Entrer en dialogue (Mc.4,10-12)

Quand il resta seul, ceux qui étaient autour de lui avec les Douze l’interrogeaient sur les paraboles. Il leur disait : « C’est à vous qu’est donné le mystère du royaume de Dieu ; mais à ceux qui sont dehors, tout se présente sous forme de paraboles. Et ainsi, comme dit le prophète : Ils auront beau regarder de tous leurs yeux, ils ne verront pas ; ils auront beau écouter de toutes leurs oreilles, ils ne comprendront pas ; sinon ils se convertiraient et recevraient le pardon. »

Après la première comparaison (parabole), le premier « enseignement » public de Jésus, donné d’une barque en mer à une foule placée sur la berge et orientée vers lui, Marc nous fait voir un autre aspect de celui-ci, il nous fait voir en quelque sorte les coulisses de cet enseignement.

« Et quand il devint seul, ceux qui étaient autour de lui avec les Douze l’interrogèrent sur les paraboles. » Le [kata monas] grec est très proche du « on his own » anglais, il n’y a pas la nuance un peu psychologique ou morale qu’on a dans le français « seul« . On est ramené à être « un » quand on était plusieurs. Autrement dit, la situation est très différente de ce qui a précédé, le temps d’enseignement en public de Jésus est fini. Sans doute il s’est tu, et les gens sont partis. On peut bien s’imaginer que l’enseignement de Jésus n’a pas consisté seulement dans l’énoncé de la parabole des semailles, pourtant Marc fait comme si c’était le cas, peut-être dans l’intention d’insister vraiment sur l’autonomie recherchée des auditeurs : ils ont entendu une comparaison, aisée à mémoriser, et ils repartent avec pour leur propre méditation. Jésus est un enseignant qui fait fonds avant tout sur le travail intérieur de ceux qui l’écoutent.

Mais quand Jésus redevient seul, il n’est pas tout seul. Il reste entouré d’un groupe relativement nombreux puisque, outre les Douze -qui ont été faits pour « être avec lui » (c’est le cas ici) et « être envoyés« -, il y a aussi ceux qui étaient « autour de lui » avec les Douze. On constate que les Douze n’ont pas une fonction exclusive, ils ne sont pas « les seuls qui… ». Au contraire, ils sont un collectif qui joue un rôle de noyau, c’est-à-dire qui décrit mais aussi conduit au partage de ce qui leur a été donné en propre. Ils ont été faits, en premier lieu, pour « être avec lui« , et grâce à cela, d’autres aussi sont « avec lui« , au point que pour Jésus, être seul c’est être avec eux. Avec eux, il se retrouve ; en les retrouvant, il se retrouve.

Et cette situation permet à ces personnes d’interroger, de revenir sur ce qui a été dit : c’est là un phénomène remarquable, car une fois donné l’enseignement, la plupart des auditeurs sont repartis « on their own« , peut-être en groupe également, peut-être dans une certaine solitude, toutes les situations doivent exister sans doute. En tous cas, pour ce qui est de donner suite à cet enseignement, pour que cette parole devienne enseignement, pour qu’elle travaille chacun dans la profondeur, ces auditeurs les plus nombreux sont avec leur propre cœur. Peut-être en parlent-ils néanmoins entre eux ? Ce n’est pas contradictoire avec le texte, et on peut fort bien envisager que la situation de « ceux qui sont autour de lui avec les Douze« , à savoir d’être à plusieurs, est, dans sa dimension collective, suggérée aux lecteurs. Mais une différence spécifique est montrée clairement : il y a ceux qui ont encore Jésus avec eux et peuvent approfondir avec lui, et la plupart qui n’ont que les autres ou leur propre cœur. Marc nous montre que l’enseignement de Jésus se déroule toujours en deux temps, un premier temps d’écoute, et un deuxième temps d’approfondissement ou d’appropriation par le dialogue. Et ce dialogue peut être avec soi-même, avec d’autres ou avec Jésus lui-même. Et peut-être que ce qui est suggéré, c’est que, quel que soit le partenaire du dialogue, c’est toujours Jésus qui parle au cœur, c’est avec lui que ce temps d’approfondissement est un bien une suite de son enseignement.

Et Marc fait entendre au lecteur ce que, dans ce dialogue, Jésus dit en substance. « A vous le mystère est donné du royaume du dieu. » J’ai repris strictement l’ordre des mots en grec, parce qu’il me semble insister sur « le mystère » qui est donné. Mais en tout premier, sur les destinataires : « à vous » qui revenez sur ce que vous avez entendu. Entendre la comparaison des semailles, et peut-être toutes les comparaisons (Marc va en rapporter d’autres), ne suffit pas pour accéder au but recherché : mais « à vous » qui revenez sur ce que vous avez entendu, qui cherchez ce que cela signifie, quelque chose « est donné« , une gratuité est faite, un cadeau.

