Voici que le semeur sortit pour semer. Comme il semait, du grain est tombé au bord du chemin ; les oiseaux sont venus et ils ont tout mangé. Du grain est tombé aussi sur du sol pierreux, où il n’avait pas beaucoup de terre ; il a levé aussitôt, parce que la terre était peu profonde ; et lorsque le soleil s’est levé, ce grain a brûlé et, faute de racines, il a séché. Du grain est tombé aussi dans les ronces, les ronces ont poussé, l’ont étouffé, et il n’a pas donné de fruit. Mais d’autres grains sont tombés dans la bonne terre ; ils ont donné du fruit en poussant et en se développant, et ils ont produit trente, soixante, cent, pour un. » Et Jésus disait : « Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! »
Marc nous fait maintenant entendre Jésus enseignant, avec cette nouvelle méthode de la comparaison frappante, facile à mémoriser et donc à réfléchir après coup, à part soi. La première de ces paraboles est une des plus célèbres, celle dite « du semeur »: « Voici : celui qui sème est sorti semer. » C’est la situation : le coup de projecteur est donné pour commencer sur une action, celle de sortir (l’ordre des mots en grec donne littéralement « Voici [qu’] est sorti le semeur semer« ). Ainsi, notre personnage ne fait pas que semer, mais il est d’abord sorti. Cet incipit met l’accent sur ce qu’il a quitté, sur le fait qu’il s’agit pour lui d’un changement, d’une nouveauté. Mais nous ne saurons rien de ce qu’il a quitté, de son identité ; nous ne connaissons de notre personnage que son activité, semer. Cette activité est si importante qu’elle transfère son nom au personnage qui l’accomplit. Du reste, il ne sera plus du tout question du personnage dans la suite de la comparaison, il ne sera question que de l’activité de semailles. On aurait sans doute mieux fait de nommer cette parabole « la parabole des semailles » !
« Et il arrive comme il sème que quelque chose en est tombé près du chemin, et sont venus les oiseaux et l’ont englouti. » Littéralement, « et il arrive dans le semer… » : c’est bien l’activité qui continue. Le geste ou l’acte de semer est un acte large, un geste généreux, raison pour laquelle du grain tombe en des lieux si divers. Le mot « grain » n’est pas employé dans la parabole rapportée par Marc, c’est un déterminant seul, qui fait ici office de pronom, et dont je ne voie pas qu’il puisse se rapporter à autre chose qu’à cet infinitif substantivé, le « semer« . C’est « quelque chose du semer » qui tombe : la comparaison ne raconte pas en quoi consiste ce qui est semé, mais plutôt en quoi consiste l’acte de semer. Cela « tombe« , et le mot va revenir quatre fois, il inaugure chaque étape. [piptoo], en grec, signifie faire une chute, se jeter, mais aussi selon les contextes tomber mort, faire une faute, en arriver à… Il peut aussi signifier arriver avec l’idée du sort (ce qui tombe bien, ou mal), et finalement on l’utilise plutôt, comme on le fait en français, dans toutes sortes d’expressions. Ici, on a l’idée de la chute, on a celle d’un certain hasard, et puis on a aussi un peu l’idée de la mort puisque ce qui tombe en terre aux semailles est destiné à mourir pour donner naissance. Dans le cas où ce qui est semé tombe proche du chemin, en bordure de champ, là où les passages sont fréquents et par conséquent la terre tassée, il ne peut s’enfoncer dans la terre mais reste visible, attire l’œil des oiseaux et se trouve « dévoré » : le verbe, avec son préverbe [kata-], évoque une autre chute mais cette fois dans un estomac. Ce qui est semé peut disparaître entièrement après un temps relativement bref, en étant ôté du lieu où il est tombé, et c’est une certaine dureté du sol qui en est la cause, dureté qui est liée aux nombreux passages, à la fréquentation plus ou moins prononcée des lieux.

C’est là un premier cas. En voici un deuxième : « Et d’autre en est tombé sur le pierreux où il n’y a pas beaucoup de terre, et aussitôt il a levé du fait de n’avoir pas de terre profonde : et quand s’est levé le soleil il a été consumé et du fait de ne pas avoir de racine il s’est desséché. » Le champ a en sa bordure des chemins (ou au moins un), mais il a aussi des zones plus ou moins empierrées. Et là, la terre est moins apte, elle est mêlée d’éléments denses et impénétrables au grain ; mais ce qui est surtout décrit, c’est une levée rapide, constituant une apparence trompeuse. Plus d’un pourrait croire que cette zone du champ est particulièrement fertile mais il n’en est rien, et la rapidité de levée vient justement du fait qu’il n’y a pas de temps de descente de ce qui est semé plus en profondeur dans le sol. La germination est rapide mais elle se fait quasiment en surface, de sorte que le soleil, loin d’être bénéfique, va au contraire brûler et dessécher. C’est la réserve d’eau qui manque : elle, se trouve plus en profondeur, là où ce qui est semé n’atteint pas. Autrement dit, si ce qui est semé lève rapidement, ce n’est pas bon signe : il faut au contraire du temps pour que, outre être tombé, il descende encore, et qu’il descende à la rencontre de l’eau et de l’humidité dont il a besoin pour vivre et survivre, pour que le soleil ne soit pas destructeur mais bénéfique.
