La proportion et la dynamique (Mc.4,30-32).

Il disait encore : « À quoi allons-nous comparer le règne de Dieu ? Par quelle parabole pouvons-nous le représenter ? Il est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences. Mais quand on l’a semée, elle grandit et dépasse toutes les plantes potagères ; et elle étend de longues branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre. »

Et c’est une nouvelle parabole, elle aussi sur le même thème : la royauté, ou le règne ou le royaume du dieu. Ce nouvel « Et il disait » de Marc nous laisse entrevoir son patient et habile travail de tissage pour constituer le portrait de « son » Jésus.

Mais cette fois, l’enseignement de Jésus commence par une question : « Comment comparerons-nous le royaume du dieu ou en quelle parabole le placerons-nous ? » Voilà une question capitale. Elle rejoint, ou prolonge, l’émerveillement de la parabole précédente, « il ne sait comment. » Marc vient de nous faire voir le règne du dieu comme un dynamisme double, à la fois celui d’une croissance continue, autonome et immétrisable, et celui lié à l’activité de l’homme avec ses alternances et ses variations. Or voilà que Jésus lui-même se pose des questions sur la validité, voire la possibilité même de trouver des comparaisons pour le règne du dieu. Il est si riche, si dense, si unique en son genre. Comparer signifie toujours trouver une réalité qui a quelque chose de commun avec ce que l’on expose ou étudie : mais si cela est unique en son genre, comment faire ?

Les métaphores (qui sont une espèce particulière de comparaisons) sont certes souvent le début de l’expression d’une pensée, elles permettent une première saisie de certaines réalités, avant que la réflexion et le langage ne progressent et n’en viennent à une expression plus maîtrisée, plus précise, plus conceptuelle. Mais la parabole précédente a dû, pour être adéquate, comparer le règne du dieu simultanément à l’homme qui sème et à la semence une fois qu’il l’a semée. C’est une sorte de grand écart. Et l’on peut comprendre que Jésus lui-même se demande jusqu’à quel point il va pouvoir continuer de procéder par le biais de métaphores ou de comparaisons.

Il est d’ailleurs fort intéressant qu’il lui en faille plusieurs : une seule ne saurait suffire. Et la formulation de la deuxième partie de la question est à noter : dans quelle parabole le placerons-nous ? Le règne est déjà « tout proche », à portée de main, on peut le toucher du doigt, mais pour ce faire il faut un révélateur en quelque sorte, quelque chose tiré de la vie humaine dans ce qu’elle a de plus commun, à portée de tous, justement. Mais ce ne peut être une seule chose. Il est impossible d’énoncer LA parabole du royaume -où du règne-. Ce sont de nombreuses réalités humaines qui sont autant de portes d’entrée vers cette réalité unique, bien présente et proche mais qui peut aisément passer pour cela-même inaperçue. C’est comme si Marc nous disait : attention, je vous ai donné une première parabole du règne, ne la négligez pas, mais n’allez pas non plus vous en contenter, elle deviendrait fausse. Jésus en a développé beaucoup, et il vous les faut toutes, au risque de manquer ce qu’il veut vous enseigner. Le pluriel est un élément essentiel de son enseignement.

Il me semble (permettez-moi à mon tour une comparaison ! 🤭) que le cœur de l’homme est devant les paraboles du règne comme devant un grille percée de trous tout petits : s’il cherche à regarder par un seul trou, il ne voit rien que de très partiel. Mais s’il bouge, s’il déplace sa tête pour voir par la grille tout entière, il voit se dessiner quelque chose derrière, son cerveau reconstitue une image de ce qui est derrière la grille. Il faut regarder à travers toutes les paraboles, sans les confondre, sans les combiner soi-même (on risquerait de se fabriquer son propre royaume et non celui du dieu), mais en comptant sur le réseau qu’elles constituent.

Cette fois-ci, c’est un grain de moutarde : « comme un grain de moutarde, lequel quand il est semé sur la terre, est le plus petit de tous les grains qui sont sur la terre, et quand il est semé, il pousse et devient plus grand que toutes les plantes potagères et il fait de grandes pousses, de sorte que la gent ailée du ciel peut faire son nid sous son ombre. » Ce grain de moutarde est pris « quand il est semé« , la chose est répétée deux fois. C’est ce qui sans doute a guidé le choix de Marc, car on se retrouve encore une fois dans l’ambiance des semailles.

Surtout, la comparaison est faite deux fois, de manière à bien mettre en parallèle deux aspects des choses concernant ce grain. Quand il est jeté, si on le compare aux autres grains qui sont sur la terre, il est le plus petit. Mais aussi, si on le compare à ce qu’il devient, il est plus grand que toutes les plantes potagères. Autrement dit, selon ses dimensions spécifiques, il est le plus petit ; mais selon sa dynamique, il est le plus grand. Ce grain -et par conséquent le règne du dieu- a donc une dimension paradoxale, il est ce qu’il y a de plus petit au départ, il est même insignifiant et on n’y prêterait pas attention ; mais rien ne lui est comparable au regard de sa vertu spécifique de croissance. On ne dit pas ici que cette croissance a un caractère invincible, que rien ne peut l’arrêter : la comparaison est faite avec des plantes potagères, des légumes, autrement dit des plantes qui sont l’objet d’un soin particulier sans lequel elles ne parviennent pas à ce qui est attendu. Mais on dit que, moyennant ces soins, ce qui peut paraître au départ très insignifiant et porteur de peu de promesse s’avère à l’arrivée ce qu’il y a de plus spectaculaire.

Il me semble qu’après que Marc nous ait averti de faire attention aux dimensions du royaume que nous voyions chez les autres, il attire maintenant notre attention sur le fait que, peut-être, ce que nous allons voir paraît digne de peu d’attention, que nous pourrions être déçus par nos constats. Et pourtant, ce qui est assimilable au royaume du dieu mérite une attention longue, une attention active comme on en a pour une plante potagère. Et alors nous serons surpris par la dynamique dont ces constats apparemment insignifiants sont porteurs.

L’attention est bien portée sur la dynamique, non sur le résultat. Car le résultat lui-même est ambigu. Car les pousses sont grandes, « de sorte que la gent ailée du ciel peut faire son nid sous son ombre. » Il ne s’agit pas ici d’une précision poétique, où le paradis terrestre serait rejoué avec des oiseaux qui viendraient nous parler ou se poser sur notre main. Il s’agit plutôt de constater que dans cette croissance se glissent des éléments totalement hétérogènes ! Les oiseaux ne sont pas des pousses de la plante, mais ils profitent de ce qu’elle devient. Ainsi, la dynamique du règne peut autoriser un autre constat, moins émerveillé : une fois qu’il a grandi, il n’est pas si facile de dire ce qui relève du règne et ce qui n’en relève pas. Il garde en quelque sorte une dimension secrète même une fois advenu, en ce monde.

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