Douze : une présence et une action plurielle (Mc.3, 13-19)

13 Puis, il gravit la montagne, et il appela ceux qu’il voulait. Ils vinrent auprès de lui, 14 et il en institua douze pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle 15 avec le pouvoir d’expulser les démons. 16 Donc, il établit les Douze : Pierre – c’est le nom qu’il donna à Simon –, 17 Jacques, fils de Zébédée, et Jean, le frère de Jacques – il leur donna le nom de « Boanerguès », c’est-à-dire : « Fils du tonnerre » –, 18 André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques, fils d’Alphée, Thaddée, Simon le Zélote, 19 et Judas Iscariote, celui-là même qui le livra.

Nous avons vu la semaine dernière apparaître une nouvelle situation pleine d’ambigüités : Jésus est désormais dans une situation de contrainte, du fait que les autorités (dont il ne conteste pas la légitimité) cherchent à le faire disparaître. Mais son retrait, loin de lui apporter la discrétion, provoque un afflux de foules très nombreuses et aux comportements non souhaités, notamment à cause de ceux qui le fétichisent ou lui font une réputation fausse. Une foule ne se maîtrise pas, et elle constitue même un danger physique.

Nous nous demandions la semaine dernière comment Jésus allait réagir devant cette nouvelle situation, et c’est le premier temps de sa réaction que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Et tout se passe comme au tout début de son ministère, il commence par un appel nominatif. Alors, c’était en passant le long de la mer qu’il appelait tour à tour deux fratries à être disciples, à venir vivre avec lui ; cette fois-ci les noms sont plus nombreux, plus divers, et la mission diffère également ou s’augmente.

« Et il monta dans la montagne et appela auprès de lui ceux que lui voulait, et ils vinrent à lui. » Le décor n’est plus du tout le même, il s’agit cette fois non plus de la mer mais de « la montagne« . Ce n’est pas du tout la même chose. Pour nous, ce sont souvent deux destinations alternatives de vacances, mais ce sont surtout, ce me semble, deux présences aux hommes fort différentes. La mer est un lieu d’activité intense, elle rassemble auprès d’elles des populations nombreuses et est l’occasion de nombreux échanges. La montagne est un lieu plus désert, qui disperse plutôt, qui rend les communications plus difficiles. Les foules ne pourront pas être aussi considérables que ce qu’a décrit Marc préalablement, et l’accès à quelqu’un qui est dans la montagne est plus exigeant, demande un effort plus prolongé : autrement dit, Jésus trouve un moyen pour rester toujours accessible dans une relation personnelle, mais, pour celui qui la recherche, engager cette relation va exiger plus d’effort, plus de détermination. Et cet effort va nécessairement interroger la motivation de chacun. Voilà qui pourrait casser un peu les effets de foule.

« …et appela auprès de lui ceux que lui voulait,… » Le verbe [proskaléoo] à la voix moyenne signifie mander, appeler à soi, mais aussi appeler à son secours ou inviter : il me semble qu’avec la situation qui a été décrite par Marc précédemment, cette gamme de sens est fort intéressante. Les destinataires de cette « convocation » doivent le rejoindre où lui se tient. Est-il en mouvement, le texte n’en dit rien. Mais si l’on s’en tient aux mots même de Marc, on a un Jésus qui monte, qui gravit, et des personnes qui sont invitées à le rejoindre dans ce mouvement. On a aussi l’idée que c’est une offre qui leur est faite, une offre gratuite dont la motivation n’est pas énoncée. Et, dans la situation qui a été décrite, on a aussi l’idée qu’il s’agit d’un secours : la situation s’est modifiée, et Jésus a besoin de s’adapter. Pour que sa mission ne se dénature pas, il veut désormais s’appuyer sur d’autres, d’une autre manière. Les quatre premiers avaient été appelés, on s’en souvient, pour que Jésus soit un « nous » allant à la rencontre d’un autre « nous » : ici, le « nous » est en quelque sorte renouvelé, il est plus nombreux -plus en rapport avec l’immensité de la foule- et il est aussi spectaculairement établi sur la base des libertés.

Et ceux-là, Marc y insiste, sont l’objet d’un choix souverain, ce sont « ceux que lui voulait« . Dans cette situation où tant de contraintes s’imposent à lui, il trouve le lieu de sa liberté, et elle s’exerce par une convocation à venir à lui adressée à des personnes déterminées. Marc précise aussi « …et ils vinrent à lui. » Le verbe employé inclut l’idée de départ, de ce que l’on quitte où dont on se sépare pour venir, avec le préverbe [apo-]. Jésus construit une réaction à la nouvelle situation sur la base du consentement de libertés. Il s’adresse à certains comme il le veut, et il leur appartient de répondre et venir, ou pas. Ce sont les premiers dont les motivations sont sollicitées, alors que rien ne leur est dit ni promis. Pas d’action spectaculaire qui provoque un désir pour soi comme d’être soulagé de son mal, ou un excès de manifestations de vénération. Juste, « …ils vinrent à lui. » Nous sommes dans la rencontre de personnes conscientes et libres, nous sommes extraits des foules oppressantes, dangereuses et excessives. Nous sommes dans un nouvel espace, fondé comme dans la première création par la mise à part et la distinction.

