Au bout de son cœur (Mc.5,35-43).

Comme il parlait encore, des gens arrivent de la maison de Jaïre, le chef de synagogue, pour dire à celui-ci : « Ta fille vient de mourir. À quoi bon déranger encore le Maître ? » Jésus, surprenant ces mots, dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » Il ne laissa personne l’accompagner, sauf Pierre, Jacques, et Jean, le frère de Jacques. Ils arrivent à la maison du chef de synagogue. Jésus voit l’agitation, et des gens qui pleurent et poussent de grands cris. Il entre et leur dit : « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte : elle dort. » Mais on se moquait de lui. Alors il met tout le monde dehors, prend avec lui le père et la mère de l’enfant, et ceux qui étaient avec lui ; puis il pénètre là où reposait l’enfant. Il saisit la main de l’enfant, et lui dit : « Talitha koum », ce qui signifie : « Jeune fille, je te le dis, lève-toi ! » Aussitôt la jeune fille se leva et se mit à marcher – elle avait en effet douze ans. Ils furent frappés d’une grande stupeur. Et Jésus leur ordonna fermement de ne le faire savoir à personne ; puis il leur dit de la faire manger.

Nous voici maintenant au troisième volet du triptyque composé par Marc, troisième volet qui fait suite au premier. Mais nous pouvons soupçonner que la construction de Marc ne vient pas d’un simple goût pour le suspens, qu’il n’a pas véritablement « interrompu » son récit, mais qu’il l’a plutôt doté pour son lecteur d’une clé. Nous avons d’ailleurs noté plusieurs contacts entre la rencontre de Jésus et Jaïre et celle du même avec la femme. Il nous faudra donc garder cette attention dans notre avancée.

« Comme il parlait encore, en arrivent de l’entourage du synagogarque disant : ‘ta fille est morte : pourquoi tourmentes-tu encore le maître ?’ » Le premier récit se trouve relancé par un rebondissement majeur, qui ressemble d’ailleurs plutôt à une fin : dans tout ce qui précède, Jésus est guidé par Jaïre. Mais voici qu’on vient de la maison de celui-ci pour annoncer ce qui faisait toute l’angoisse de celui-ci, la mort de sa fille. Et dans la question « pourquoi tourmentes-tu encore le maître ?« , il y a un « à quoi bon ? » désabusé, peut-être aussi un reproche sous-jacent : si l’on n’avait pas perdu de temps avec cette femme, peut-être serait-on arrivé à temps pour guérir la fille ? Le verbe [skulloo] est très fort, il signifie littéralement écorcher ou déchirer, et par là s’élargit à tourmenter, fatiguer. Peut-être cette nuance de déchirer fait-elle écho à cet écartèlement entre deux malades ? Notons que le message est nettement adressé non à Jésus mais à Jaïre seul : il peut y avoir aussi un écho de la situation particulière de ce « chef de synagogue ». Il s’est assez ridiculisé à faire appel à Jésus, lui un homme en vue de la synagogue. Il voudrait mieux se retirer discrètement dans la foule plutôt que de s’afficher doublement, et par le deuil désormais, et par cette démarche tellement incongrue étant données ses fonctions…

« Or Jésus, qui entend à la dérobée ce message énoncé, dit au synagogarque : n’aie pas peur, simplement crois ! » Le message ne lui est pas destiné, néanmoins il le surprend. Et il ne fait pas comme s’il n’avait pas entendu, il ne « fait pas des politesses » mais réagit immédiatement à la détresse de Jaïre. Deux choses : pas de peur, mais croire et cela seulement. La peur ? On ne l’attend pas là, à vrai dire : le chagrin, la tristesse, oui bien sûr ! Mais la peur ? La peur est, classiquement, une réaction devant l’avenir, devant un avenir qu’on ne veut pas tel. Elle s’oppose en cela plutôt à l’espoir, qui veut au contraire que l’avenir soit ceci ou cela. Mais ici, n’est-on pas plutôt devant un présent dont on peut déplorer qu’il soit ce qu’il est ? Eh bien sans doute pas tout-à-fait : les messagers viennent dire à Jaïre que sa fille est morte, mais il ne l’a pas encore constaté de visu, et l’avenir pour lui, c’est d’aller chez lui pour constater (ou pas) ce qu’on lui dit. Alors seulement ce sera une réalité. Jésus le saisit avec beaucoup de justesse à ce moment précis ou, subjectivement, la mort de sa fille est encore un avenir ô combien redouté. En lui disant de ne pas craindre, il lui dit que cet avenir n’est pas à redouter. Et comme on ne supprime que ce que l’on remplace, il invite Jaïre à substituer la foi à la peur, et de ne laisser que celle-là habiter son cœur, à l’exclusion de tout autre sentiment. Cette foi, la fameuse qui consistait pour les disciples, il y a encore peu dans l’épisode de la tempête, à accueillir la confiance que Jésus leur faisait. Là aussi, il a fait confiance à Jaïre en se laissant emmener par lui, et en se laissant prescrire ce qu’il devrait faire. Il invite Jaïre à se laisser avec confiance au premier mouvement de son cœur, sans se laisser perturber par les nouvelles informations.

