01 Jésus entra de nouveau dans la synagogue ; il y avait là un homme dont la main était atrophiée. 02 On observait Jésus pour voir s’il le guérirait le jour du sabbat. C’était afin de pouvoir l’accuser. 03 Il dit à l’homme qui avait la main atrophiée : « Lève-toi, viens au milieu. » 04 Et s’adressant aux autres : « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire le bien ou de faire le mal ? de sauver une vie ou de tuer ? » Mais eux se taisaient. 05 Alors, promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs cœurs, il dit à l’homme : « Étends la main. » Il l’étendit, et sa main redevint normale. 06 Une fois sortis, les pharisiens se réunirent en conseil avec les partisans d’Hérode contre Jésus, pour voir comment le faire périr.
Et nous voici cette fois avec une parole circonstanciée, « Et il entra de nouveau dans la synagogue« , mais on dirait presque qu’il s’agit d’un épisode qui a été coupé de celui qui le précédait. En effet, il est brutalement question de rentrer « de nouveau« , alors qu’on n’a pas vu Jésus sortir d’une synagogue. Qui plus est, il est question de sortir de « LA synagogue« , et non d’UNE synagogue : la désignation est précise, et fait normalement référence à un lieu dont il a déjà été question. Marc a sans doute donné un coup de ciseau, il a voulu nous mettre tout de suite face à une nouvelle situation. Nous ne sommes plus désormais dans la présentation par Marc de son personnage, nous ne sommes plus dans les premières impressions qu’il voudrait nous donner, mais nous sommes jetés dans un climat d’emblée dramatique. Mais ce « coup de ciseau » produit un effet bien particulier, celui d’un nouveau démarrage : comme tout la présentation précédente avait commencé, après un passage le long de la mer, par une entrée dans la synagogue « les sabbats », de nouveau nous entrons dans une synagogue « les sabbats ». On dirait bien que Marc commence en effet une nouvelle partie de son ouvrage.
Quelle est la situation dramatique ? « Et il y avait là un humain dont la main s’était desséchée« , littéralement « ayant desséché de la main« . On ne dit pas juste que sa main est sèche, on parle d’un processus arrivé près de son terme, on parle d’une maladie évolutive. Peut-on en savoir plus sur cette maladie ? L’homme étant vu par les Grecs comme un [microcosmos], un « monde-en-miniature », il devait lui aussi être composé d’air, de terre, d’eau et de feu : la santé, pensait-on, reposait sur l’équilibre de ces éléments antagonique, quand un déséquilibre entre eux entraînait une altération ou une perte de la bonne santé. Dans cette approche des choses, l’humide tient à la fois de l’air et de l’eau, quand le sec tient de la terre et du feu. Ce sont le sang et la lymphe qui sont sensés apporter l’humidité, et ce sont donc leur absence qui conduisent au dessèchement. Dans l’idée de l’époque, pour soigner il faudrait au médecin apporter de ce qui manque pour rééquilibrer, donc apporter ici de l’humide : faire boire, faire tremper, etc.
Mais surtout, si déjà une extrémité s’est ainsi desséchée, et si les mots de Marc n’évoquent pas une situation stabilisée mais bien une évolution, cela signifie que le dessèchement pourrait continuer, pourrait gagner de l’extrémité vers le centre du corps. J’ai d’ailleurs traduit « main » comme on fait en général, mais en grec [khéïr] peut aussi désigner l’avant-bras ou le bras entier : on peut deviner avec quelle horreur l’entourage peut observer cet « humain » (le mot [anthroopôs] peut désigner indifféremment un homme ou une femme) avec sa main ou son bras atrophié, signe d’un mal qui peut le ou la gagner plus encore et réduire son corps d’une atrophie généralisée. Voilà sans doute, avec toutes ces conceptions du temps, ce qui se passe dans la tête des spectateurs et auditeurs du jour.