Ce cadeau est « le mystère » : voilà un mot inhabituel. De soi, il désigne une chose secrète, avec souvent une dimension religieuse : dans plusieurs cultes des religions traditionnelles de cette époque, il y a des moments et des pratiques qui sont réservés aux seuls initiés. C’est une pratique dont on voit qu’elle est clivante : inclusive pour certains, exclusive pour d’autres. Et c’est bien ce qui se passe dans notre texte : il y a un « à vous« , mais dans un instant, nous allons voir surgir, en contraposition, « à eux« , ou « à ces autres« . Ce mot de « mystère » intervient déjà dans le Livre de Daniel : le prophète est l’objet de révélation exclusives, il a accès à des secrets qui ne sont que pour lui seul, qui ne sont pas adjoints à ce qu’il a mission de faire connaître de la part du dieu aux autres, et notamment (puisque c’est la situation décrite du prophète) aux autorités de Babylone qui tiennent le peuple du dieu en exil.

Alors il me semble que l’usage par Marc de ce vocabulaire revêt une double dimension, en référence à ce précédent-là : d’une part, ceux qui dialoguent avec Jésus (quelque en soit le moyen ou l’interlocuteur grâce auquel cela se fait) reçoivent en partage ses propres secrets, la révélation exclusive de ce que lui-même connaît : ils partagent avec lui sa propre connaissance. D’autre part -et cela rejoint la mission profonde de Jésus que dès le début Marc nous a décrite-, cela leur est révélé, donné en partage, alors même qu’ils sont le peuple en exil et qui cherche à revenir. Ce qui est donné dans ce dialogue intérieur d’approfondissement des paraboles, c’est justement ce qui nourrit la marche de retour vers le dieu, c’est le « mystère du royaume du dieu« , c’est la marche même pour aller à sa rencontre, une marche qui fait déjà parcourir ses domaines. Décidément, nous avons bien raison de chercher à méditer la parole !

Et que se passe-t-il pour les autres ? « aux autres en revanche au dehors en paraboles toutes les choses adviennent… » Ce [éxoo], « au dehors » est capital. On pense immédiatement à la scène qui a précédé de peu, de la mère de Jésus et d’autres de sa famille qui l’attendent « au dehors » quand des auditeurs attentifs l’entourent à l’intérieur, dans la maison. Et ceux-là sont sa vraie famille, pourvu qu’ils fassent aussi ce qu’ils entendent. Ici de nouveau, au dehors ces autres, à savoir ceux qui ne prennent pas le temps de la méditation dialoguée, de la réflexion et de l’approfondissement, au dehors ils demeurent de ces domaines du dieu pourtant ouverts, au dehors leurs apparaissent ces paraboles. Rien de la parole ne pénètre vraiment, et eux-mêmes ne pénètrent pas non plus dans ce qui leur est pourtant offert. Ainsi, les « autres » ne sont pas ceux qui ont désormais quitté le bord de mer d’où ils ont entendu Jésus enseigner depuis la barque, mais bien ceux qui n’emportent pas la parole pour qu’elle devienne enseignement, qui n’entrent pas dans la « maison » qu’elle construit.

Le pourquoi ? »… afin que quand ils regardent, ils regardent et ne voient pas, que quand ils entendent, ils entendent et ne fassent pas le rapprochement, afin que jamais ils ne se convertissent et il leur serait pardonné. » Il y a ici, sous-jacente, une citation du prophète Isaïe (Is.6,8-13), où sa mission est présentée comme une dénonciation : le prophète dira ce que le dieu lui demande de dire, mais il ne sera pas cru et ses paroles seront autant de preuves à charge contre ceux qui ne se seront pas convertis. En mettant ces mots dans la bouche de Jésus, Marc fait de lui aussi un prophète, et laisse entrevoir aussi son « destin », à savoir que certains ne vont pas croire, vont rester « en dehors » du royaume auquel il donne accès en ne faisant pas le pas qui leur est demandé. Ce faisant, ils n’entreront pas non plus dans le pardon offert.

C’est le paradoxe de ce parler par paraboles, par comparaisons. Si l’on « fait le rapprochement » ([sunièmi] signifie mettre aux prises, mais par là signifie aussi rapprocher par la pensée et donc se rendre compte ou s’apercevoir) entre la comparaison et la vie, ou divers aspects de sa vie, on est éclairé et les paraboles deviennent un chemin de lumière. Mais si l’on ne fait pas ce rapprochement, elles restent hermétique ; or cet hermétisme même condamne qui en est le sujet, car il est la preuve à charge du refus d’intégrer cette parole, de la méditer et d’y réfléchir, de rentrer en dialogue avec elle par le dialogue avec soi-même ou avec d’autres et, à travers cela, avec Jésus lui-même. La manière d’enseigner de Jésus est tout à la fois ouverte à tous, accessible à tous, mais aussi discriminante. Mais cette discrimination ne tient pas à une adresse a priori faite à certains et non à d’autres, elle tient tout entière à ce que l’auditeur en fait, suivant qu’il la prolonge par un dialogue intérieur ou non.

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