] ? Autant de temps qu’ils ont le fiancé avec eux, ils ne peuvent jeûner. Viendront des jours où leur sera enlevé le fiancé, et alors ils jeûneront en ces jours-là. » C’est une première partie seulement de la parole de Jésus. Elle s’organise autour d’une métaphore, celle de la noce. Il y a une chambre nuptiale, un fiancé et des fils de la chambre nuptiale. Cette dernière expression nous paraît sibylline, mais elle est simplement un hébraïsme : il s’agit des « compagnons d’épousailles« , ou des « amis de l’époux« . La coutume juive veut que l’époux soit accompagné de ses amis quand il va chercher chez elle son épouse pour l’amener sous son toit, et celle-ci attend puis vient avec ses compagnes. La chambre nuptiale n’est pas, je pense (mais j’interprète) à prendre au sens propre : on n’a aucun attestation qu’il y ait eu qui que ce soit dans la chambre avec les époux pour leurs noces ! Mais il s’agit plus probablement à cette époque de la houppah, une construction symbolique qui la représente (aujourd’hui remplacée par le dais nuptial), sous laquelle le fiancé introduisait sa fiancée et autour de laquelle, dans la même grande salle, avaient lieu les sept jours de festivités (si on veut en savoir plus, on peut se reporter à l’instructif article : « Fiançailles et mariage à l’époque hellénistique et romaine : halakhah (loi) et coutumes » de Liliane Vana). Ce qui est énoncé par Jésus sonne comme une évidence : ses amis sont réunis autour du fiancé pour la fête, ils sont là pour lui et son épouse, et il n’y aurait aucun sens à ce qu’ils ne festoient pas. Mais le temps de l’abstinence n’est pas exclu, il est repoussé à un autre moment, quand on n’est plus dans ces conditions précises.
Quel rapprochement fait Jésus à travers cette métaphore ? Il fait remarquer que la pratique du jeûne -et peut-être, à travers elle, toute pratique religieuse ?- n’est pas un absolu, mais qu’elle est conditionnée avant tout à des relations, qui peuvent exiger justement de s’en passer. Autrement dit, l’exigence de la pratique religieuse n’est pas conditionnée avant tout à une convenance sociale, à une sorte de surveillance les uns des autres, à une contrainte de faire « tous pareil » au même moment : elle suppose d’abord un éveil du cœur, une attention. En quelles circonstances sommes-nous ? Et surtout, en présence de qui sommes-nous ? Car cette pratique collectivement auto-imposée fait courir le risque de perdre entièrement de vue le but pour l’auto-satisfaction de tous « faire comme il faut ».
Ainsi, le jeûne, qui est une abstention, donc une absence, est subordonné par Jésus à une autre absence : si l’époux est absent, on s’abstient. Mais si l’époux est présent, au contraire on ne s’abstient pas. Et même, on ne peut s’abstenir. Ainsi la pratique religieuse devient une conséquence et une manifestation d’autre chose : jeûner vient du fait de l’absence d’un autre, de celui qui est avant tout recherché, et en même temps manifeste son absence. La pratique religieuse devient un engagement du corps en vue d’une plus grand engagement du cœur. Mais on comprend que ce qui compte avant tout, c’est cet engagement du cœur. Celui-ci est occupé avant tout d’une présence ou d’une absence.
Cela fait penser à une réponse de Romain Gary : « Suis-je envahissante ? -Surtout quand tu n’es pas là ! » La vie religieuse, si l’on nomme par là les rites et les coutumes, n’a pas de sens en elle-même, elle tourne à vide. Ce qui remplit l’existence, et donne sens à des pratiques, c’est une présence -ou une absence-. Et la vie du cœur est présentée par Jésus avant tout comme une recherche de quelqu’un, l’époux. C’est une histoire d’amitié et d’amour. Là réside, selon Marc, la nouveauté radicale et profonde de la parole annoncée par Jésus. Et elle n’est pas énoncée comme une nouveauté totale, mais plutôt comme un sens profond donné à des choses déjà connues ou vécues, une sorte de sens ultime. Et la métaphore des noces laisse voir que la vie du cœur est avant tout une fête, la joie profonde de la présence de celui que le cœur recherche. Sans doute, c’est cet état de fête qui ouvre le cœur.
2 commentaires sur « Le sens de la pratique religieuse (Mc.2, 18-20) »