Pourtant, le drame n’est pas là seulement, dans la présence de cette maladie qui gagne et ronge. « Et ils l’observaient de près, [pour savoir] si les sabbats il le guérirait, afin de le décrier« . Voilà que dans l’assemblée synagogale, certains ont une attitude bien particulière. On ne sait pas bien qui « ils » sont : ce « ils » ne fait référence à personne dans le texte. C’est peut-être encore un indice de la coupure effectuée par Marc. Etant donnée la situation qu’il a donnée au texte dans sa version finale, on pense assez vite qu’il s’agit des Pharisiens, mais notre texte pris en lui-même ne le dit pas formellement. Bien des traduction s s’en tirent en disant « on« , ce qui n’est pas une mauvaise solution. J’ai parlé d’attitude particulière de ceux-là (qui ne sont pas forcément tous les membres de l’assemblée) : voilà qu’au lieu de se laisser émouvoir et d’agir en faveur de cet homme, ils retiennent leur possible compassion (ou peut-être n’en éprouvent pas) au profit d’une surveillance de Jésus. Marc exprime cette surveillance avec le verbe [partèréoo] qui signifie observer de près, épier, surveiller, se tenir en garde contre. On voit toute une attitude qui n’est pas bienveillante, mais qui cherche au contraire des prétextes, qui instruit à charge.
Une chose étonnante : il semble que personne ne doute que Jésus va guérir cet homme ! C’est comme si le mettre en présence d’un malade allait entraîner automatiquement sa réaction. On voudrait, que tel soit le cas pour tout le monde ! Et la seule question qui se pose est : l’observance du sabbat le retiendra-t-il ? Dans l’esprit de ceux qui épient Jésus, la question de l’observance passe avant celle de la compassion. Et l’homme malade est par eux indirectement instrumentalisé, il n’est plus qu’un prétexte pour pouvoir décrier Jésus.
« Et il dit à l’homme qui avait la main sèche : tiens-toi debout au milieu. » Jésus, lui, s’adresse à l’homme atteint de cette atrophie évolutive. Mieux, il le met au centre. C’est lui qui est l’objet de ses préoccupations, et il entend qu’il le redevienne pour tous. Et ainsi aussi, ce qu’il va faire ne sera pas caché. Il ne cherche pas de faux-fuyant, mais assume très ouvertement ce qu’il fait, aussi bien la compassion active qu’il manifeste pour les personnes atteintes de maux que la liberté qu’il prend avec les formes dominantes de l’observance religieuse. Et ce n’est que dans un deuxième temps qu’il s’adresse à ces fameux « autres » qui l’épient au point d’instrumentaliser l’homme souffrant.
« Et il dit à eux [cette fois] : est-il permis les sabbats de faire du bien ou de nuire, sauver une vie ou tuer ? » La forme de la question posée est extrêmement intéressante, car elle n’est pas tout-à-fait celle qu’attendaient les inquisiteurs. On a compris que, dans leur tête, la question était : « Va-t-il enfreindre la règle du sabbat en faisant une guérison ? » Face à cela, la question pourrait être : « A-t-on le droit d’opérer une guérison un sabbat ? » ou « Guérir enfreint-il la règle du sabbat ? ». Mais Jésus énonce une alternative, dans une forme d’abord générale, puis dans une forme poussée à l’extrême. « Est-il permis de faire du bien ou de nuire ? » C’est soit l’un, soit l’autre.
En effet, il n’est pas possible de comprendre qu’il demande distinctement si l’on peut d’une part faire du bien un sabbat, et si l’on peut d’autre part faire du mal un sabbat : on ne peut jamais faire le mal, c’est une évidence ! Mais dans de telles oppositions, nous avons sans doute un « sémitisme », une manière de parler propre à la langue et la pensée hébraïque ou l’on dit les contraires ou les complémentaires pour dire la totalité (comme « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre« , c’est-à-dire le tout). Ce que dit Jésus, c’est bien plutôt que, sabbat ou pas, face à cette souffrance il n’y a qu’une alternative : faire du bien ou nuire. Une position « neutre », un « point mort », n’existe pas. Et c’est pourquoi aussitôt il pousse à l’extrême : « sauver une vie ou tuer« . Puisque la maladie évolue, si l’on fait quelque chose, on sauve la vie ; mais si on ne fait rien, on est complice avec le mal et la mort, on tue aussi.