« Et il ne laissa personne aller en sa compagnie sinon Pierre et Jacques et Jean le frère de Jacques. » Rappelons-nous que nous sommes au milieu de la foule et pressés par elle. Elle bougeait avec eux, et Jaïre, Jésus et les disciples « n’en sortaient pas » ! Mais voilà qu’il met un terme à ce déplacement simultané, on ne sait pas comment. Et par là même se trouve enfin réalisé son souhait (exprimé avant la fameuse traversée en barque) de « traverser » cette fameuse foule pour se placer de l’autre côté d’elle. Même parmi les disciples, il fait le tri, et il revient à ceux qui ont été appelés en tout début, avant même l’arrivée à Capharnaüm. Il y a un disparu : André. Pourquoi trois ? Pourquoi ces trois-là ? Marc ne dit rien à ce sujet. Mais l’idée est sans doute qu’étant données les circonstances, Jésus ne veut pas que Jaïre sois sous la pression des autres, ni qu’il ait autre chose à penser que ce qui déjà le préoccupait et maintenant, forcément, occupe toutes ses pensées avec angoisse.

« Et ils arrivent à la maison du synagogarque, et il assiste au tumulte et aux pleureuses et aux nombreux qui poussent de grands cris, » Le déplacement est désormais plus rapide, débarrassé de l’encombrante compagnie : les voilà déjà arrivés. Sur place, tout le cérémonial est déjà en place : on a fait venir déjà tous les intervenants du rituel funèbre, les pleureuses, ceux ou celles qui poussent les cris. Bref, tout le rituel des décès est déjà en place, avec son côté démonstratif jusqu’à en être gênant pour ceux dont la tradition en ces matières est plus réservée. Le mot de Marc est ici que Jésus assiste à un spectacle : il me semble que c’est la nuance de sens à retenir pour le verbe [théooréïn], ce qui en dit moins sur son état d’esprit à lui que sur ce qui est déroulé devant les yeux de ceux qui arrivent. « et en entrant il leur dit : pourquoi faites-vous ce bruit et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte mais elle est endormie. » Mais Jésus remet aussitôt en question ce déploiement : il affirme que l’enfant n’est pas décédée, mais qu’au contraire elle est endormie, ce qui est plutôt bon signe en cas de maladie. Cette affirmation est faite a priori, sans qu’il l’aie vue : il s’agit d’une conviction de Jésus. Peut-être aussi d’un savoir particulier ? Mais il me semble plutôt qu’un fois encore, Jésus va au bout de la confiance qu’il fait à celui qui est venu le chercher, ce père qui certes lui a dit que sa fille était à toute extrémité, mais qui sans doute ne se serait jamais éloigné un tant soit peu s’il avait senti que c’était vraiment la fin.

« Et ils riaient de lui. Lui cependant, après les avoir tous fait sortir, prend avec lui le père de l’enfant et sa mère et ceux qui sont avec lui et pénètre où était l’enfant. » La réaction provoquée par les mots de Jésus fait surtout contraste chez ceux qui les entendent avec leur office, et souligne le côté « spectacle ». Ils pleuraient, les voilà qui rient. C’est un rire de moquerie, mais c’est rire tout de même. Ils ne pleuraient pas une morte, ils mettaient en scène les sentiments des autres, de ceux qui peut-être vivaient un deuil. Mais là encore, dans une deuxième étape, Jésus fait le vide et seuls demeurent avec lui le père, la mère, Pierre, Jacques et Jean. Et enfin ils viennent dans la chambre, comme l’avait souhaité Jaïre.

