Il leur disait encore : « Est-ce que la lampe est apportée pour être mise sous le boisseau ou sous le lit ? N’est-ce pas pour être mise sur le lampadaire ? Car rien n’est caché, sinon pour être manifesté ; rien n’a été gardé secret, sinon pour venir à la clarté. Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! »
Nous sommes toujours dans l’énoncé de paroles que Marc met dans la bouche de Jésus, sous le chef de « paraboles » ou « comparaisons », et qui sont un enseignement en deux temps, un premier pour l’écoute et un deuxième pour l’approfondissement. C’est bien Marc qui les regroupe, et il le fait par le biais de petites locutions qui les regroupe dans les lier d’un lien nécessaire. Ici, « Et il leur disait… » Allons donc sans nous attarder plus au contenu de ce qui est dit.
« Est-ce que par hasard la lampe est amenée afin d’être dressée sous le boisseau ou sous le lit ?… » Quand on parle de lampe, à cette époque et dans cette culture, on parle en général de lampe à huile, une de ces jolies petites lampes allongées à bec, duquel sort une mèche trempant dans la réserve d’huile. Ces lampes comportent le plus souvent un pied qui permet de les poser sur le support que l’on juge adéquat. Et c’est précisément de cette localisation qu’il est ici question : met-on la lampe « sous le boisseau » ou « sous le lit » ? La formulation de la question ne laisse aucun doute sur la réponse négative qui doit être apportée, c’est plutôt une sorte de traitement par l’absurde. Les deux lieux proposés peuvent être présents dans toute maison : même dans les maisons pauvres, à une seule pièce, il y a en général un ou plusieurs lits, car coucher à même le sol est considéré comme une véritable misère. D’autre part, même avec les maisons à une seule pièce il y a une cour, et qu’un boisseau s’y trouve, c’est à dire un contenant assez grand pour mettre les réserves et mesurer les achats de grain, est largement répandu. Alors à l’intérieur, placer une lampe à huile, avec sa flamme, sous un lit présente un risque évident d’incendie et est contradictoire avec le seul usage attendu de la lumière, à savoir éclairer la pièce. L’huile serait gaspillée en pure perte. Quant à mettre une lampe dans la cour, et sous un boisseau renversé pour l’occasion, il faudrait vraiment être fou…
« N’est-ce pas afin d’être dressée sur le lampadaire ? » Voilà la destination normale de la lampe à huile une fois allumée : sur le support fixe, qu’il soit à pied ou mural, prévu à cet effet. On a choisi d’avance le lieu commode et efficace d’où la lampe va le mieux rayonner sans danger. Et il semble que jusqu’à présent, on n’a fait qu’enfoncer de portes ouvertes : a priori, on met une lampe à l’endroit qu’on a prévu et aménagé pour l’éclairage en même temps que la sécurité, et non là où elle n’éclaire pas, ni où elle est dangereuse, ni là où elle n’a aucune utilité. Mais où veut-on en venir, avec ce qui pour le moment paraît un truisme ?

« Il n’y a rien en effet de caché sinon afin d’être rendu manifeste, ni qui devienne caché aux regards sinon afin de venir dans l’évidence. Voici maintenant une nouvelle sentence, comportant une sorte de dialectique entre le caché et le manifeste. Les deux membres de phrase ne disent pas tout à fait la même chose, dans la mesure où les mots du premier membre ressortissent plutôt à un état de fait, quand ceux du deuxième comportent quelque chose de plus dynamique. Mais leur parallèle est parfait, avec un [ina], « afin« , comme charnière. Le sens immédiat est clair : si une chose est cachée, secrète, ce n’est pas sa destinée, elle doit au contraire devenir manifeste. Et de même encore, une chose que l’on cacherait aux regards, que l’on rendrait secrète (alors qu’elle ne l’était pas), n’a pas cette destination ultime mais elle va venir à l’évidence.