Cette manière de poser la question est profondément remuante : elle nous pose devant le mal, quel qu’il soit, dans la même alternative. Face au mal, on ne peut pas être autrement que dans un combat, et il faut prendre parti. L’attentisme est une complicité, à l’aune de l’évangile. Seuls ceux qui se battent contre le mal font le bien : et ceux qui ne se battent par pour faire le bien font le mal, sont complices du mal. Au collège, je suis souvent confronté à cette question dans les question de harcèlement : nombreux sont ceux qui savent, qui voient, mais ne veulent rien dire. Leur faire prendre conscience qu’il n’y a que deux positions en dehors d’être harceleur ou victime, et ce sont soit complice, soit témoin-aidant, change beaucoup de choses (pas assez, hélas). Je prends cet exemple, mais on pourrait prendre n’importe quel exemple, dès lors qu’on est dans cette situation du « témoin passif » : il est impossible face au mal de rester passif. Et c’est cela, la grande leçon de Jésus en cet épisode.
Comment réagissent les interlocuteurs à cette manière de poser la question ? « Eux cependant se taisaient. » Cette fois, la position d’abstention est un choix délibéré. Ils refusent de prendre parti, ce qui équivaut… à choisir son camp. Il peut arriver que suspendre son jugement soit un signe d’ouverture, quand on n’est pas sûr, quand on risquerait de juger ou condamner. Mais là, c’est plutôt qu’ils tiennent à juger. Ils se désintéressent totalement de l’homme malade. « Et leur jetant un regard circulaire avec colère, co-affligé de la porose de leur cœur, il dit à l’homme…« Marc nous peint aussi les sentiments de son héros : le mouvement des yeux et de la tête est un mouvement circulaire, qui prend le temps de parcourir chacun de leurs visages, de croiser chacun de leurs regards. Mais dans ses yeux à lui, il y a de la colère : c’est-à-dire cet élan fondamental du cœur qui ne se résout pas à ce qui lui fait obstacle. Cette colère de Jésus, c’est ce sentiment qu’on n’en restera pas là, qu’il y a échec mais que ce n’est que partie remise. Et puis il y a un autre sentiment, une affliction, mais qui est partagée, car le mot grec est augmenté du préverbe [sun-], avec : avec qui ? Peut-être Marc veut-il juste dire que ce sont les deux sentiments qui co-existent, qu’il y a la colère et, avec elle, l’affliction. Mais peut-être aussi, car il n’y a sans doute pas que ces « ils » dans l’assemblée de la synagogue, que si le sentiment de colère est propre à Jésus, celui de la tristesse est partagé avec le reste de l’assistance, qui se situe, elle, plus humainement vis-à-vis de la souffrance et de la maladie de cet homme.