« Et il fit « les Douze », afin qu’ils soient avec lui et afin de les envoyer proclamer et avoir autorité d’expulser les démons. » Jésus institue quelque chose, un groupe appelé « Douze« . Il n’est pas si clair, dans la rédaction de Marc, de savoir si ce sont ces seuls douze que Jésus a appelé, ou bien si, une fois appelés auprès de lui « ceux que lui voulait » -un groupe de disciples élargi, en quelque sorte-, il y constitue un groupe de douze. Je pencherais personnellement pour cette deuxième solution, car il me semble qu’on a plutôt là un groupe qui a une mission spéciale, au milieu d’un autre groupe qui a déjà une sorte de mission, celle de répondre à son invitation en même temps que de venir à son « secours ».

Quoiqu’il en soit, on voit très nettement la mise en place d’une institution, qui se distingue d’abord par son nom, « Douze » (pas de déterminant dans le grec, dans cette première occurence du nom). Il est désigné par un nombre, ce qui rappelle un peu ce qu’avait fait David, mais dans un registre qui était alors plus épique, avec les Trente et les Trois (cf. 2S.23) et les exploits qu’ils ont accompli : il en est question juste après les « dernières paroles de David », et le texte donne leur nom à tous. Ici, le nombre est douze : ce nombre rappelle immédiatement celui des tribus d’Israël, une réalité mouvante et depuis longtemps tombée en désuétude. Mouvante, parce que le décompte ne s’en fait pas toujours de la même manière. A l’époque de Jésus, c’est devenu une histoire résolument passée, qui ne correspond plus à rien dans les institutions. En choisissant cette référence, et celle posée en arrière-plan par les traditions des douze fils de Jacob (eux aussi différemment dénombrés), Jésus montre son intention profonde de ré-engendrer le peuple, de le reprendre an quelque sorte à la matrice. C’est un acte symbolique mais très parlant de refus des foules et de leur comportement tels qu’ils viennent de se manifester, un projet d’en faire autre chose.

La mission de ce groupe « Douze » est d’ailleurs immédiatement déclinée : être avec lui d’une part et les envoyer proclamer et avoir autorité d’expulser les démons d’autre part. Ces deux finalités sont précédées de la préposition [ina], afin que, ce qui permet soit de les mettre en parallèle comme une double finalité, soit de comprendre d’une finalité première puis d’une finalité ultime. Je pencherais assez pour la deuxième solution, dans la mesure où l’appel des quatre premiers était à le suivre et qu’il y a maintenant une évolution dans être avec qui me semble plus participatif, moins passif, plus proche aussi, et dans la mesure aussi où proclamer et avoir autorité d’expulser les démons semble une description du ministère même, propre, de Jésus : annoncer la parole du royaume, réduire ce qui lui fait obstacle. L’idée serait donc qu’étant dans une plus grande proximité avec lui, ils partageront aussi son action. Face à la multiplication exponentielle des foules et à leur comportement qui s’arrête à Jésus et risque de ne pas aller jusqu’au dieu qui l’envoie, Marc nous montre d’une part une démultiplication de la présence de Jésus plus adaptée à ce nombre, mais aussi une multiplication de sa présence sans que ce soit « physiquement » lui, une multiplication de sa présence agissante en quelque sorte : on pourra ainsi avoir un accès plus facile à sa mission sans verser dans l’idolâtrie de sa personne. On comprend aussi tout de suite, si l’on y réfléchit, que l’autre aspect de cette mise en place est une désappropriation totale par chaque membre du collectif « Douze » : ils ne sont pas là pour être eux-mêmes mais pour être lui, pour multiplier sa présence. La suite va nous faire voir que l’apprentissage de ce positionnement est tout sauf simple, et que ce n’est pas gagné !…

La liste suivante me semble confirmer cette interprétation : « Et il fit les Douze et donna à Simon le nom de Pierre, et Jacques -celui de Zébédée- et Jean le frère de Jacques et il leur donna le nom de Boanerguès (ce qui est fils du tonnerre), et André et Philippe et Barthélémy et Matthieu et Thomas et Jacques -celui d’Alphée- et Thaddée et Simon le Cananéen et Judas Iscariote, celui qui le livra. » Cette fois, « Douze » se voit accolé un déterminant. Plusieurs changements de nom sont signalés, ce qui est une manière de souligner que la fonction prend le pas sur la personnalité, ou tout au moins que c’est une fonction que de faire partie de ce collectif déterminé. Cette fois, André n’est plus nommé avec son frère Simon. « Simon le Cananéen » est peut-être une prise en compte de ces foules qui viennent des régions de Tyr et Sidon : elles pourront se savoir bien venues. Une mention enfin pour Judas Iscariote, « celui qui le livra » : cela souligne le risque pris par Jésus dans le choix de ce collectif et de cette proximité. Cela fait voir aussi que, normalement, avec ce collectif, il devait être à l’abri du complot des autorités, Pharisiens et Hérodiens. Telle est donc la première réaction de Jésus face à la nouvelle situation.

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