Il disait : « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette en terre la semence : nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, il y met la faucille, puisque le temps de la moisson est arrivé. »
Marc continue d’accumuler et de ranger dans un ordre précis des paroles de Jésus. Celle que nous abordons n’a de nouveau pas de lien direct et organique avec celle qui précède, et il la coud à l’ensemble précédent grâce à un « Et il disait… » Cet indice nous invitera donc par conséquent à nous demander pourquoi Marc a placé là cette parole, dans la construction qu’il fait de son témoignage et son portrait (en quelque sorte) de Jésus.
« Ainsi est le royaume du dieu… » Voilà un nouveau sujet d’enseignement. Le mot de « royaume du dieu » n’est pas apparu jusqu’à présent dans ce chapitre écrit par Marc où il reconstruit l’enseignement de Jésus, c’est la première fois. En revanche, Marc a déjà utilisé cette expression, en en faisant comme un porche de la proclamation de Jésus, aussitôt après son baptême et son passage au désert : « Les temps sont accomplis : le règne du dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » Rappelons-nous au passage que, en grec comme en latin, c’est le même mot pour dire royauté, règne et royaume (alors qu’on a trois mots distincts en français… comment en hébreu !). C’est donc le contexte qui devra nous guider, suivant qu’il s’agit plutôt de l’évocation d’une faculté (royauté), de l’exercice d’une puissance (règne) ou du domaine sur lequel celle-ci s’exerce (royaume). Quoi qu’il en soit, c’est bien de cela qu’il va s’agir maintenant : les mots que Jésus va mettre ne sont plus comme précédemment sur la parole, ce qu’elle est, et le rôle qu’elle joue, mais sur ce « règne du dieu » qui est au cœur de son message, et dont il veut dès le début proclamer qu’il n’est pas « à venir » mais désormais bien présent, à portée, susceptible d’être touché du doigt. Et que nous en dit-il ?
« Comme un homme qui jetterait la semence sur la terre et qui se coucherait pour dormir et se lèverait nuit et jour, et la semence germerait et se développerait : comment ? il ne sait. » La comparaison consiste ici entre un homme et la semence qu’il a jetée. L’homme est celui qui a jeté la semence, mais ensuite il est caractérisé par une série d’alternances, d’activité et d’inactivité, de moments diurnes et nocturnes. Tout concourt à le montrer comme industrieux et engagé. Mais ce qui est frappant, c’est l’absence totale de rapport entre toute cette activité et la semence : le seul lien est initial. La semence, de son côté, est caractérisée par une croissance continue, permanente, ininterrompue. Pas d’à-coups, pas de période faible ni de période forte : on est sans doute d’une description qui s’inscrit à l’intérieur d’une même saison. Aucune dépendance de l’activité de l’homme : la germination puis le développement sont parfaitement autonomes. Mieux encore, cela est une énigme complète pour l’homme ! On peut comprendre : cela lui ressemble si peu…
Cette comparaison est donc avant tout un contraste. Et c’est cela-même qui est rapproché du [basiléïa tou théou]. Il me semble qu’il faut traduire ici par « règne« , car on parle plutôt de la manière d’exercer une royauté, que du domaine où elle s’exerce. Et quelle est donc la manière de ce règne ? Elle est toute en contrastes : elle passe, au moins initialement, par une activité de l’homme ; mais ensuite elle s’en détache, et c’est comme si elle suivait deux routes simultanées. D’un côté, il y a une dynamique faite de plus et de moins, d’activité et de repos, de nuits et de jours ; de l’autre, il y a une dynamique de croissance continue, indépendante de la première, et qui constitue une énigme pour l’homme, une dynamique qui lui échappe et qu’il contemple comme de l’extérieur.
