Il leur dit encore : « Vous ne saisissez pas cette parabole ? Alors, comment comprendrez-vous toutes les paraboles ? Le semeur sème la Parole. Il y a ceux qui sont au bord du chemin où la Parole est semée : quand ils l’entendent, Satan vient aussitôt et enlève la Parole semée en eux. Et de même, il y a ceux qui ont reçu la semence dans les endroits pierreux : ceux-là, quand ils entendent la Parole, ils la reçoivent aussitôt avec joie ; mais ils n’ont pas en eux de racine, ce sont les gens d’un moment ; que vienne la détresse ou la persécution à cause de la Parole, ils trébuchent aussitôt. Et il y en a d’autres qui ont reçu la semence dans les ronces : ceux-ci entendent la Parole, mais les soucis du monde, la séduction de la richesse et toutes les autres convoitises les envahissent et étouffent la Parole, qui ne donne pas de fruit. Et il y a ceux qui ont reçu la semence dans la bonne terre : ceux-là entendent la Parole, ils l’accueillent, et ils portent du fruit : trente, soixante, cent, pour un. »
Notre passage d’aujourd’hui se donne certes comme une explication de la parabole des semailles, mais avant tout comme une suite de la parole précédente : « Et il leur dit… » C’est toujours le même qui parle, et toujours à ceux qui ont choisi de faire de sa parole un enseignement en choisissant le dialogue intérieur avec lui, en revenant sur la parabole entendue, soit directement avec lui, soit à travers un dialogue avec d’autres ou avec soi-même.
Et voilà qu’il affronte maintenant sans détour la difficulté de l’approfondissement et de la compréhension : « … vous ne voyez pas cette parabole, et comment connaîtrez-vous toutes les paraboles ? » Vous ne voyez pas (au sens de comprendre), c’est un état de fait. Et peut-être le cheminement intérieur doit-il commencer par ce constat et cette confession : je ne vois pas. On ne cherche pas, quand on pense avoir trouvé. C’est tout de même capital que soit éclairci ce point, que la parabole (et toutes en général) ne se donne pas à l’évidence, qu’elle requiert un effort et une recherche. Au peuple qui cherche à revenir vers son dieu est fourni une parole où s’exerce cette recherche, et le « retour » n’est pas autre chose que cette nouvelle attention appliquée à cette parole, précisément parce qu’on a identifié par qui elle était donnée.
Cette parabole, qui plus est, est offerte comme un porche. Connaître « toutes les paraboles » suppose manifestement de bien comprendre celle-ci. Elle est à la fois l’outil d’apprentissage et la clé d’interprétation. Avec elle doit-on s’exercer et apprendre à approfondir par le dialogue avec Jésus (avec ou sans intermédiaire) ; mais aussi, ce qu’on en tire va être utile pour comprendre les autres. Nous ne devrons pas oublier cette indication de Marc en avançant plus loin dans son évangile. De même, en avançant dans le présent texte, il nous faut être attentif, à la fois aux questions de méthode (puisqu’on y apprend comment faire) et au fond (puisqu’elle est une clé d’interprétation).
Et puis commence l’éclaircissement. « Le semeur sème la parole » : comme dans la parabole, pas de centrement sur l’acteur, mais tout de suite sur l’action ; et pourtant, non : plutôt sur l’objet de l’action. Nous avions noté que la parabole pourrait justement être nommée « parabole des semailles » tant elle était centrée sur cet acte, celui de semer. C’était « le semer », et ce qui du « semer » atterrissait ici ou là. Mais ici, on nous parle de ce qui est semé : fallait-il donc combler une lacune pour approfondir, fallait-il relire le texte en remarquant ce qui était passé sous silence ? Est-ce là la méthode que Jésus nous enseigne ? A moins qu’il ne faille comprendre que ce qu’il appelle [ho logos], « la parole« , est justement un concept dynamique, un élan. Et je crois bien que je préfère cette piste. Ce mot polysémique de [logos], qui signifie aussi bien parole, mot, définition, sentence, exemple, prétexte, argument, ordre, renommée, conversation, que récit, discours, traité, principe, ou encore raison, intelligence, bon sens, motif, opinion, valeur, relation, proportion… porte bien, quand on s’y arrête un peu, cette idée dynamique : il s’agit bien d’un principe de mise en relation, mais aussi d’une réalité en progression. Si nous conservons parole par commodité, il faut nous rappeler constamment qu’il ne s’agit pas tant du « mot » ou du corps constitué de mots, que de l’effort pour exprimer une réalité, que du processus par lequel une réalité riche et profonde, parfois secrète, émerge ainsi pour être communiquée. C’est donc bien l’action du semeur qui est toujours mise en valeur, l’action par laquelle il exprime avec gratuité et surabondance une réalité riche et profonde, secrète aussi (au sens de ce qui n’est pas évident).

