Et la foule qui le suivait était si nombreuse qu’elle l’écrasait. Or, une femme, qui avait des pertes de sang depuis douze ans… – elle avait beaucoup souffert du traitement de nombreux médecins, et elle avait dépensé tous ses biens sans avoir la moindre amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré –… cette femme donc, ayant appris ce qu’on disait de Jésus, vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait en effet : « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée. » À l’instant, l’hémorragie s’arrêta, et elle ressentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal. Aussitôt Jésus se rendit compte qu’une force était sortie de lui. Il se retourna dans la foule, et il demandait : « Qui a touché mes vêtements ? » Ses disciples lui répondirent : « Tu vois bien la foule qui t’écrase, et tu demandes : “Qui m’a touché ?” » Mais lui regardait tout autour pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, saisie de crainte et toute tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. Jésus lui dit alors : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton mal. »
Marc nous place donc dans l’exacte suite du récit commencé précédemment, Jésus est parti à la suite de Jaïre trouver la fille de celui-ci qui est à toute extrémité. Avec lui, il passe à travers la foule, or justement « et le suivait une foule nombreuse et ils le comprimaient. » Marc ne nous dit pas seulement qu’il y a beaucoup de monde, mais il rappelle deux choses : d’une part, la compression de la foule est dite exactement de la manière et avec le mot qui montrait (Mc.3,9) que la foule représentait désormais un danger pour Jésus, ce qui (jouit à d’autres éléments) l’avait poussé à monter en barque, puis même à monter sur la montagne pour s’organiser en faisant les Douze. Jésus s’affronte donc de nouveau cette réalité qui le gêne et le menace. D’autre part, il avait dit sa volonté de « traverser » (Mc.4,35) : les disciples l’avaient compris de la mer et l’avaient transporté de l’autre côté de celle-ci, puis de retour, il y a maintenant cette opportunité offerte par Jaïre, mais il semble que ce ne soit pas facile du tout car la foule est mouvante, nombreuse, toujours aussi dangereuse, elle suit le mouvement et se déplace aussi, de sorte que la traverser semble une opération impossible. Et l’image de la tempête soudaine, avec la barque qui se remplit et les vagues qui submergent, s’impose à nos yeux…. Que va-t-il se passer ?
« Et une femme, qui était dans un flux de sang douze années durant et qui avait beaucoup subi de nombreux médecins et qui avait beaucoup dépensé pour cela et ne lui était arrivé de leurs mains aucun soin mais plutôt pire, après ce qu’elle avait entendu au sujet de Jésus, arrivée dans la foule par derrière, toucha son vêtement. » Voici un nouveau personnage : Marc ne nous donne pas de nom, mais il nous dit qu’il s’agit d’une femme malade. L’expression qu’il emploie pourrait désigner bien sûr tout type d’hémorragie, mais il est plus souvent employé dans ce genre de textes, et dans le Lévitique par exemple, pour les règles. Les conséquences de celles-ci, selon ce même livre, sont l’impureté rituelle communicative, que ce soit en période « normale » (Lv.15,19) ou en dehors de celle-ci (Lv.15,25). Autrement dit, cette femme souffre dans son corps depuis bien longtemps, mais souffre aussi dans son « corps social » puisqu’elle doit se tenir et être tenue à part !
La médecine d’aujourd’hui nous dit qu’un saignement utérin anormal est un problème fréquent chez les femmes en âge de procréer. Il survient le plus souvent au début et à la fin des années de la période de procréation : 20 % des cas concernent des adolescentes, et plus de 50 % concernent des femmes de plus de 45 ans. Chez les femmes en âge de procréer, la cause la plus fréquente d’un saignement anormal est le dysfonctionnement ovulatoire. Chez les femmes présentant ce type de saignements anormaux, la libération de l’ovule n’a pas lieu, et la muqueuse utérine (endomètre) continue de s’épaissir (au lieu de se rompre et d’être normalement rejetée sous la forme de règles). Cet épaississement anormal est appelé hyperplasie endométriale. La muqueuse épaissie est périodiquement détruite de façon incomplète et non uniforme, en provoquant le saignement. Le saignement est irrégulier, prolongé et, parfois, abondant et peut durer plusieurs jours. Chez d’autres femmes, un ovule est libéré, mais la production de progestérone dure plus longtemps que d’habitude. Par conséquent, la muqueuse utérine épaissie est éliminée de façon irrégulière. Si ce cycle d’épaississement anormal et de rejet irrégulier continue, il peut provoquer le développement de cellules précancéreuses, augmentant le risque de cancer de la muqueuse utérine , même chez les femmes jeunes (source : Le Manuel MSD).