Cela devrait nous inviter à réfléchir sur nos secrets : secrets personnels, secrets collectifs. Une réalité qui serait pour toujours secrète est vouée par nature à l’inefficacité, à l’impuissance. Que servirait de se dire secrètement qu’on s’aime, si n’avaient jamais le temps où on se le dit au grand jour ? Le grand, le beau secret d’u amour, s’il se purifie et grandit dans le secret d’une intimité, ne peut devenir tout-à-fait ce qu’il est sans advenir à la lumière, sans devenir public, crié à tous comme une joie irrépressible. Une joie secrète, rentrée, une joie qui ne peut se partager, ne devient jamais tout-à-fait une joie (et c’est la souffrance la plus difficile que j’aie pu connaître, je dois dire). Ou alors, une chose secrète devient maléfique, comme les fameux « secrets de famille » : mais s’ils le deviennent, maléfiques, c’est justement parce qu’ils ne sont jamais totalement secrets, mais plutôt à moitié avoués, en partie apparents, et deviennent ainsi source d’inquiétude. Il ne suffit pas qu’une chose ne soit pas dite pour être secrète, il faut qu’elle ne soit en rien exprimée ou manifestée, sans quoi elle commence d’être divulguée. C’est tout le problème des choses sur lesquelles nous nous taisons mais qui influencent néanmoins notre manière de vivre et nos choix : nous les manifestons ainsi, et entraînons pour d’autres des questions redoutables, car il manque pour eux ce qu’il faut pour comprendre la cohérence de notre vie. C’est la même chose pour ce que certains dans une institution choisissent de taire : cela transpire malgré tout. Et par ailleurs, si l’on pense par exemple au scandale de la pédophilie, certains souffrent terriblement de ce que la chose cachée ne vienne pas à la lumière : parce que cette chose cachée, pour eux hélas ne l’est pas du tout, mais il leur est en quelque sorte interdit de se libérer par l’entrée dans la lumière. Toutes les emprises jouent sur le secret imposé. Mais ce que dit ici la sentence, c’est que rien n’est fait pour rester secret : tout est fait pour être manifeste, connu.
Nous sommes dans un âge de la transparence : cela peut paraître rassurant, plus de secret, tout est manifeste. Mais à y réfléchir, c’est d’une part loin d’être vrai, et peut-être aucun âge n’a-t-il formé autant de soupçon que le nôtre à l’égard de tout ce qu’on nous cacherait, en se fondant sur la découverte de choses que l’on avait voulu tenir secrètes malgré tout. Après tout, pas de secret mieux tenu que si l’on parvient à faire accroire qu’il n’y en a pas ! Mais « transparent » signifie aussi « qui est traversé par la lumière : or plus une vitre est transparente, mieux on voit à travers mais… moins on voit la vitre elle-même. Or elle est bien réelle, mais dans le secret même de sa transparence. La transparence n’est donc pas l’absence de secret… Mais je m’éloigne de notre texte, pardon. Je voulais juste inviter à réfléchir sur les secrets que nous gardons, en nous demandant quel sens ils ont : s’ils sont bien destinés à passer à l’évidence (mais à quelles conditions ?), ou s’ils cherchent à se perpétuer (auquel cas il y a toute chance qu’ils soient deviennent vite des foyers d’infection et de putrescence).
Fort bien, mais quel rapport entre cette affirmation que le secret n’est pas un but en soi, mais qu’au contraire tout ce qui est secret, soit que ç’en soit l’état originel, soit qu’on l’ait rendu tel, est destiné à être connu et manifesté clairement, et le truisme précédent qu’on met la lampe sur l’endort qu’on lui a destiné, et non ailleurs ? Or cette question du rapport est posée dans le texte même par un « car » : « car il n’y a rien de caché… » Le rôle d’une conjonction, c’est bien de conjoindre. Or il me semble qu’en posant ainsi la question, le rapprochement devient plus évident : et peut-être ce rapprochement est-il la comparaison constitutive de la « parabole » (puisque ce mot signifie « comparaison »). Dans les deux cas, il est question de lumière et d’obscurité, et il est question de passage de l’un à l’autre. Si on ne met pas la lampe sur son support prévu, jamais la pièce n’est illuminée, car tel est la finalité de la lampe : illuminer la pièce. Alors si on l’installe sous le lit, elle est certes dans la pièce, mais telle que celle-ci reste dans l’obscurité. Si on l’installe dans la cour, elle ne sert à rien puisque la cour n’est pas obscure. Et si on l’installe sous le boisseau dans la cour, elle joue certes un rôle puisque sous le boisseau renversé il fait noir, mais comme il ne s’y trouve personne non plus, elle n’atteint toujours pas sa finalité.