Et ce que nous venons d’apprendre sur le « fond », nous renseigne aussi sur la méthode : pas besoin de chercher dans ce qui n’est pas dit, au contraire. Mais il faut s’attendre à prendre les mots ou les expressions dans toute leur ampleur, et pas seulement avec les valeurs que nous leur donnerions d’abord. Il nous faut appliquer notre esprit et surtout notre cœur à chercher toujours une plénitude de sens. Et c’est sans doute pourquoi le dialogue à plusieurs autour d’une de ces paroles est d’une grande richesse, car les échos produits par une parole ou un mot dans la vie de chacun est souvent ouvrante, bien plus riche que le sens individuel et séparé que nous leur donnons. Continuons notre lecture.
« Ceux qui sont le long du chemin : quand est semée la parole, dans le temps même où ils l’entendent, aussitôt arrive l’adversaire et se saisit de la parole qui a été semée en eux. » L’interprète opère un léger déplacement d’accent : de l’intérêt pour l’action de semer, il passe à chacune des petites saynètes pour caractériser un type d’auditeur. Ce n’est pas en contradiction avec l’énoncé de la parabole : en essayant de l’expliquer, nous avons vu qu’elle mettait en évidence que l’acte de semer, les semailles donc, ne se terminaient pas au lancer par le semeur, mais à l’accueil qui était réservé au semis. Là encore, c’est une approche de la plénitude, de la totalité : lancé, le semis tombe, et il ne doit pas tomber qu’en surface mais jusque dans les profondeurs de la terre. Et c’est là que les semailles sont une action variée, selon qu’elles sont accueillies plus ou moins longtemps, à plus ou moins grande profondeur. Ainsi, le déplacement d’accent du semer vers le terrain qui reçoit le semis est plutôt un zoom porté sur ce qui fait la différence de succès des mêmes semailles.
Dans la saynète des oiseaux, l’interprète nous recommande de voir en ceux-ci « l’adversaire« , [ho satanas]. Son action est caractérisée par la vitesse, avec beaucoup d’insistance : « dans le temps-même… aussitôt… » La parole n’a pas le temps, c’est sur ce registre-là que tout se joue. Le chemin est dur, mais peut-être qu’avec le temps et les passages, le grain se serait tout de même enfoncé dans le sol, ou que la pluie l’aurait fait glisser moins au bord, où la terre est plus meuble. C’est ce que laisse entendre la fin de la phrase, « la parole qui a été semée en eux. » De soi, le semis entre. Mais non, comme il était dit dès le début, « …et sont venus les oiseaux et l’ont englouti« . Alors qui est cet « adversaire« , et comment ou quand opère-t-il ? On n’en sait rien.
Et peut-être aurait-on tort de chercher UN adversaire dont on pourrait dire « c’est le diable ! » Au vrai, ce serait trop facile. Mais rappelons-nous ce qui est supposé dès le début de ce chapitre, à savoir que l’enseignement se poursuit après première audition par l’approfondissement. Or le simple fait de ne pas entrer dans cette deuxième phase est suffisant : « dans le temps-même où ils l’entendent« , où la parole est semée, c’est-à-dire lors de la première audition. L’adversaire, c’est tout ce à quoi nous pensons pendant qu’elle est donnée. S’il fallait nommer une personne, l’adversaire ce serait nous. Car c’est bien nous qui, parfois, ne recueillons pas la parole qui nous est donnée, d’où qu’elle nous vienne, parce que nous « pensons à autre chose »; et ce sont ces autres pensées qui dévorent la parole pourtant jetée. Elles tombent, les paroles, non dans une terre où elles puissent mourir en prenant naissance, non où elles puissent germer, mais dans un ventre qui les digère et les fait disparaître. Rien de pire qu’une parole d’évangile que nous croyons saisir immédiatement, qui rejoint une certitude que nous nous étions déjà formulée, qui semble conforter ce que nous avons toujours pensé : notre esprit et notre cœur ont de grandes chance d’être une ventre de corbeau, nous avalons la parole et nous l’avons digérée. Elle ne germera jamais en nous avec son fruit propre.
« Et ceux qui sont semés sur les [endroits] pierreux : eux, dès qu’il entendent la parole, aussitôt la prennent avec joie, et ils n’ont pas de racines en eux-mêmes mais sont fugaces : vienne ensuite l’oppression ou la persécution à propos de la parole, aussitôt ils tombent. » Ceux-ci ont passé la première étape, l’audition. Elle a été un moment de joie authentique. Mais l’étape de l’approfondissement par le dialogue est sans effet, il y a des duretés, des sécheresses, il y a d’autres choses présentes : la parole n’est pas la seule qui habite dans leurs profondeurs. C’est là le problème : une joie en chasse une autre. Ce n’est pas la seule parole qui fait leur joie, d’autres choses la feront aussi, à un autre moment : ils sont fugaces, temporaires, d’un moment. Et c’est encore la dimension du temps qui apparaît : la parole s’accueille dans la durée, il faut du temps pour l’accueillir dans ses profondeurs. Autrement dit, il n’y a pas lieu de s’étonner de ne pas la comprendre vite, il y faut du temps, de la patience, peut-être aussi diverses épreuves ou réalités de la vie. On peut sans doute, nombreux, témoigner du fait qu’une parole est restée longtemps pour nous bizarre ou vide de sens, avant qu’un jour elle ne révèle son sens, et ne prenne du goût.