Nous voyons donc que cette femme, atteinte depuis douze ans, est en grand danger. Elle a fait tout ce qu’elle a pu, mais rien ni personne n’a pu la soigner, et elle y a perdu beaucoup d’argent. Mais nous voyons aussi sa résolution : là où le Lévitique lui dit que tous ceux et tout ce qu’elle touche devient impur, elle ose braver l’interdit dans l’espoir d’être enfin guérie. Elle entre dans la foule, qui la compresse elle aussi, forcément, et tant pis pour tous ceux qu’elle touche ou qui la touchent. Elle va toucher son vêtement, et tant pis. Mais elle arrive par derrière, signe sans doute d’une résolution toute personnelle et intérieure mais qu’elle compte bien garder pour elle-même. Elle a entendu parler de Jésus, elle se risque, mais il ne faut rien dire. Pourquoi ? Par honte ? Peut-être un peu, bien sûr ; mais plus objectivement, à cause des règles d’impureté rituelle : avouer son dessein c’est le rendre par là-même irréalisable ! Il lui est impossible de dire ce qu’elle veut faire, à quiconque.
Marc nous dit son intention : « Elle disait en effet : si je touche ne serait-ce que de ses vêtements, je serai guérie. » C’est une conviction qu’elle s’est faite. La formulation laisse entendre que, si elle le touchait lui, ce serait sûrement le plus efficace ; mais quelque chose de ses vêtements, cela devrait tout de même faire l’affaire. Il faut néanmoins toucher : il y a chez elle une idée un peu semblable à celle de Jaïre, qui pense que Jésus doit venir mettre la main sur sa fille. Après douze années, on peut imaginer comme cette conviction une fois formée a pu devenir obsédante. Elle l’a sans doute dit, et on lui aura fait observer la contradiction : peut-être, oui, si tu le touches, mais voilà, tu n’en as pas le droit. Alors elle y est allé sans rien dire, elle s’est cachée (on n’est jamais aussi caché que dans une foule) et a bravé le danger d’être étouffé, elle a joué des bras et de tout son corps pour avancer dans la foule, et elle est parvenue jusqu’à celui du contact duquel elle attend tellement. Il faut mesurer l’aspect trangressif de son choix et de son action : elle transgresse un interdit très fort, auquel elle se soumet tout de même depuis douze ans, parce qu’une conviction plus forte encore l’habite désormais.La transgression est ici une étape nécessaire pour atteindre Jésus.