Parallèlement, les choses qui sont dites, si elles sont placées « sous le lit« , c’est-à-dire tenues secrètes là où il y a du monde, n’éclairent personne ; et si elles sont mises « sous le boisseau« , elles éclairent mais là où il n’y a personne. Dans les deux cas, elle resterait inopérante. De quelles choses dites parle-t-on ? Le plus immédiat, vu la place que Marc a assigné à ce passage, c’est la « parole » dont il a été question dans la parabole initiale, apparemment « mère » des autres : la dynamique qui rend accessible des choses cachées, justement, et qui le fait par un énoncé initial suivi nécessairement d’une réflexion en dialogue, d’une appropriation au cœur de la vie de chacun et de tous. Il y a donc une « place », un « socle », un « lampadaire » préparé pour cette parole, pour qu’elle éclaire dans la maison tous ceux qui s’y trouvent. Et ne pas l’y mettre, c’est la rendre inutile.
Quelles pourraient être ces deux situations où la parole reçue, de soi lumière, serait rendue inutile ? Le lit, parfois le seul meuble d’une maison à pièce unique (à moins d’une véritable misère), est ce qui sert aux habitants, mais il n’est pas les habitants : peut-être que placer la lampe sous le lit, c’est subordonner cette « parole » aux moyens qu’on a, et du coup l’amoindrir, en faire une faible lueur, au lieu de la laisser éclairer les personnes mais du coup aussi les pauvretés dans lesquelles on se trouve ? Car si, dans la maison, la lumière éclaire, elle éclaire tout, et parfois ce que justement on préfèrerait cacher ! Ainsi, celui qui a été muni de la lumière de cette parole est invité à en éclairer tous, et à ne pas amoindrir ce qu’elle fait apparaître, même si cela révèle quelque chose de soi qu’on aurait préféré ne pas faire voir. Quant au boisseau, il est normalement dehors, et pas renversé : c’est tout de même une drôle d’idée d’allumer une lampe pour l’apporter dehors où il fait jour, puis de retourner un instrument qui sert à mesurer pour placer dessous cette même lumière ! Mais c’est peut-être ce que nous faisons quand nous compartimentons notre vie, quand la « parole » reçue comme une lumière est soigneusement gardée, certes allumée, mais bien en dehors du lieu où elle pourrait avoir de quelconques conséquences …
Finalement, le choix opéré par Marc de situer ce texte après le précédent invite, me semble-t-il, à le comprendre sur le registre de la portée de cette « parole » reçue, après avoir dit ce qu’elle était et ce qu’était la recevoir : cette « parole », elle n’est pas que pour soi, elle est faite pour transformer la vie et y être intégrée, mais elle est faite aussi pour illuminer et transformer la vie des autres, pour être partagée en tous cas. Et c’est peut-être ce que je comprends maintenant de l’injonction finale : « Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » Je prenais ces mots comme un avertissement à comprendre les mots précédents, ce qu’ils sont peut-être aussi, mais dans la droite ligne de ce que nous venons d’explorer, ils peuvent aussi s’adresser aux autres dans la maison où la lampe aura été placée sur le lampadaire : vous aussi, ouvrez-vous au témoignage que vous livre celui qui est pour vous porteur de « parole ». Prenez en considération la parole d’autrui. N’attendez pas que ne vous vienne que « d’en-haut » une parole à vous adressée, mais sachez entendre vous aussi la « parole » comme elle vous advient, comme vous saurez profiter de la lampe dans la maison si elle est bien posée sur le lampadaire.
Un commentaire sur « Que faire de la parole reçue ? (Mc.4,21-23) »