23 Un jour de sabbat, Jésus marchait à travers les champs de blé ; et ses disciples, chemin faisant, se mirent à arracher des épis. 24 Les pharisiens lui disaient : « Regarde ce qu’ils font le jour du sabbat ! Cela n’est pas permis. » 25 Et Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui-même et ceux qui l’accompagnaient ? 26 Au temps du grand prêtre Abiatar, il entra dans la maison de Dieu et mangea les pains de l’offrande que nul n’a le droit de manger, sinon les prêtres, et il en donna aussi à ceux qui l’accompagnaient. » 27 Il leur disait encore : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. 28 Voilà pourquoi le Fils de l’homme est maître, même du sabbat. »
Et voici un nouvel épisode, un peu semblable au précédent au sens où c’est une parole scénarisée. Le récit n’entre pas dans une suite nécessaire, Marc aurait pu l’insérer n’importe où et il faudra nous demander pourquoi il a fait le choix de le mettre ici.
« Et il advint qu’en ces sabbats il passait le long à travers la terre préparée, et ses disciples commencèrent chemin faisant à cueillir un à un les épis. Et les Pharisiens lui dirent : vois ce qu’ils font les sabbats, ce qui n’est pas permis ? » On ne sait ni quand ni où placer cet épisode, c’est un peu « il était une fois ». La parole qui va être énoncée est située au cours d’un déplacement, or Marc nous a dit que Jésus comptait parcourir toute la Galilée. Le lieu importe donc peu, semble-t-il ; pour le temps, c’est celui où il y a des épis : nous sommes donc avant la moisson, mais pas si longtemps avant puisqu’il y a des épis, autrement dit nous sommes vers le septième mois de l’année.
Le groupe ne marche pas au milieu des champs, personne ne fait cela sans dommage pour les moissons ! Les indications de Marc nous font plutôt comprendre qu’on est entre plusieurs villages, dans une zone de champs cultivés, et que les chemins font passer « dans les champs », c’est-à-dire entre les champs, le long des champs.
Les personnages sont ici Jésus, ses disciples et « les Pharisiens ». Les disciples, tout en marchant, commencent à « cueillir un à un » des épis : le verbe utilisé par Marc est employé pour… l’épilation ! Mais il est encore employé quand on arrache une plume à un oiseau, quand on effeuille une plante ou quand on « s’arrache les cheveux ». L’idée n’est sans doute pas une activité systématique d’arrachage des épis, ce qui serait une forme de moisson, mais plutôt comme on peut faire en marchant, de prendre ici ou là un épi pour mâchonner ensuite les grains de l’épi. On peut supposer par conséquent que les disciples ne sont pas très nombreux, sans quoi les champs souffriraient beaucoup de cette activité.
Mais il n’y a pas que les disciples et Jésus, parmi les personnages, il y a aussi des Pharisiens. On ne sait pas combien sont ces derniers, ni pourquoi ils font désormais partie de ceux qui se déplacent avec Jésus : c’est en tous cas un stade différent en regard de ce que Marc nous a montré jusque-là. Car jusqu’à présent, on les voyait en station, en surveillance, présents où était Jésus, mais pas au point de se déplacer avec lui. Deux hypothèses viennent en tête à cette lecture : soit c’est une mise en scène tout-à-fait fictive que fait Marc, parce qu’il veut rapporter une parole comme précédemment, et continuer de nous donner un premier aperçu de la force innovante de la parole de Jésus ; soit c’est un trait montrant que des pharisiens étaient assez séduits par Jésus pour adopter eux aussi le style des disciples itinérants, qu’ils se reconnaissaient suffisamment dans certains aspects de son message pour faire route avec lui. Mais bien sûr, en plaçant l’épisode à cet endroit, Marc donne aussi l’impression que les pharisiens sont déjà à ce point méfiants qu’ils s’organisent pour une surveillance étroite à tout instant.
Et cette fois-ci, l’action de certains disciples fait réagir ces pharisiens, soit qu’il s’agisse (au départ) d’un étonnement sincère, peut-être choqué, soit qu’il s’agisse (désormais, avec la place donnée à l’épisode) d’un reproche. Que disent-ils ? « Et les Pharisiens lui dirent : vois ce qu’ils font les sabbats, ce qui n’est pas permis ? » Les Pharisiens ne disent rien à ceux qui, dans leur regard, sont des contrevenants. Ils s’adressent au Maître, c’est lui qui devrait réagir. Tout le monde a compris, et admis, qu’il était un maître formant ceux qui se mettent à son école. Mais voilà, quel est le sens de son silence ? Car selon l’enseignement des Pharisiens, l’action des disciples est assimilable à un travail, et donc il contrevient au précepte de l’observance du Sabbat, « jour de chômage ».
Arrivés à ce point, on peut imaginer plusieurs pistes de réponses. Première piste, la progressivité de l’enseignement : sur le fond, nous sommes d’accord ; mais pour le moment, ils concentrent leur apprentissage sur autre chose. Deuxième piste, l’interprétation du chômage : sur le respect du Sabbat, nous sommes d’accord ; mais ce que font les disciples n’est pas un travail, je ne mets pas les limites au même endroit que vous. Dans ces deux cas, Jésus entrerait en discussion avec les Pharisiens, « sur leur terrain » en quelque sorte, c’est-à-dire sur l’interprétation de la loi. Or ce n’est pas sur ce terrain que Jésus va réagir, mais bien plus en amont, sur celui non de l’interprétation de la loi mais sur son rôle même ! Et sa réponse se fait en deux temps.
