07 Jésus se retira avec ses disciples près de la mer, et une grande multitude de gens, venus de la Galilée, le suivirent. 08 De Judée, de Jérusalem, d’Idumée, de Transjordanie, et de la région de Tyr et de Sidon vinrent aussi à lui une multitude de gens qui avaient entendu parler de ce qu’il faisait. 09 Il dit à ses disciples de tenir une barque à sa disposition pour que la foule ne l’écrase pas. 10 Car il avait fait beaucoup de guérisons, si bien que tous ceux qui souffraient de quelque mal se précipitaient sur lui pour le toucher. 11 Et lorsque les esprits impurs le voyaient, ils se jetaient à ses pieds et criaient : « Toi, tu es le Fils de Dieu ! » 12 Mais il leur défendait vivement de le faire connaître.
Dans l’épisode suivant, nous retrouvons le bord de la mer. L’enchaînement est identique à celui que Marc a construit précédemment entre la guérison du paralysé passé par le toit et l’appel de Lévi, mais cette fois le contexte est différent, car c’est désormais une menace de mort qui plane sur la tête de Jésus. Le changement de lieu est cette fois une conséquence : « Et Jésus avec ses disciples se retira près de la mer,… » Jésus reste avec ses disciples, l’ensemble est présenté par Marc comme désormais indissociable : poursuivre Jésus, c’est poursuivre ses disciples, ce qui suggère évidemment au lecteur que l’inverse sera vrai aussi. N’oublions pas que Marc écrit pour des lecteurs dont la situation est précisément celle-là !
Le verbe [anakhooréoo] signifie à la fois « retourner » et « se mettre en retrait » : se mettre en retrait évoque une réaction bien naturelle devant la menace : si on ne veut pas de lui, autant ne pas insister. Marc nous montre ainsi un Jésus qui n’est pas un casse-cou ni un doctrinaire, mais quelqu’un qui est prudent, qui ne court pas après la mort. Il accepte les contraintes des autorités et s’adapte aux conditions qui lui sont faites. Le sens « retourner » indique plutôt que Marc fait référence à un autre enchaînement que celui que nous avons signalé, mais en le renversant. On pense alors à l’appel des premiers disciples (au bord de la mer) suivi de l’entrée en ville et dans la synagogue, lors des sabbats. C’est en quelque sorte la toute première mise en route qui est rejouée à l’envers, comme si un constat d’échec apparent devait être fait. Mais apparent seulement, puisque les disciples appelés demeurent. Et ce n’est pas la seule différence, on va le voir immédiatement dans la suite du texte.
Car la phrase se poursuit ainsi : « … et une nombreuse multitude depuis la Galilée suivit, et depuis la Judée et depuis Jérusalem et depuis l’Idumée et d’au-delà du Jourdain et d’autour de Tyr et Sidon une multitude nombreuse entendant les choses qu’il avait faites vint à lui. » Il était allé à la rencontre des hommes (du peuple qui cherche à revenir vers son dieu : rappelons-nous le tout début de l’évangile de Marc et l’entrée en scène du Baptiste), voici maintenant que ce sont eux qui viennent à lui. Il entendait parcourir toute la Galilée, mais on dirait que c’est la Galilée qui maintenant le « suit« . La formule de Marc, « une nombreuse multitude » est pour le moins redondante, et si l’on voulait reprendre en français les mots grecs on aurait un ensemble « polypléthorique » ! J’ai quant à moi du mal à me représenter ce que veut dire Marc, mais il est évident qu’il veut montrer un nombre de personnes hors de proportion avec ce dont il a été question jusqu’à présent.
Or cette « nombreuse multitude issue de la Galilée le « suit« , ce qui est le mot propre aux disciples. Comme le fait de « retourner » de la ville et sa synagogue vers la mer évoque le chemin retour de celui qui avait commencé avec l’appel des premiers disciples, la comparaison s’impose d’elle-même : il en a appelé quatre, en voici maintenant des milliers et des milliers. Et ce n’est pas tout : la réputation de Jésus a largement dépassé le champ de la Galilée, bien au-delà on a « entendu les choses qu’il avait faites« , et l’on vient à lui depuis le sud : la Judée et Jérusalem, c’est-à-dire depuis les centres du pouvoir, là où sont précisément ceux qui se concertent à propos de sa mort. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : les Pharisiens de Galilée se rendent auprès des Hérodiens, on peut l’imaginer : à Jérusalem ; et pendant ce temps, des foules considérables (les mots sont exactement les mêmes que pour la Galilée, une multitude nombreuse) remontent de Jérusalem entre autres pour aller écouter ou voir celui que les premiers veulent faire disparaître.
Et ce n’est pas seulement de Judée que vient la deuxième multitude nombreuse : c’est d’Idumée, c’est-à-dire d’encore plus au sud que la Judée, mais aussi d’au-delà du Jourdain -donc de l’Est-, et encore de la région de Tyr et Sidon, c’est-à-dire du Nord et de la côte méditerranéenne. En partant du grand sud, Marc dessine avec ces origines un grand arc qui entoure l’ensemble de la « terre promise » en la débordant largement. La réputation de Jésus a déjà largement débordé les frontières, elle commence déjà d’aller plus loin que les limites assignées au « peuple de dieu ». Ainsi, en allant à la rencontre de ceux qui cherchent à revenir vers leur dieu, le messager de celui-ci rencontre bien plus que des membres de l’auto-proclamé « peuple de dieu ». En réinterprétant la place de la loi et en replaçant l’attention à l’homme au centre, son message a commencé d’atteindre bien au-delà des frontières dessinées par ce repère.