Que se passe-t-il ? « Et aussitôt fut desséchée la source de son sang et elle sut par son corps qu’il était guéri de son supplice. Et aussitôt Jésus, reconnaissant en lui-même la force s’en allant hors de lui, se retourna dans la foule et dit : qui m’a touché les vêtements ? » J’ai pris en même ces deux moments, parce que le double « aussitôt » de Marc, dont nous sommes déjà familier, suggère que les deux faits sont exactement contemporains, et non successifs. Les deux personnages connaissent ou reconnaissent en même temps que quelque chose vient de se passer. Pour la femme, au moment même du toucher (avec tout ce qu’il implique et que nous avons déjà détaillé), l’effet est immédiat, l’hémorragie cesse et son corps lui dit que c’est fini. Et le mot « supplice » dit assez de quoi elle est délivrée, tant physiquement que moralement. Pour Jésus, ce n’est pas que physique (mais ce l’est sans doute aussi), le verbe ([guighnoskoo]) est le même mais augmenté du préverbe [épi-] qui a généralement le sens, de « sur« , « par-dessus » : c’est une connaissance plus entière encore, qu’il éprouve « en lui-même« , donc dans toutes les dimensions de son être. La guérison ne se fait pas à son insu, tout au contraire, mais elle est sans préalable d’aucune sorte. Comme s’il était dans une constante disposition à délivrer du mal. Mais pour lui, l’affaire ne s’arrête pas là : « Qui…?«
« Et se disciples lui dirent : Tu regardes la foule qui te comprime et du dit : qui m’a touché ? » La remarque est de bon sens : tout le monde le touche. Il est pressé de toute part, au point qu’est repris le terme qui en exprime le danger, il en est oppressé, suffoqué. La remarque fait en même temps ressortir la différence entre ce contact de la foule et celui dont Jésus parle : lui parle d’un toucher bien particulier, d’un toucher intentionnel qui a rencontré sa propre disposition. Il s’agit, au milieu de cette foule, d’une véritable rencontre en profondeur. Du reste, le verbe [aptoo] signifie d’abord ajuster, attacher. Dans son sens de toucher, il parle d’atteindre, de s’attacher à : on ne parle pas d’un simple contact, mais bien d’une rencontre en profondeur.
« Et il cherchait-autour-du-regard pour voir celle qui avait fait cela. » Il cherche à voir celle qu’il a déjà rencontrée en profondeur, celle dont la force du désir d’être guérie a déjà rencontré en lui la force du désir de guérir. Mais pourquoi la cherche-t-elle ? Est-ce pour la connaître ? Mais l’emploi par Marc du féminin suggère qu’il la connaît déjà : ce ne peut donc être pour « faire sa connaissance ». Alors pourquoi ? Si ce n’est pas pour lui, alors c’est pour elle…
« Or la femme qui avait peur et tremblait sachant ce qui lui était advenu, vint et tomba devant lui et lui dit toute la vérité. » Elle avait certes été guérie, mais le cœur lui en battait. Si elle avait transgressé les règles auxquelles elle se soumettait depuis douze années, soulevée par l’espoir d’être enfin délivrée de ce qui la torturait, elle n’en était pas moins rattrapée à présent par ces données entre lesquelles elle avait dû trancher. A-t-elle réussi ce qu’elle voulait, c’est certain ; mais a-t-elle bien fait ? C’est la question avec laquelle elle est maintenant seule. Elle tombe devant Jésus, exactement comme avait fait Jaïre, lui pour demander, elle pour avouer. Car c’est bien d’aveu qu’il s’agit. Il n’y a pas eu de mots mis avant, mais il faut qu’il y en ait mais après. Mettre les mots est toujours nécessaire, sans eux il n’y a pas de paix, pas de vérité non plus.
« Or il lui dit : femme, ta foi à toi t’a sauvée toi : va-t’en en paix et sois saine, délivrée de ton supplice. » Ce mot qu’il lui dit : tu n’as rien volé, rien obtenu faussement. Mais au contraire, tu ne dois qu’à toi-même ce que tu as obtenu. Tu t’es fait confiance, tu as osé faire un choix et suivre ta voix profonde, tu as osé passer par-dessus d’autres valeurs auxquelles tu tiens aussi, mais que tu ne pouvais tenir toutes en même temps. Et c’est ainsi que tu t’es retrouvée. Maintenant, sois en paix. Et cette paix, il faut que ce soit quelqu’un d’autre qui la déclare, car on ne peut apaiser seul les débats de sa conscience. Cette paix doit être déclarée ouvertement, devant tous, pour que tous sachent que désormais elle n’a plus à se tenir à l’écart, elle n’a plus à susciter la crainte de « contaminer » rituellement ceux qui l’entourent. Et nous comprenons mieux maintenant ce qu’il cherchait avec une telle insistance : il voulait aller au bout de ce qui était « sorti de lui » : son désir de guérir ne s’arrête pas au seul rétablissement physique, il va jusqu’au plein rétablissement, et intérieur et social, de la personne.
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