Le signe de cela, ou pas, c’est l’épreuve : quand on est « mis sous pression« , à quoi s’attache-t-on ? Et ce qui a fait notre joie juste un moment n’est pas ce à quoi on tient par dessus tout, on lâche, on s’attache à autre chose… La parabole ne dit pas que la parole devrait être notre seule joie, qu’il ne faudrait pas se réjouir aussi d’autres choses. Mais elle sous-entend une certaine hiérarchie et surtout un attachement dans la durée. Si une joie en chasse une autre, on est en « terrain pierreux » ; mais si une joie en nourrit une autre, ou si les joies rencontrées ne font pas pour autant oublier la parole et nourrissent au contraire le dialogue intérieur avec elle, si elles sont autant de portes auxquelles on frappe pour essayer de pénétrer le sens profond de la parole gardée en mémoire, alors oui : on va dans le sens attendu.
« Et autres sont ceux qui dans les épines ont été semés : ceux-ci sont ceux qui écoutent la parole, et les soucis de la vie et le divertissement de la richesse et les désirs qui introduisent dans ce qui reste suffoquent la parole et elle devient sans fruit. » Dans la parabole initiale, il était question de « Et d’autre est tombé dans les épines, et les épines sont montées et l’ont étouffé, et il n’a pas donné de fruit. » Il était question de croissance concurrente, de prise de vitesse, qui empêchait une pleine croissance de ce qui était semé, cela restant atrophié. Ce qui est intéressant ici, c’est le détail : la parole est suffoquée, elle ne peut respirer. Autrement dit, elle ne peut grandir que par les échanges (dans la comparaison, échanges avec l’atmosphère, la lumière, la terre, l’eau, bref le milieu). Mais ces échanges sont empêchés par trois grandes réalités : soucis, divertissement et désirs.
Les « soucis de la vie » ou « soucis du temps » sont des préoccupations qui s’imposent : comme on dit, l’urgent et l’important se superposent rarement. Et si l’on cède à l’urgent, comme il y en a toujours, l’important n’émerge jamais. Il n’est pas nié, mais il n’est pas traité. Le « divertissement de la richesse » désigne à la fois quelque chose qui fait faire fausse route et quelque chose qui trompe. L’expression est au singulier, elle désigne sans doute une dynamique qui se diversifie de bien des manières. Il me semble voir là le pouvoir que donne l’argent : « avoir les moyens » est redoutable, en laissant penser que les choses peuvent se traiter par la cause matérielle, et du coup en faisant dévier du nécessaire retour sur soi, du dialogue intérieur si nécessaire pour accueillir la parole. Enfin « les désirs qui introduisent dans ce qui reste » paraissent une expression assez sibylline. [ta loïpa] sont bien « les choses qui restent« , mais qui restent de quoi ? S’agit-il de ce qui reste quand on est mort, qu’on emporte pas avec soi ? J’avoue que je n’en sais rien, et si quelqu’un a une idée, il serait bienvenu de nous en faire part ! Voilà en tous cas trois grands domaines qui sont pointés par la parabole comme empêchant la parole pourtant accueillie d’advenir à maturité, de croître comme elle devrait. Ce que je retiens surtout, c’est que la parole reçue doit encore être nourrie, respirer, être éclairée, qu’elle ne se suffit pas à elle-même. Et que si notre action ne lui donne pas sa part mais va surtout à autre chose, elle n’a pas sa chance de porter son fruit dans notre vie.
Enfin, « il y a ceux qui sont semés sur la terre, la bonne, ceux-là entendent la parole et l’acceptent et portent fruit au trentuple et au soixantuple et au centuple. » Quand on regarde un champ de blé, on voit que c’est la majorité : regard optimiste, donc. Le mot que j’ai traduit par « accepter » dit fondamentalement « recevoir de quelqu’un » : c’est-à-dire que la considération de l’origine du don est incluse dans le mouvement. Il ne s’agit pas d’un accueil passif, mais d’un accueil conscient et qui crée une relation interactive entre celui qui reçoit (accepte) et celui qui donne. Et c’est peut-être la clé de tout l’ensemble, aussi bien sous l’angle du contenu que sous l’angle de la méthode : recueillir la parole, recueillir les paraboles, comme un don fait par quelqu’un et à ce titre précieux, comme un cadeau et une marque de considération et d’amour généreux, gratuit, surabondant. C’est là que prendra racine toute l’attitude qui fera qu’on attachera à cette parole toute l’attention nécessaire, dans le temps, pour qu’elle puisse produire un fruit durable et nourrissant, y compris pour d’autres. Comme on le disait au début, ce que nous avons traduit par commodité par « parole » est un processus dynamique, qui vient du don généreux d’un autre pour ouvrir ses secrets, et qui suppose de la part de l’auditeur ou interlocuteur la même dynamique pour l’accueillir et l’accepter dans ses propres profondeurs, avec le soin et l’attention nécessaire, en comptant sur le temps, jusqu’à la redonner comme personnelle à d’autres. Une dynamique de don.
Un commentaire sur « Comment recevoir ? (Mc.4,13-20) »