La prière d’un père (Mc.5,21-24a)

Jésus regagna en barque l’autre rive, et une grande foule s’assembla autour de lui. Il était au bord de la mer. Arrive un des chefs de synagogue, nommé Jaïre. Voyant Jésus, il tombe à ses pieds et le supplie instamment : « Ma fille, encore si jeune, est à la dernière extrémité. Viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » Jésus partit avec lui.

Et nous sommes toujours dans une suite géographique logique : « Et après que Jésus ait à nouveau traversé jusqu’à l’autre bord… » Ils étaient sur un bord, les disciples ont emmené Jésus sur l’autre, et les voilà maintenant de retour, après que Jésus ait été prié de repartir du bord opposé. Rappelons-nous tout de même que ce qui nous était apparu comme l’essentiel du premier temps était l’absence de foi des disciples, spécialement manifesté par le fait qu’ils ne s’étaient pas accordé la confiance que Jésus leur faisait, en employant leurs propres moyens pour affronter le gros grain qu’ils avaient rencontré en mer. Et dans le deuxième temps, celui qui précède immédiatement le présent, nous avons vu un homme, prisonnier d’une spectaculaire et effrayante multiplicité ou division, se débarrasser de celle-ci par le seul fait de revenir à son « je » profond, en acceptant de se situer là où Jésus s’adressait à lui, et en obéissant à son invitation à sortir de cette dispersion. C’est-à-dire pratiquement que l’homme que nous venons de laisser dans le pays des Géraséniens, sur la rive opposée, est une sorte de contre-exemple à l’attitude des disciples. On sent que Marc nous éduque à ce qu’est la foi.

Que va-t-il se passer maintenant ? Marc nous propose un nouveau temps qu’il construit comme un triptyque. Je choisis de l’aborder en trois volets plutôt que d’un seul coup. C’est d’abord le retour : « …une foule nombreuse s’assembla autour de lui, et il était au bord de la mer.  » Nous sommes pratiquement dans la situation qui a précédé le départ, ce qui signe clairement l’échec des disciples, et que sans doute le mot qu’avait dit Jésus n’était pas à prendre dans le sens où ils avaient choisi de le comprendre. Et si l’on revient à cette parole, le voilà face à la foule : « traverser » signifie forcément traverser la foule, le « vis-à-vis » est forcément se trouver derrière la foule (même si elle va forcément se retourner), et ne plus être acculé à la mer. Mais comment faire ?

« Et arrive un parmi les chefs de synagogue, du nom de Jaïre, et le voyant il tombe à ses pieds et il le prie beaucoup en lui disant que « ma fille est aux extrémités », afin qu’en venant « tu lui imposes les mains » afin qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » Un évènement imprévu survient, l’arrivée dans cette foule d’un « chef de synagogue » : de quoi s’agit-il ? Il semble que ce mot désigne habituellement la personne qui, dans l’assemblée du sabbat où l’on lit des passages de la Torah et des Prophètes, est chargée à la fin d’un « homélie » qui est normalement un dévoilement du sens de ce qui a été lu, suivi d’une parole d’encouragement (qui est une forme d’actualisation). Il s’agit donc d’un personnage que l’on respecte et qui a une forme d’autorité dans la synagogue. Celui-ci se nomme Jaïre, Marc nous a conservé son nom.

Il est difficile, d’après le texte de Marc, de savoir s’il est venu à cause de la foule puis, en y voyant Jésus, s’est adressé à lui, ou bien s’il est venu parce qu’il sait pouvoir y trouver Jésus. Toujours est-il que « le voyant, il tombe à ses pieds » : c’est là un geste peu commun étant donné ce que nous avons vu précédemment. Il y a fort à parier que Jaïre fait partie des Pharisiens, étant donné sa fonction et l’influence très forte que les Pharisiens ont sur la mise en place des synagogues depuis le prophète Esdras et le retour d’exil. Mais nous avons vite l’explication : « ma fille est aux extrémités« . Devant la mort possible, probable même, de son enfant, cet homme a rangé ses positions idéologiques. Au moins, il a le sens des priorités et surtout il a du cœur : il ne laisse pas ses sentiments être étouffés par des questions religieuses. « Tomber », c’est probablement le signe qu’il est brisé d’émotions et d’angoisses. En apercevant Jésus, c’est tout un espoir qui afflue soudain en lui, et qui entraîne aussi avec lui dans sa conscience tout le malheur qui l’accable. Marc dit qu’il « le prie beaucoup » : c’est le même mot qui a été employé dans le récit précédent pour la manière déférente et respectueuse avec laquelle les gens lui ont demandé de quitter leurs rives, ou les « esprits » ont demandé à l’homme de ne pas les renvoyer ou de les envoyer dans les petits cochons. Ce n’est pas un mot « religieux », c’est un mot de déférence, de relations.