« Et après avoir saisi la main de l’enfant, il lui dit : ‘Talitha koum’, c’est-à-dire en traduisant : ‘petite fille, à toi je le dis, lève-toi. » Jésus prend la main de l’enfant, avec un geste qui indique une prise forte : c’est le même qui avait été employé pour la belle-mère de Simon-Pierre. Et Marc l’appelle encore « l’enfant« , le mot qui rappelait jusqu’à présent qu’il s’agissait de celle pour laquelle un père était venu le trouver. Il l’appelle encore ainsi mais pour la dernière fois, car Jésus va employer maintenant un autre mot, « petite fille » ou « jeune fille« , un mot qui indique une douce familiarité. Et c’est le mot qui va désormais remplacer l’autre jusqu’à la fin. C’est une relation avec lui, c’est ainsi qu’elle lui apparaît, sans intermédiaire. Il lui prend la main : c’est un geste qui accompli la demande de son père, qui voulait qu’il la touche. L’ « imposition de la main » n’est pas en effet nécessairement un geste de haut en bas main étendue, elle consiste avant tout en un contact de la main, comme peut l’être le geste familier d’une main encourageante sur l’épaule. Marc nous rapporte un mot en araméen : encore une familiarité, la langue du « à la maison ». Et c’est un mot qui est adressé, avec insistance, à la jeune fille elle-même, supposant donc qu’elle est capable de l’entendre, et aussi de l’exécuter. Comme d’habitude, pourrait-on presque dire : Jésus invite, avec force, mais c’est l’autre qui fait.

« Et aussitôt se leva la petite fille et elle allait deci-delà : elle avait en effet douze ans. » Marc insiste : l’effet est immédiat, « aussitôt« . Elle se lève comme quand on se réveille, et aussitôt elle se met à aller et venir, comme une joyeuse petite fille qui a bien dormi et qui mord dans la vie. Douze ans : Marc s’adresse à touts ceux qui ont des enfants, et qui peuvent donc bien comprendre l’enthousiasme d’une jeune enfant de cet âge. « Et ils étaient hors-d’esprit d’une grande extase. Et il leur donna à tous des ordres précis afin que nul ne sache cela, et il leur dit de lui donner à manger. » Pour les autres, en revanche, la stupeur est totale. Le langage de Marc est redondant, littéralement « Et ils étaient extatiques d’une grande extase. » Mais ce mot, en traduction française, rend mal les choses, car nous l’employons aujourd’hui pour parler d’un sentiment de bonheur ou de joie indicibles. Or ici, il s’agit plutôt de dire que les assistants ont l’impression d’être en-dehors de la réalité, ils sont sans repères, ils ont perdu toute contenance. Et l’on s’aperçoit grâce à cela que eux non plus n’ont pas cru que la petite fille dormait, et que de la voir ainsi réveillée leur fait l’effet d’assister à un évènement qui ne s’est jamais vu. C’est peut-être à cause de cela que Jésus leur « donne des ordres précis » pour qu’ils ne disent pas un mot de ce à quoi ils ont assisté, il ne veut manifestement en aucune façon d’une réputation attachée au merveilleux. Et puis il ne perd pas son bon-sens : il les invite à la faire manger, car ils en oublieraient sans doute même cela !

Au total, qu’a fait Jésus ? Il a fait ce que Jaïre lui demandait de faire. Il s’est laissé conduire, il lui a fait confiance, et il l’a, chemin faisant, invité à rester dans cette confiance qu’il lui avait faite. Résultat, il a obtenu tout ce que son cœur désirait. Il s’est passé par Jaïre ce qui s’était passé pour la femme malade en cours de route : il a été au bout de ce qui l’habitait, de l’espoir qui le soulevait, et son désir s’est accompli. Les disciples, dans la tempête, avaient renoncé à faire ce qu’ils pouvaient malgré le métier de plusieurs et réveillé Jésus ; dans la tempête intérieure de ses injonctions contradictoires, la femme elle a fait ce qu’elle avait désiré ; et dans la tempête de sentiments provoquée par l’annonce prématurée des gens de sa maisonnée (qui lui disaient de laisser là Jésus), Jaïre a continué d’entraîner Jésus vers sa maison, et il a retrouvé celle qu’il aimait de tout son cœur de père. Décidément, Jésus fait l’éducation de ses disciples en matière de foi : il faut aller au bout de son cœur.

Un commentaire sur « Au bout de son cœur (Mc.5,35-43). »

Laisser un commentaire