18 Comme les disciples de Jean le Baptiste et les pharisiens jeûnaient, on vient demander à Jésus : « Pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 19 Jésus leur dit : « Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront. 21 Personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; autrement le morceau neuf ajouté tire sur le vieux tissu et la déchirure s’agrandit. 22 Ou encore, personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; car alors, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres. À vin nouveau, outres neuves. »
Dans la suite de ce que nous avons exploré la semaine dernière, nous voici avec la deuxième des trois mini-paraboles que Marc a choisi de nous faire entendre comme prémices du message de Jésus. Souvenons-nous qu’après nous l’avoir fait voir, il veut maintenant commencer de nous le faire entendre. L’épisode précédent nous a permis de mieux comprendre la question qui lui est posée et qui crée un contexte à cette parole, elle nous a permis aussi de voir dans la première de ces mini-paraboles une prise de position sur le jeûne qui va bien au-delà du jeûne, qui est au fond une remise en perspective de toute pratique religieuse en la centrant sur quelqu’un, en la subordonnant à la relation vivante à quelqu’un. Le potentiel novateur d’une telle prise de position est immense, et sans doute dérangeant pour qui l’observance est la première des choses.
La deuxième de ces mini-paraboles est donc énoncée de la manière suivante : « Personne ne coud sur un vêtement ancien une pièce d’un morceau non-cardé ; dans le cas contraire, la nouveauté tire à elle la totalité de l’ancien et la déchirure devient pire. » Il s’agit cette fois d’une métaphore plutôt domestique, mais peut-être pas seulement, en tous cas qui a pour nous un aspect technique, tant l’industrie du textile a changé entre l’antiquité et aujourd’hui ! Essayons d’explorer un peu ce domaine, afin de bien comprendre avec les bons repères, et non en appliquant au texte nos repères d’aujourd’hui.
Le tissu antique est fait en général à partir de laine ou de lin, parfois aussi de poil de chèvre. Il faut commencer par en fabriquer le fil. Une fibre textile de lin, de laine ou de poil de chèvre, est trop fragile et trop courte pour être utilisée isolément. Il faut donc entrelacer un certain nombre de ces brins pour obtenir un fil, ou “ filé ”, de l’épaisseur et de la longueur souhaitées. La “ femme capable […] a avancé les mains vers la quenouille, et ses mains saisissent le fuseau ”. (Proverbes 31,10.19.) Cette phrase décrit le filage, effectué au moyen de la quenouille et du fuseau, fondamentalement deux simples pièces de bois : la fileuse tient d’une main la quenouille, sur laquelle elle a enroulé sans le serrer un paquet de fibres. De l’autre, elle prélève quelques fibres, les enroule pour former un fil qu’elle attache au crochet ou à la rainure que porte le fuseau. La fusaïole, un disque monté sur le fuseau, sert à la fois de lest et de volant. En laissant pendre le fuseau et en le faisant tourner, la fileuse détermine le diamètre du fil qu’elle fabrique. Elle enroule ensuite le fil ainsi tordu autour du manche du fuseau, un peu comme sur une bobine, et répète l’opération jusqu’à épuisement du paquet de fibres ; elle obtient un long fil qui pourra ensuite être tissé. On comprend que cette première phase est souvent une opération domestique, et la plupart des femmes qui peuvent s’équiper fabriquent elles-mêmes leur fil.
Une fois, donc, le fil obtenu, reste à le tisser. Le métier est la machine sur laquelle on tisse les fils pour fabriquer des pièces d’étoffe de la taille voulue en vue de la confection de vêtements, de couvertures, etc… Les fils disposés selon la longueur du tissu sont appelés la “ chaîne ”. Les fils perpendiculaires constituent la “ trame ”. Les fils de trame sont passés alternativement devant et derrière les fils de chaîne. Aux temps bibliques, le métier était soit un cadre horizontal, posé au sol, soit un grand cadre vertical. Sur certains métiers verticaux, des poids étaient attachés au bas des fils de chaîne. Des poids de tisserand datant de l’Antiquité ont été retrouvés en de nombreux endroits d’Israël. Le tissage était habituellement une activité domestique, mais parfois tout un village l’exerçait à titre professionnel. Pour citer un exemple, il est question en 1 Chroniques 4:21 de la “ maison des ouvriers en tissu fin ”, manifestement une corporation de tisserands.