S’il a recours à Jésus, c’est parce qu’il veut dans un premier temps qu’il vienne, dans un deuxième temps qu’il lui imposes les mains. Et ainsi, pense-t-il, elle sera sauvée, guérie, elle vivra. D’où viennent ces convictions ? Il veut un rituel qui est un classique dans les écritures, qu’il connaît très bien. Globalement, ce rite intervient dans deux cas : celui de la consécration d’une personne dans une fonction particulière (« Josué, fils de Nun, était rempli de l’esprit de sagesse, car Moïse avait posé ses mains sur lui. Les enfants d’Israël lui obéirent, et se conformèrent aux ordres que l’Éternel avait donnés à Moïse. » Dt.34,9 ; « Tu feras approcher les Lévites devant l’Éternel; et les enfants d’Israël poseront leurs mains sur les Lévites. » Nb.8,10) ou celui de la consécration d’un animal comme victime particulière d’un sacrifice (« Les anciens d’Israël poseront leurs mains sur la tête du taureau devant l’Éternel, et on égorgera le taureau devant l’Éternel. » Lv.4,15 ; « Aaron posera ses deux mains sur la tête du bouc vivant, et il confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d’Israël et toutes les transgressions par lesquelles ils ont péché; il les mettra sur la tête du bouc, puis il le chassera dans le désert, à l’aide d’un homme qui aura cette charge. » Lv.16,21). En général, ce geste accompagne la prière, et l’on voit qu’il qualifie celui qui en est l’objet, qu’il le met à part. Et ici, Jaïre voudrait sans doute clairement que sa fille soit l’objet d’un traitement « à part », revendiqué comme particulier.

Il me semble que ce souhait est on-ne-peut-plus naturel : nous avons tous au fond de nous le désir profond d’être choisis, d’être aimés. Et quand le malheur frappe, une des premières questions qui nous vient est « pourquoi moi ? » ou « pourquoi elle ? », parce que le côté aveugle et sans visage du mal nous est tout simplement inconcevable. Nous imaginons toujours que même le mal qui arrive est l’objet d’un choix. Et face à ce choix, notre désir adressé à qui peut est d’être l’objet d’un autre choix, d’un « anti-choix » en quelque sorte. Et c’est ce que veut ce malheureux père si émouvant, qui se trouve être aussi un chef de synagogue et qui réagit avec ce qu’il a dans la tête aussi bien comme père que comme « synagogarque ».

Remarquons maintenant la réaction de Jésus : « Et il s’en alla avec lui. » C’est tout. Sa réaction est admirable. Pas plus qu’avec ses disciples qui l’emmenaient de l’autre côté de la mer, il ne discute de la demande de Jaïre. Il s’en va de là où il était, et marc nous donne comme seule circonstance de l’action « avec lui« . C’est tout ce qui compte. Il se laisse guider, y compris dans la manière de faire. Cet homme, il lui fait confiance : il sait ce qu’il fait, il sait ce qu’il dit, il sait ce qu’il veut. Et comme il a fait confiance entièrement à ses disciples au point de s’endormir presque immédiatement dans la barque, il fait confiance à ce père quant à ce qui est bon pour sa fille.Que va-t-il arriver ? C’est ce que nous saurons bientôt, mais dans l’intervalle va se produire un autre évènement (c’est le triptyque qu’a construit Marc) que nous devons examiner d’abord.

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