Ainsi le règne du Dieu, c’est-à-dire la manière dont il exerce sa puissance et sa royauté, se révèle à travers ce double aspect : à travers l’activité de l’homme, ses changements, ses variations, ses engagements, et aussi à travers la croissance de la vie d’une manière irrépressible, secrète au départ mais bientôt manifeste, qui fait l’admiration de l’homme qui, en quelque sorte, n’y peut rien ou n’y est pour rien. Et ce qui me semble très important, c’est que le dieu règne à travers ces deux dynamismes, et pas l’un plutôt que l’autre. Pour l’homme, la révélation (car Jésus vient justement proclamer et dévoiler ce règne) du règne du dieu est une double joie : d’abord celle de la dignité reconnue et attendue de son activité et de son repos, bref de toute sa vie dans sa variabilité. Tout compte, et rien n’est laissé de côté, rien n’est perdu. Ensuite celle d’une merveille à contempler, par laquelle se laisser saisir, et c’est celle de la vie semée par le dieu et de son irrépressible croissance.

Evidemment, le choix de Marc (à qui cette parabole est spécifique, exclusive) de placer cette parabole aussitôt après celles que nous venons de lire et d’expliquer, invite à regarder cette semence comme la « parole », cette dynamique de révélation. Dès lors, l’émerveillement de l’homme se fait devant la dynamique de la « parole » qui ne cesse de grandir jusqu’à porter son fruit, invinciblement. Après donc avoir porté l’attention sur l’écoute et l’échange de la parole, Marc tourne notre attention vers son œuvre spécifique, vers sa dynamique propre : en nous (personnellement et collectivement) comme dans les autres (personnellement et collectivement) , elle est à l’œuvre. L’apôtre et le témoin vont certes agir, se coucher et se lever, de jour et de nuit : mais la croissance de la parole n’est pas leur œuvre. Ils auront été les semeurs, qu’ils soient maintenant les spectateurs et auditeurs émerveillés de ce qu’elle produit.
Que verront-ils ? « D’elle-même la terre porte-fruit, d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein de grain dans l’épi. » Cette description n’est pas tout-à-fait celle, plus détaillée, que l’on fait aujourd’hui de la croissance du blé. Mais elle traduit très bien la fascination suggérée précédemment : des profondeurs de la terre surgit le brin de blé en herbe. Comment ? On ne sait pas. Les anciens ne distinguaient pas les végétaux de la terre (et ils sont regroupés dans le même troisième jour du premier récit de la création de Gn.1 : la terre est distinguée d’avec les eaux et aussitôt les végétaux en surgissent), ils leur apparaissaient comme son prolongement naturel. Le même étonnement se poursuit, car c’est de l’intérieur même de ce blé en herbe qu’apparaît l’épi : il monte dans la tige et quand on l’aperçoit il y est déjà depuis un moment. Et de même encore des grains dans l’épi, cela vient toujours de l’intérieur, et il y a bien de quoi s’émerveiller. Or c’est le même émerveillement qui est requis devant l’œuvre chez les humains de la « parole », de ce dynamisme de révélation dont le dieu a l’initiative et qui, une fois initialement reçu, travaille au cœur des dialogues, des méditations et des échanges jusqu’à porter fruit.
Et Marc ajoute encore : « Dès qu’est prêt le fruit, aussitôt il fait partir la faucille, parce que la moisson est à disposition. » Qui est ce « il » ? Rien ne le dit dans le texte : voilà soudain un acteur inattendu. Mais on sent que l’émerveillement n’empêche pas le réalisme, et qu’il y a là aussi quelque chose à cueillir. Si la « parole » porte fruit dans la vie des gens, il y a un temps aussi pour recueillir celui-ci, afin qu’il ne soit pas perdu. Et il pourrait ne pas l’être de deux manières : soit comme nourriture, soit comme nouvelle semence. De même ici, le grain-parole qui germe dans la vie des gens peut devenir à son tour nouvelle semence, et ainsi se répand de proche en proche la parole, par une nouvelle conjonction de l’activité de l’homme et du dynamisme autonome de la semence. Autrement dit, le règne de dieu est « diffusif », il obéit au même principe que la vie, selon que le commandait le Créateur à ce fameux troisième jour : « Que la terre produise l’herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur la terre, l’arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. » Le principe multiplicateur est d’emblée inclus dans l’émergence de la vie.
Un commentaire sur « Dynamisme propre de la parole (Mc.4,26-29) »