Une parole agissante (Mc.2, 22)

18 Comme les disciples de Jean le Baptiste et les pharisiens jeûnaient, on vient demander à Jésus : « Pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 19 Jésus leur dit : « Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront. 21 Personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; autrement le morceau neuf ajouté tire sur le vieux tissu et la déchirure s’agrandit. 22 Ou encore, personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; car alors, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres. À vin nouveau, outres neuves. »

Et nous voici pour finir avec la troisième mini-parabole mise par Marc dans la bouche de Jésus, pour dire le statut de sa parole dans l’annonce qu’il fait du royaume. Nous venons de relire pour la troisième fois l’ensemble du passage, mais lisons cette parabole isolément : « Et personne ne met du vin nouveau dans d’anciennes peaux ; dans le cas contraire, le vin fait éclater les peau et le vin est perdu, ainsi que le peaux : mais à vin jeune, peaux originales.« 

La métaphore est cette fois œnologique. Elle ressemble assez à la précédente, au sens où elle repose sur un certain savoir-faire technique (mais sans doute pas domestique, cette fois) ; et comme la précédente, elle diffère de la première des trois par le fait qu’elle ne semble pas concerner directement une pratique précise comme le jeûne, mais être plus générale. Du reste, elle s’achève par une phrase en forme de proverbe, ce qui vise toujours une règle de vie, applicable dans de nombreuses et diverses circonstances.

Le « vin nouveau« , ou « vin jeune« , ou « vin primeur » est celui que l’on obtient dans les premiers mois de son élaboration. Il peut être commercialisé en l’état (c’est le cas du « Beaujolais nouveau », c’était déjà le cas de certaines productions dès l’antiquité, et Pline l’Ancien cite déjà deux vins des Voconces, produit à Dea Augusta Vocontiorum, c’est-à-dire Die), mais aussi tout simplement constituer une étape intermédiaire dans l’élaboration définitive. Dans le processus de fermentation, le moût (résultant du pressurage) se transforme en vin grâce à l’action des levures, lesquelles se nourrissent du sucre contenu dans ce jus pour générer de l’alcool, du dioxyde de carbone et de l’énergie. Les levures meurent quand la fermentation est terminée : c’est à ce moment que l’on choisit soit de clarifier le vin et le conditionner pour le vendre ou le boire, soit de le mettre en fûts pour une maturation choisie. Si c’est ce choix qui est fait, le vin est placé dans d’immense dolia en terre cuite qui sont enterrées jusqu’à l’embouchure, de sorte qu’elles ne se brisent pas mais aussi que le sol régule la température.

Mais nous venons de parler de jarres : à quel moment interviennent donc des peaux, c’est-à-dire des outres en peau ? Dans l’antiquité, ce récipient en cuir, cousu serré et aux coutures enduites de poix pour garantir l’étanchéité, sert surtout à transporter de grandes quantités de vin au lieu où on va le consommer, c’est-à-dire dans les salles-à-manger. Il me semble qu’à présent, nous avons la totalité du tableau pour comprendre la mini-parabole. A quoi avons-nous donc affaire ?

Il me semble que la parabole nous parle de « vin jeune » ou « vin primeur« , en passe d’être servi. Il est disposé dans la salle-à-manger en grande quantité, pour la fête sans doute, ou quelque occasion remarquable qui suppose de nombreux invités. Ici, nous rejoignons la première parabole, celle dans la salle des noces. Mais même si l’on a clarifié le vin, l’absence totale de levures n’est jamais entièrement garantie, et le processus de vinification se poursuit souvent de manière certes ralentie mais bien réelle. L’action des levures continue d’augmenter le taux d’alcool, de produire de l’énergie (de la chaleur) et surtout du gaz carbonique. Or, si sur des cuves, des dispositifs contenant de l’eau permettent au gaz de continuer de s’échapper à travers de l’eau sans admettre d’air, de tels dispositifs ne sont pas possibles sur des outres en peau.

La peau, elle, par sa nature, est relativement extensible. Elle peut absorber un temps la continuation légère d’une certaine fermentation. Mais c’est à condition d’avoir encore cette capacité d’extension. Des peaux qui ont déjà servi, des peaux anciennes, ont en général déjà plusieurs fois fait cette extension, et à chaque fois leur rétractation s’est faite moindre : arrive un stade où elles restent figées, sans plus exercer ni extension ni rétractation. Et si de telles peaux doivent recevoir un vin jeune qui a encore une capacité de fermentation, même légère, elles vont tout simplement exploser sous la pression. Et tout est perdu. Ce phénomène ne se produit qu’avec le vin jeune : celui qui a maturé dans des dolia a définitivement dissous les levures, ou résidus de levures, et plus rien n’est à craindre.

Que nous dit Marc, à travers cette métaphore ? Il compare à l’évidence la parole de Jésus à un « vin jeune », à un vin qui a encore sa capacité de fermentation, qui est plein d’énergie. Et il nous suggère au passage que cette parole est à disposition pour la fête, qu’elle est là pour la joie ! Mais il nous invite aussi à prendre garde dans quoi on la conserve. Et que sont alors les outres de peau ? J’avoue que l’idée même de peau me fait penser prioritairement à des personnes bien vivantes ! Ainsi, si les personnes qui reçoivent cette parole sont disposées à être travaillées par ce qu’elles contiennent, elles seront porteuses de joie, porteuses elles-mêmes de cette parole. Mais si elles ne sont plus capables de « bouger », si elle ne savent plus changer quelque chose dans leur vie, si elles sont tout entières sclérosées, cette parole les fera « exploser », elles ne pourront pas la garder ni la transmettre, et elles-mêmes n’en vivront pas.

Il me semble que c’est encore un stade de plus que Marc nous indique quant à la parole annoncée par Jésus. Il nous l’a présentée comme une parole qui réoriente vers quelqu’un et redonne ainsi leur sens profond à nos pratiques, rendant celles-ci relatives à un autre (parabole des amis de l’époux). Il nous l’a décrite comme une parole porteuse d’une nouveauté totale, qui attire à elle ce à quoi elle est appliquée, et ne peut par là-même être appliquée à des choses dépassées, des pratiques anciennes, des choses que l’on fait « parce qu’on a toujours fait comme ça » ou « parce que nos pères nous les ont transmises » (parabole du tissu). Il nous la présente maintenant, enfin, comme travaillant ceux qui la porte à la manière d’un ferment, faisant bouger et évoluer ses auditeurs (parabole des outres en peau). Dans l’ensemble, ce sont la liberté et la joie qui sont instaurées par cette parole. Marc nous met l’eau à la bouche.

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