Les « Apôtres » (Mc.6,6b-13)

Jésus parcourait les villages d’alentour en enseignant. Il appela les Douze ; alors il commença à les envoyer en mission deux par deux. Il leur donnait autorité sur les esprits impurs, et il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route, mais seulement un bâton ; pas de pain, pas de sac, pas de pièces de monnaie dans leur ceinture. « Mettez des sandales, ne prenez pas de tunique de rechange. » Il leur disait encore : « Quand vous avez trouvé l’hospitalité dans une maison, restez-y jusqu’à votre départ. Si, dans une localité, on refuse de vous accueillir et de vous écouter, partez et secouez la poussière de vos pieds : ce sera pour eux un témoignage. » Ils partirent, et proclamèrent qu’il fallait se convertir. Ils expulsaient beaucoup de démons, faisaient des onctions d’huile à de nombreux malades, et les guérissaient.

Et voilà comme un nouveau départ dans le texte de Marc : il n’y a aucun lien de temps avec ce qui a été raconté précédemment, tout juste un lieu, si l’on peut dire, mais qui n’a rien de précis. « Et il parcourait les villages alentours en enseignant. » Les « villages alentours » pourraient être n’importe où, on les voit autour de Nazareth à cause de l’ordre choisi par Marc pour construire son témoignage, mais de soi cela pourrait s’appliquer à n’importe quel autre lieu, voire signifier simplement « autour de lui ». On saisit Jésus en mouvement (il marche, infatigablement) et dans son activité d’enseignement (nous savons désormais de quoi il s’agit). A priori, dans cette phrase, il n’y a rien de nouveau.

« Et il appelle à lui [appelle au secours] les douze et il commence à les envoyer deux à deux…« : et voilà la nouveauté ! Dans le verbe employé, on a deux nuances possibles, celle de la décision souveraine et celle de l’appel à l’aide. On avait déjà, on s’en souvient, trouvé ce même verbe avec cette même double nuance, lorsque mis en danger par la foule, Jésus avait quitté les bords du lac pour se retirer dans la montagne et appeler ceux dont il allait faire « Les Douze ». Ici, il n’est pas pressé par la foule : mais on peut comprendre que parcourir tous les villages environnants, et plus loin encore tous les villages de Galilée, soit une mission exténuante à laquelle il ne suffit pas. Aussi prend-il cette décision souveraine, mais aussi cette décision de circonstance, de ne plus seulement avoir « Les Douze » avec lui dans la grande foule pour multiplier sa présence et se rendre ainsi plus accessible, mais « il commence à les envoyer« . Il vont se retrouver, non pas en sa proximité, mais cette fois en autonomie. Au sens propre, c’est maintenant qu’ils deviennent des « apôtres ». Le « il commence » insiste sur la nouveauté de cette expérience. Du côté de Marc, l’auteur, on comprend qu’il inaugure un nouveau moment de son récit.

Néanmoins, ils vont être deux : le nombre, au plan symbolique, les établit plutôt en qualité de témoins (puisqu’il faut, dans la loi, deux témoins pour attester d’une chose). Au plan pratique, être deux les conduit à une situation de dépossession : car à deux, on est bien obligé de faire constamment place à l’autre, donc aussi de composer avec l’interprétation que l’autre fait des mêmes choses. L’accord n’en a que plus de force, et la différence laisse une plus grande liberté à l’auditeur. Bref, ce choix de Jésus ne les met pas individuellement dans la situation d’être chacun comme un autre lui-même (avec peut-être la tentation de s’exalter de de prendre pour « parole d’évangile » sa propre parole), mais les fait avant tout témoins de l’unité, de l’union recherchée, et les porte à rechercher constamment à se référer à lui, pour résoudre les dissensions ou les divergences de souvenir ou d’interprétation.

« et il leur donne autorité sur les esprits non-épurés, …« , il s’agit d’un renouvellement, car déjà, du fait même de leur appartenance au « Douze », ils avaient « pouvoir de jeter dehors les démons« . Ici, il s’agit cette fois des « esprits non-épurés« , ceux auxquels Jésus lui-même s’est affronté jusqu’à présent, ceux en lesquels se trouvent des gens. Et puis la [exousia] que Jésus donne aux Douze n’est pas spécifiée comme la première fois, jeter dehors : cette fois, c’est l’ [exousia] suivie du génitif pluriel, qui signifie la liberté vis-à-vis de quelque chose, ou le moyen de faire quelque chose. Comme Marc ne veut sûrement pas dire que les Douze reçoivent le moyen de faire des esprits non-épurés, il reste qu’ils reçoivent la liberté à leur égard. Voilà qui est magnifique : ils ne vont pas être impressionnés par les manifestations ou les actions des personnes qui sont en un tel esprit, mais vont rester libres, distanciés, paisibles. Il leur donne d’avoir la même attitude que la sienne en pareil cas.

