Par de nombreuses paraboles semblables, Jésus leur annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l’entendre. Il ne leur disait rien sans parabole, mais il expliquait tout à ses disciples en particulier.
Et voilà que Marc conclut l’aperçu qu’il nous a donné sur le contenu de l’enseignement de Jésus. Et il revient sur le mode de cet enseignement : rappelons-nous ce que nous avons déjà entendu de Marc, à savoir que cet enseignement est fait en deux temps : le premier, celui de l’énonciation, est facilement mémorisable et d’autant plus qu’il se fonde plutôt sur la vie quotidienne ; le second, celui du dialogue avec Jésus, soit en parlant avec d’autres, soit en parlant avec soi-même, dans une séquence de temps qui peut être long car il faut parfois attendre longtemps pour qu’un évènement dans sa propre vie ouvre à l’entendement de la comparaison mémorisée.
Marc nous dit : « Et par de telles paraboles nombreuses il leur parlait la parole, comme ils pouvaient entendre. » Ce qu’il fait avant tout, c’est de leur « parler la parole« , formule redondante mais ô combien insistante. Il ne leur explique pas la parole, il ne leur commente pas la parole, il ne leur transmet pas la parole, il la leur « parle« , il l’énonce. Il y a là à la fois une absence d’artifice, une simplicité de l’action, et dans le même temps une sorte de pureté, de gratuité. La parole est donnée, elle est faite pour être accueillie, le travail à partir de là se fera plus tard, ailleurs, autrement.
Et le moyen est celui dont Marc nous a fait faire l’expérience, celui de la « parabole » ou « comparaisons« , de l’ordre de celles qu’il nous a rapportées. Mais ses mots nous laissent entendre qu’il y a en a encore bien d’autres, qu’il ne nous a pas rapportées. Mais s’il les fallait toutes ? Comment ferons-nous pour entrer dans l’enseignement de Jésus, alors que l’écrivain a fait des choix et en a éliminé ? Car c’est bien ce qu’il nous a fait comprendre au moment où il rajoutait une deuxième parabole sur le royaume ! Que dire ? Il me semble que d’une part, toutes les paraboles ne portent pas sur le royaume, nous avons expérimenté que les premières de cette section de l’ouvrage de Marc étaient ainsi. Il me semble d’autre part que cela nous incite à profiter au maximum de celles qu’il nous rapportées. Il me semble enfin qu’il nous pose ainsi dans une saine « inquiétude » qui va nous éveiller à tout ce que nous pouvons recevoir par ailleurs en ce domaine : de là naît notre ouverture à d’autres témoignages (et Marc a sans doute l’ambition de ne pas être notre seul témoin), qu’ils soient écrits ou oraux. Voilà donc une œuvre qui ne se prétend pas le moins du monde totalisante.
Mais il y a aussi une sorte de condition à l’enseignement de Jésus, et c’est la dernière partie de la phrase de Marc qui l’indique : « …comme ils pouvaient entendre. » La conjonction [kathoos], qu’on peut décomposer en [kata-hoos], signifie « selon que » ou « quand, lorsque« . Les deux traductions sont intéressantes et possibles (mais au moment d’écrire, il faut bien choisir, hélas) : elles soulignent pour la première l’effort d’adaptation que fait Jésus dans son enseignement, le souci de progressivité, de construire sur les bases existantes, et les paraboles, avec leurs développements multiples, à plusieurs niveaux de force ou de profondeur, constituent pour ce propos un outil très efficace. Mais elles soulignent aussi, pour la seconde traduction, le rapport au temps : du fait de la mémorisation préalable, l’enseignement va se diffuser, comme un parfum, au moment où la vie de celui qui se souvient fait un rapprochement, trouve une clé d’interprétation qui rend pour lui cette parabole signifiante, et lui ouvre des perspectives de vie ou d’espérance.

La phrase suivante est construite sur une antithèse, un effet miroir, grâce à deux mots qui l’articulent, [khooris dé] et [kat’idian dé]. « Outre la parabole, il ne leur parlait pas, seuls pour ses disciples il déliait tout. » On pourrait croire que Marc fait ici deux catégories, ceux (la foule) à qui Jésus parle en paraboles, et ceux (les disciples) à qui il parle clair. Mais ce serait en contradiction totale avec tout ce que nous avons vu précédemment, et viendrait ici comme un météorite ! Il me semble au contraire que cela montre la manière la plus claire ce que nous avons cru dégager précédemment, à savoir les deux temps de l’enseignement de Jésus, et qui sont sans doute son style caractéristique. Pour dire la parole, il a choisi le mode « parabole », et il ne s’en défait pas. La chose est d’autant plus appuyée que « parabole » est mis ici par Marc au singulier : c’est vraiment le mode, le style, qui est ici désigné. Cela permet à Jésus de parler à tous en même temps. Mais il y a un deuxième temps, [kat’idian], que j’ai traduit « seuls« , qui va revenir ailleurs sous la plume de Marc, par exemple quand il prend avec lui Pierre, Jacques et Jean pour monter sur la montagne où il va être métamorphosé devant eux. Et c’est vraiment l’idée d’être, chacun, « seul avec lui« . Et c’est là que l’explication se fait, que l’approfondissement en même temps que l’appropriation se fait, et que chacun devient (ou pas) son disciple. Cela lui permet de parler à chacun en particulier.
Le verbe [épiluoo] signifie d’abord « délier, détacher, libérer« , et c’est dans un deuxième temps qu’au sens figuré il signifie aussi « relâcher, dissoudre » ou « résoudre, expliquer« . Le choix de traduire par « expliquer » accentue l’idée de deux catégories de personnes. Mais « délier« , que je préfère, donne à la fois l’idée de démêler quelque chose qui peut sembler embrouiller, et l’idée de libérer une personne, de la détacher du groupe, de lui permettre une personnalisation. Et il me semble que c’est vraiment cela que fait l’enseignement de Jésus en deux temps : l’appropriation de la parole délivrée à tous en un premier temps ne se fait que d’une manière simultanément personnalisée et personnalisante. De sorte que les compréhension de chacun deviennent un trésor à partager, parce que chacun n’en percevra qu’un aspect unique, irréductible à celui des autres. Et c’est pourquoi aussi ce que chacun entend est à ce point précieux pour tous.
Remarquons pour finir que ce « devenir disciple » est lié profondément, et à l’accès à la liberté d’être soi-même, et à l’accès au sens de la parole entendue avec tous et à travers tous. Cela fait comprendre aussi qu’on n’a jamais fini de devenir disciple, mais aussi qu’une parole simplement répétée sans être vraiment « intelligée », n’est pas le fait du vrai disciple. Cela fait toucher du doigt aussi que témoigner de la parole ne peut se faire que d’une manière éminemment personnelle, avec une touche unique : non que c’est l’originalité qui doive être recherchée, ce serait une recherche de soi et non de la parole. Mais la touche d’originalité est en fait une marque d’authenticité, qu’on ne peut reprocher à personne, au contraire. Il faut décidément chaque instrument pour le grand concert de la parole.