« Et d’autre est tombé dans les épines, et les épines sont montées et l’ont étouffé, et il n’a pas donné de fruit. » Voici maintenant un troisième cas : le lieu où tombe ce qui est semé est propice à la vie, contrairement aux deux précédents, mais il est déjà occupé, et occupé par des plantes épineuses. Celles-ci sont en général assez denses et foisonnantes, et elles étouffent toute autre forme de végétation : c’est-à-dire que leur densité est telle que le soleil -au contraire du cas précédent- n’atteint pas suffisamment pour permettre la croissance. Il y a bien eu germination, mais la croissance ne peut se déployer. La plante n’en vient pas jusqu’à la floraison et la fructification. Opération blanche pour celui qui a semé. Et cela s’est produit à cause d’une prise de vitesse : les plantes épineuses ont poussé plus vite, de façon plus dense et abondante. Cette concurrence inégale a tout simplement empêché les semailles de croître à leur tour.
Dernier cas, enfin : « Et d’autres sont tombés dans la terre, la belle, et ont donné du fruit en montant et en grandissant et ont porté trente et soixante et cent. » C’est le cas le plus fréquent, il n’est que d’observer un champ de blé ou d’orge pour être ébloui par la profusion et l’abondance, c’est un spectacle magnifique ! Le texte le souligne discrètement, en mettant cette fois le sujet au pluriel, « d’autres » et non « d’autre » : et cette fois, tout le processus de germination, de croissance et de fructification est décrit, et même le résultat, variable, et lui aussi donné en ordre croissant, ce qui le fait apparaître comme de plus en plus admirable.
« Qui a oreilles pour entendre, entende !« , la conclusion… qui n’en est pas une. Elle rejoint l’injonction préliminaire et générale que nous avons commenté la dernière fois. La comparaison qui vient d’être faite, facile à retenir, appelle maintenant la méditation. Mais remarquons qu’elle a été donnée sans aucune indication de ce à quoi elle servait de comparaison, on sait juste que ç’en est une. Elle s’est centrée sur un processus, celui des semailles, et sur son acte même. Et elle a détaillé quatre cas différents aboutissant à quatre résultats différents. Ce faisant, sont apparues bien des conditions pour que le « semer » aboutisse à une fructification, gage de récolte (mais il n’a pas été question encore de récolte) : ces conditions sont toutes liées au sol.
Soyons plus précis, et plus large, à la fois : l’acte de semer est mis en rapport avec l’acte de recevoir. Le « semer » est large, généreux, ample ; il n’est pas regardant, il est sans condition, il embrasse tout le champ y compris même ce qui est à son bord, voire au-delà du bord. En regard de cela, le « recevoir » se révèle lui aussi comme un processus : il doit permettre à ce qui est semé d’entrer en profondeur dans le sol, à la rencontre de l’eau qui lui est nécessaire, en sorte de pouvoir aussi bénéficier du soleil. Il bénéficiera du soleil d’une part si le lieu où il est reçu est dégagé d’autres germes qui seraient plus forts et plus rapides, d’autre part s’il peut être suffisamment humidifié pour ne pas se dessécher de sa chaleur. Beaucoup de lumière, mais une chaleur tempérée par l’humidité fraîche des profondeurs du sol. Or pour rentrer en profondeur dans le sol, ce sol ne doit pas être parcouru habituellement, comme le sont les chemins : faute de quoi, ce qui est semé ne commence même pas le processus de pénétration, empêché par la dureté, mais tombe au contraire dans ce qui le dévore (ce qui est le transformer en soi, l’assimiler) et n’en laisse rien.
Peut-être que la comparaison, sans objet énoncé, est justement celle-là : la comparaison entre l’absence de condition, la gratuité absolue du « semer », et les nombreuses conditions pour que sa générosité soit fructueuse. Mais peut-être aussi que la méditation, l’écoute, à laquelle nous sommes invités, ne ferme pas la porte à d’autres pistes et nous invite à chercher ce qui dans notre vie, personnelle ou collective, ressemble à ce processus : la manière plus ou moins gratuite et généreuse avec laquelle nous donnons (vie privée, familiale, amicale, professionnelle, associative, …), mais aussi ce qu’on nous donne et la manière dont nous recevons, à quelle profondeur, etc. Il me semble qu’il y a là matière à méditer bien des aspects de notre vie.
Je voudrais ajouter encore une remarque : dans le processus décrit, dans notre comparaison, il y a bien des choses qui tombent : ce qui est semé, bien sûr. Mais ce n’est pas tout : il y a encore l’eau, qui tombe du ciel d’une manière ou d’une autre, puis suit une pente pour se répandre : il est vrai aussi que l’humide « remonte », ce qui est bien étonnant quand on y pense… Mais il y a aussi la lumière et la chaleur du soleil, qui tombent elles aussi. Et avec cela, nous avons tout l’essentiel de ce qui permet à ce qui est semé de germer, croître et porter fruit. Vu ainsi, la condition générale attendue du sol est surtout de permettre à tous ces dons gratuits et généreux d’œuvrer, que ce soit par l’action du semeur ou dans la gratuite générosité de la planète. La bonne condition du sol consiste finalement à se rendre « transparent » ou traversable par l’ensemble des dons généreux qu’il reçoit d’en haut ou de ses profondeurs.
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