Tant qu’on en est à la fabrication, les propriétés du tissu sont cohérentes, les mêmes pour un même tissu, qui vieillit et éventuellement rétrécit d’un même tenant. Ce que notre métaphore évoque, c’est une réparation : il y a une déchirure, ou un trou, et il faut mettre une pièce. Et l’éventualité qui est écartée, qui est apparemment de science commune (« personne ne » ferait cela), c’est d’utiliser comme pièce sur un tissu ancien une pièce non-cardée. Non-cardée, qui traduit le grec [aghnafôs] : il s’agit de laine. Carder consiste à aligner les fibres dans le sens de la longueur. Cette action peut être comparée au brossage des cheveux. Autrement dit, la laine non-cardée est une laine dont on ne pourra pas tirer du fil ! Mais que donc peut-on faire avec de la laine non-cardée ? Il semble que son toucher soit très agréable, et que sa texture évoque confort et chaleur. La laine une fois lavée, si on ne la carde pas, peut servir de rembourrage (coussins, poupées,…) ou servir à matelasser. On peut aussi choisir de la feutrer, et alors elle forme une sorte de tissu brut : je pense que c’est de cela qu’il s’agit ici. C’est cohérent avec le mot que nous traduisons par pièce : [rhakos] est en fait une déchirure, d’où un morceau d’étoffe déchirée (éventuellement même un haillon ou une loque : c’est dans ce dernier sens qu’Homère emploie le mot, pour dire comment Ulysse, transformé par Athéna en vieillard mendiant à son arrivée à Ithaque, est habillé). Notre texte devient : « personne ne coud une pièce de feutre sur un vêtement ancien ».

Car que se passerait-il alors ? Le texte le décrit très bien : les fibres du feutre vont réagir tout différemment, dans leur « jeunesse » : le feutre va a voir une tendance à se rétracter, et notamment lors des premiers lavages, et ce rétrécissement naturel dû à la réaction des fibres de la laine va entraîner une contraction générale, tirant sur les fibres moins résistantes et quelque peu figées du tissu ancien, exerçant des tractions inégales sur sa trame déjà fragilisée, entraînant de nouvelles déchirures, plus importantes.
Quel est donc le sens de cette nouvelle métaphore, de cette deuxième mini-parabole ? Il me semble que cette fois, Marc compare la parole de Jésus à la fameuse pièce neuve, au morceau de feutre. Cette parole a un pouvoir d’agir propre, elle provoque des réactions en ceux auxquels elle est adressée. Pour ne pas causer de dégâts, elle doit par conséquent être appliquée dans un contexte lui aussi neuf, cohérent avec elle : si on l’applique à des pratiques anciennes (comme sur un tissu ancien), elle va causer des dommages graves.
On voit ici que Marc va plus loin que dans la parabole précédente. La parabole précédente, par rapport aux pratiques religieuses (et notamment le jeûne), invitait à les recentrer sur quelqu’un, à les re-situer dans un but précis. Mais cette fois, la mini-parabole sous-entend que certaines pratiques sont obsolètes, ou que la parole portée par Jésus ne s’y applique tout simplement pas. Elle sous-entend que cette parole nouvelle est faite pour constituer aussi un « vêtement », une pratique, entièrement neuve elle aussi. Elle dit encore, cette parabole, que si l’on applique la nouveauté de la parole du royaume à ces pratiques anciennes, ou peut-être à l’esprit qui sous-tend l’attention à ces pratiques (l’esprit des pharisiens, au fond), elle va révéler des failles et des déchirures terribles dans cet esprit. L’air de rien, cette mini-parabole est presque une déclaration de guerre. Les pratiques ou les conceptions anciennes qui se justifient par cette ancienneté même sont relativisées : trouver modèle dans « ce qu’on a toujours fait » ou dans « ce que nos pères nous ont transmis » n’est plus valable, n’est plus probant.
Souvenons-nous que Marc est ici en train de nous faire entendre pour la première fois le contenu de la parole de Jésus : il la place ainsi tout entière sous le signe de la nouveauté, d’une nouveauté qui entraîne un mode de vie refondé, renouvelé, qui n’est plus centré du tout sur des pratiques, des rites, etc. Il s’agit d’une parole qui ouvre à une liberté : aucune pratique n’est décrite en contrepartie, ou privilégiée. L’auditeur de cette parole va devoir non appliquer des pratiques toutes faites, mais inventer sa vie, inventer son rapport au dieu et aux autres. C’est l’évangile de la liberté.
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