« Et il parla à ses disciples afin qu’ils maintiennent un petit bateau à sa disposition à cause de la foule pour qu’elle ne le comprime pas : il avait en effet soigné de nombreuses personnes, de sorte que ceux qui subissaient des fléaux tombaient sur lui afin de le toucher (l’attaquer) . » La situation change très profondément, par rapport aux début de son ministère. Jésus allait vers les gens, et maintenant ce sont eux qui viennent à lui. Il pouvait parler et agir ouvertement, mais maintenant il est tenu à une certaine réserve. Il rencontrait des personnes individuelles, ou des groupes d’une taille abordable, mais il a désormais affaire à des foules considérables, inabordables. C’est au point que cela le met en danger d’une autre manière : les disciples ont maintenant la consigne de tenir toujours prête une barque pour… s’échapper !! Ou au moins prendre une distance. Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour celui qui voulait rencontrer tout le monde : il est vrai, pas tout le monde en même temps. On se demande s’il est encore question de rencontre, à cette échelle. La nouvelle situation engendrée tant par la menace des Pharisiens et Hérodiens que par l’afflux considérable de personnes menace gravement le ministère de Jésus dans son essence même.
Des gens viennent, non pas nécessairement pour l’entendre (alors qu’il s’était clairement recentré sur le ministère de la parole), mais pour le toucher, nous voilà rendu à une sorte de fétichisme ! Le verbe [aptoo] au « moyen » signifie toucher, avoir un contact, mais le sens premier du verbe est attacher, nouer : on comprend de quel genre de « toucher » il s’agit, ce n’est pas d’un frottement ou d’un frôlement adventice mais d’une proximité sensorielle dérangeante si elle n’est pas choisie. La pratique de l’aptonomie (le nom vient de là) en est un bon exemple, la communication avec l’enfant dans le sein de sa mère passe par un toucher prolongé, caressant, sensuel, insistant… Qui plus est, notre verbe peut signifier avoir des relations intimes ! Mais il peut aussi vouloir dire porter la main sur, s’attaquer à : Marc, me semble-t-il, a choisi un mot très attentivement, pour nous faire saisir à la fois le malaise qui peut saisir Jésus devant ces manifestations et le danger physique qu’elles constituent. Il n’est plus en sécurité avec ceux qui le cherchent, parce que les motifs de cette recherche n’entrent pas en correspondance avec ce qu’il souhaite. Ce qui fait prendre conscience que la recherche de Jésus n’est pas le tout : Marc nous montre ici que le motif pour lequel on le cherche, l’intention, est capital(e). L’hostilité (des Pharisiens) ne convient pas, évidemment ; mais la surenchère chosifiante de certains parmi la foule ne convient pas non plus. Et Marc interroge ainsi son lecteur : pour quelle raison cherches-tu Jésus ?
« Et les esprits, les impurs, lorsqu’ils le regardaient, se jetaient à terre devant lui et vociféraient en disant : « c’est toi le fils de dieu ». Et il les blâmait beaucoup de lui faire cette réputation. » Et voici encore un troisième volet de cette nouvelle situation où tout va décidément mal : il y a encore des esprits pour le manifester différemment de ce à quoi il travaille lui-même. Je ne crois pas qu’il s’agisse ici de « démons », je ne vois pas très bien comment ils pourraient le « regarder » ni comment ils pourraient se « jeter à terre » dans des prosternations ostentatoires et déplacées. Non, il s’agit bel et bien de gens comme vous et moi, mais qui sont « dans un mauvais esprit » comme on a vu dès le début dans la synagogue de Capharnaüm. Il y a dans cette foule non seulement des personnes atteintes par divers maux qui veulent avant tout leur guérison et qui comptent bien la lui arracher en lui mettant la main dessus, mais il a aussi des gens qui par leur comportement et leurs clameurs le dessinent au yeux des autres d’une manière qui gêne et empêche son ministère !
Et pour ces gens-là, tout commence par la qualité de leur regard. Ils le regardent. Ils le regardent d’un regard insistant et sans doute déjà idolâtre (c’est-à-dire qu’ils voient une apparence qu’ils vénèrent, sans aller à la vérité qu’ils chercheraient). Et ici, nous nous apercevons que de puis le début, Marc nous a dépeint un Jésus qui ne cherche absolument pas à attirer les regards : tout dans la rédaction de Marc a dépossédé Jésus des merveilles qui se passent à sa venue ou à son passage ; les « passifs divins » employés par lui suggéraient sans cesse que c’est le dieu de Jésus qui opère, et que Jésus ne fait que mettre les mots. Mais ici, nous avons des personnes qui veulent faire de lui le centre ou plutôt le terme de leur recherche. Lui va à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu, eux ne veulent chercher que lui et s’arrêter là. Ce n’est plus l’évangile de la paternité. Mais, pourrait-on dire, ils clament pourtant : « c’est toi le fils de dieu » ? Mais ils le font dans une prosternation ostentatoire, comme si à lui était due l’adoration qui n’est qu’à dieu seul. Ils arrêtent à lui leur recherche et leur adoration, et c’est tout le problème. Le mot de « fils » est ambigu en hébreu, il peut être compris de bien des manières, rappelons-nous dans une des mini-paraboles de Jésus les « fils de la chambre nuptiale » pour parler des compagnons de l’époux lors de ses noces. Et ceci nous interroge à notre tour sur ce que nous disons de Jésus : cela gêne-t-il son ministère et sa parole, ou bien cela l’aide-t-il vraiment ? Et dans tout cet épisode, un changement de situation se dessine, et aussi se font jour toutes les ambigüités qui peuvent sous-tendre la recherche de Jésus ou le fait de se prétendre son disciple. Comment Jésus va-t-il réagir à tout cela ?
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