Premier temps, il fait référence à ce que les rabbins appellent « les Prophètes » (ce que nous appelons « Livres historiques » est rangé par eux parmi les Prophètes, donc avec le statut premier d’interprétation canonique de la Loi) : Et il leur dit : « N’avez-vous jamais connu à fond ce que fit David, lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui-même et ceux qui l’accompagnaient, comment il entra dans la maison de Dieu sous Abiatar le grand-prêtre et mangea les pains de proposition qu’il n’est pas permis de manger sinon aux prêtres, et il en donna aussi à ceux qui l’accompagnaient ? » L’épisode est rapporté en 1S.21, 1-7 : il se place durant la vie errante de chef de bande de David, lorsqu’il cherchait à échapper aux poursuites du roi Saül qui en voulait à sa vie. A première comme à seconde lecture, aucun rapport avec le sabbat ! Mais l’épisode tel qu’il est rapporté ici retient une affirmation majeure : David a contrevenu à la loi, de manière consciente, et a entraîné avec lui dans cette transgression ceux qui l’accompagnaient.

Surtout, il met en question chez ses interlocuteurs leur juste connaissance des Écritures : n’avez-vous jamais connu à fond ?… La manière dont les scribes, et Pharisiens en général, interprétaient les textes consistait beaucoup en une fouille en détail de la lettre, ainsi qu’en une mise en avant des différentes interprétations faisant autorité. Mais là, Jésus les invite à tout autre chose : à rien de moins qu’une interrogation sur le sens et la portée de la loi dans la vie humaine ! Et il le fait à partir de la figure de David, qui est une des figures fondatrices de la religion d’Israël. Il le fait en faisant remarquer au passage le consentement du prêtre. Dans cet épisode, il y a la loi, l’ordonnancement religieux, connus l’un et l’autre ; mais il y a aussi la faim, et manifestement « nécessité fait loi » plus impérieusement encore. Et ce n’est pas la nécessité seule, mais le souci des autres dont David, oint par Samuel (et donc déjà christ de référence), est responsable : par deux fois, de manière insistante, reviennent les compagnons. Et il est pleinement dans son rôle de roi quand il se soucie de ceux dont il est le chef. Autrement dit, la liberté que prend David avec la loi fait pleinement partie de sa fonction royale ! Ce que Jésus suggère aux Pharisiens, qui revendiquent ce rôle de leaders du peuple, c’est la même liberté avec la loi. Le voilà donc qui interroge à la fois le rôle de la loi et la manière dont les Pharisiens remplissent leur fonction et leur leadership religieux.
Il y a encore un deuxième temps à la réponse de Jésus : « Et il leur disait : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. Voilà pourquoi le Fils de l’homme est seigneur aussi du sabbat. » Il tire les conséquences de la référence précédente, sous une forme proverbiale facile à mémoriser, mais qui montre en même temps la hiérarchie ou la priorité. Le sabbat (et par conséquent la loi) n’est pas une fin en soi. Le but, c’est l’homme : c’est lui que la loi vise, c’est lui que la loi cherche à sauver. L’homme doit vivre, et le sabbat est un élément (sous-entendu : parmi d’autres) dans cette quête de la vie. Et l’épisode choisi montre aussi clairement que l’observance « pure » conduirait à la mort. L’observance religieuse est ici clairement contingente, elle n’est pas le seul aspect de la vie : Marc nous dit très clairement, comme un élément fondateur de l’originalité de la parole de Jésus, que « la religion » ne peut être retenue comme l’élément unique, pas même comme l’élément central, de la vie humaine. C’est une des dimensions guides pour mener sa vie, mais rien de plus.
Et Jésus reprend, pour la deuxième fois, ce titre de « fils de l’homme » qu’il a déjà opposé aux Pharisiens qui se demandaient selon quelle autorité il déclarait le pardon des péchés (lors de l’épisode du paralytique passé par le toit). Là encore, en revendiquant d’être investi de l’autorité divine, il dit d’où vient l’autorité de son interprétation des écritures. Il est ainsi « seigneur du sabbat », lui avec ses compagnons, à l’imitation de David et des siens. La parole de Jésus nous est ainsi, dans cet épisode, montrée comme pleinement fondée dans les Écritures et comme constitutive d’un autre sens à elle donnée, visant la vie (donc le salut) de l’homme (compris collectivement) et redonnant sa place contingente à l’observance religieuse. En plaçant là cet épisode, Marc lui donne un double pouvoir fondateur (c’est une des premières paroles développées de Jésus) et novateur (en contraste avec les pratiques et réactions des Pharisiens).
Et ainsi, Marc en a fini de nous présenter Jésus en action, et la parole qu’il énonce. Cette dernière nous est présentée non pas comme un commentaire de la loi, ce qui était en général le statut de celle des « rabbi » de l’époque : elle apparaît plutôt comme l’ouverture d’un dialogue avec les hommes. Elle met à distance ce qui est loi et pratiques, mais elle invite à la fête et à la liberté, elle invite à un compagnonnage. Cela veut dire aussi qu’elle responsabilise en même temps qu’elle invite à la solidarité : elle s’adresse à tous (comm un collectif) et à chacun (comme engageant le cœur).
Un commentaire sur « Une liberté avec la loi (Mc.2, 23-28) »