Ce qui « co-afflige » Jésus, c’est la « porose de leur cœur » : le mot [pooroosis] désigne déjà ce qu’il signifie aujourd’hui en médecine : une anomalie structurelle d’un tissu, principalement osseux ou cérébral. Cette pathologie se manifeste par la présence excessive de pores, c’est-à-dire de petites cavités ou espaces vides à l’intérieur du tissu concerné. Cette affection peut affecter la résistance et la solidité des os, entraînant ainsi un risque accru de fractures. Dans le cas du cerveau, la porose pourrait altérer les fonctions cognitives ou provoquer d’autres complications neurologiques. La porose peut être causée par divers facteurs, tels que des maladies génétiques, des carences nutritionnelles ou des processus dégénératifs liés à l’âge. Autrement dit, Marc (et son Jésus) constate un vide dans leurs cœurs, et même beaucoup de petits vides, des cavités nombreuses qui distendent les tissus : la comparaison est plutôt avec ce qui est décrit du cerveau : la « cardioporose » va en altérer les fonctions, ils ne ressentent plus comme on devrait ressentir. L’actualité fait pour moi résonner cela avec le reproche tout récent fait en commission par une députée aux responsables religieux venus dire leur réticence face au projet de loi concernant la fin de vie : elle leur a dit qu’elle respectait leur position, mais qu’ils ne parlaient que vie et mort, qu’ils ne prenaient pas en compte la souffrance. Voilà, je crois que c’est le risque de tous les « doctrinaires », ne plus ressentir la souffrance, parce qu’on campe sur des positions de principe, d’autant plus fermement que l’on est convaincu de les tenir pour le principe le plus haut qui soit, « au nom de Dieu ». Et ici, nous notons que Jésus n’invoque jamais ce principe, ici du moins : il veut juste qu’on s’occupe de cet homme et de sa souffrance, qu’on le remette au centre comme il l’a fait physiquement. Je ne sais pas comment la médecine antique interprétait la « porose », mais je ne serais pas étonné qu’elle l’interprétât là aussi comme un défaut d’humidité, de la même manière que l’atrophie de la main ou du bras dont est affecté notre homme. Mais ce n’est qu’une hypothèse…

Que dit donc Jésus sur ces entrefaites à l’homme ? « …il dit à l’homme : étends le bras (ou la main). Et il l’étendit et son bras (ou sa main) fut restauré. » Une fois de plus, Jésus ne fait rien sinon parler. Il invite l’homme à étendre son bras : l’image ci-dessus fait voir à quel point elle s’allonge ! Mais c’est qu’il vient de lui ordonner de faire, volontairement, le contraire de ce que le mal qui l’affecte produit sur son bras : le mal le rétracte, l’atrophie, lui doit choisir de l’étendre au contraire. Il le fait et c’est ce qui provoque le retour à l’état normal. Le verbe est au passif : on ne sait pas qui en est l’agent, mais c’est celui qu’on ne peut nommer qui est par là suggéré comme seul acteur. Aucune interprétation du sabbat, notons-le au passage, aussi rigoureux que l’on puisse être, n’interdit d’étendre son bras ou sa main ce jour-là. Ainsi l’homme est à l’abri de tout reproche. Et Jésus n’a fait que parler, ce qui là non plus n’est pas interdit.
Pourtant, « Et le Pharisiens sortirent et tinrent aussitôt conseil avec les Hérodiens à son sujet : comment ils le feraient périr. » Ce qui s’est passé est proprement insupportable aux Pharisiens (on saisit enfin qui sont les « ils » du texte). Sans doute à bout d’argument, mais tenant ferme à leur avis sans vouloir en sortir, ils n’ont plus pour répondre que la violence suprême. Il faut faire disparaître Jésus, il faut le détruire. Et c’est avec les partisans d’Hérode qu’ils se retrouvent, c’est-à-dire ceux qui sont dans les cercles immédiats du pouvoir mis en place par les Romains : alliance contre nature, puisqu’il s’agit pour ceux qui cherchent avant tout à maintenir Israël « séparé » des « Nations » de se rapprocher de ceux qui sont mis au pouvoir par ces mêmes « Nations » ! Mais c’est bien la preuve que c’est une question de pouvoir et d’autorité qui se joue, pour les Pharisiens. Bien au-delà des questions d’observance, c’est la remise en cause de leur autorité qu’ils n’acceptent pas. Or Jésus n’a pas remis en cause formellement leur autorité, ils ne les a pas dé-légitimés : mais la qualité de se paroles les laisse sans voix, et c’est bien ce qu’ils ne supportent pas. Ils voient s’éroder l’édifice d’observances par lequel ils maintiennent leur pourvoir, simplement parce que celles-ci sont remises en perspective en remettant la compassion pour l’homme au centre. Mais c’est insupportable.
Et eux qui ne voulaient pas que Jésus « fassent du bien » ou « sauve une vie » les sabbats, vont clairement « nuire » et « tuer » ce même jour…
Un commentaire sur « Impossible d’être passif devant le mal (Mc.3, 1-6) »