« …et il leur enjoint qu’ils ne prennent rien en chemin sinon un bâton seul, pas de pain, pas de sac, pas de pièce dans leur ceinture,… » Voilà une prescription supplémentaire, qui porte précisément sur le déplacement, c’est-à-dire que l’aspect nouveau que prend leur ministère. Et que leur est-il prescrit ? De penser au chemin et à rien d’autre, finalement : un bâton, seulement, pour s’appuyer dans leur marche, et sans doute aussi pour se présenter comme voyageurs. Ils ne vont pas quelque part : ils vont, simplement. Pas de but à leur déplacement, mais se déplacer sans cesse. Et tout le reste est banni de leurs préoccupations : la nourriture (pas de pain), le bagage (pas de sac), les moyens de réagir et de vivre (pas de pièce dans leur ceinture), les voilà dépouillés de tout cela. On comprend qu’ils devront compter sur ceux auxquels ils s’adressent, heureux et reconnaissants s’ils pensent à cela, mais aussi précaires et démunis si tel n’est pas le cas ! Il leur est impossible de se situer comme des prédicateurs de passage parfaitement autonomes : certes ils ne font que passer, mais ils sont en dépendance pour leur survie même de ceux auxquels ils s’adressent. Ils ne seront pas en situation de prendre leur auditoire à rebrousse-poil, leur situation même les amène à une annonce qui est avant tout positive et porteuse de joie. Est bannie d’emblée, par ce jeu tout simple, tout registre porteur de reproches ou de peurs.

« …mais « étant chaussés de vos sandales, n’enfilez pas non plus deux tuniques. » Au style direct, la prescription a exactement la même orientation que les précédentes : tout pour le chemin, mais rien pour se préserver. Il faudra compter sur les auditeurs.

« Et il leur dit : où vous entreriez dans une maison, là demeurez jusqu’à ce que vous repartiez de là. » Il y a une nuance conditionnelle dans la phrase, cela pourrait arriver. Il se pourrait qu’on vous ouvre la porte : acceptez le logement (sous-entendu : vous pourriez aussi dormir à la belle étoile !). Mais si l’essentiel est d’aller, ce n’est pas non plus en ayant la bougeotte : il peut s’avérer nécessaire, ou simplement bon, de rester un peu plus longtemps dans tel ou tel village. Pourquoi ? La chose n’est pas dite, c’est à leur jugement. Et sans doute aussi en se référant à ce qu’ils ont déjà vécu avec le maître, se retrouvant dans la même situation que lui. Il a été accueilli dans la maison de André et Simon Pierre à Capharnaüm, et il s’y est passé bien des choses : de même, si on les accueille, qu’ils restent tant qu’ils le jugent nécessaire. Cela signifie que le précepte premier d’aller n’est pas une interdiction de nouer des relations, au contraire. Ils sont encouragés à adopter une attitude d’affabilité et d’attention qui porte à l’établissement de liens forts. Seulement, cela ne doit pas non plus les empêcher de repartir, puisqu’il faut aller.

« Et dans ce lieu où l’on ne vous accueillerait pas ni ne vous écouterait, en repartant de là secouez la poussière de dessus vos pieds en témoignage pour eux. » S’il y a une première hypothèse, il y a évidemment une contre hypothèse. Il peut n’y avoir ni accueil ni écoute, et le texte suggère que l’absence d’écoute est la cause de l’absence d’accueil : en ce cas, on ne s’attarde pas. Mais un signe est donné, qui devrait secouer les non-auditeurs, le fait de secouer la poussière de dessus les pieds. Quel est le sens de ce signe ? Que l’on ne veut rien garder du passage en ce lieu, pas même la poussière qui s’y serait bien involontairement déposée ? Dans la mentalité du temps, la poussière est souvent perçue comme véhicule des maladies et de la mort (c’est pourquoi la punition du serpent, dans la Genèse, est de se nourrir de la poussière du sol) : faut-il comprendre que l’on rejette sur ceux qui demeurent en ces lieux la responsabilité de leur propre mort ? J’en suis réduit aux hypothèses, mais voilà les sens auxquels j’ai pensé…

« Et sortant, ils clamaient qu’on se convertisse, et jetaient dehors de nombreux démons, et oignaient d’huile de nombreux malades et prenaient soin d’eux. » Et pour finir, voilà l’exécution de la mission qui commence. Les mots qui étaient employés pour Jésus au tout début de son ministère sont employés maintenant pour les Douze : ils « sortent » eux aussi, ils clament, et c’est un message de conversion, exactement comme cela était résumé pour Jésus après son passage au baptême et au désert.

Un mot sur les « nombreux démons » qu’ils jettent dehors : nous nous représentons aisément, après des siècles d’iconographie plus ou moins heureuse, des petits diablotins cornus à queue fourchue. Et donc nous induisons de nombreux cas de possessions antérieurs à la mission des Douze, et dont ceux-ci délivrent les intéressés. Mais ceci va contre ce que nous avons vu plus en détail avec Jésus, où par deux fois, les personnes sont dites non avoir un esprit non-épuré en eux, mais bien être elle-mêmes dans un esprit non-épuré ! De quoi s’agit-il alors ? Le [daïmoon], dans la culture hellénistique dominante du temps, c’est un être divin -peut-être une énergie- qui se trouve et agit dans le monde des hommes. Et quand on y réfléchit, ce que nous désignons finalement de la même manière aujourd’hui, c’est une rumeur, c’est un préjugé, c’est une habitude ou une coutume bien enracinée : autant de moteurs et d’énergies qui conditionnent la vie des femmes et des hommes. Il me semble plus juste de comprendre que ce sont des réalités de ce genre que les Douze expulsent. Autrement dit, ils mettent les gens en liberté.

La dernière mention est étonnante, « … [ils] oignaient d’huile de nombreux malades et prenaient soin d’eux.« , dans la mesure où elle semble échapper aux termes de la mission qu’ils ont reçue ! A moins bien sûr qu’on doive l’inclure dans le titre général du « pouvoir sur les esprits non-épurés« , ce qui est bien possible, en tous cas pour les faiblesses ou les maladies (le mot de Marc inclut les deux) dans lesquelles les gens se trouvent. L’onction d’huile paraît bien être une initiative des Douze, peut-être qu’elle est pour eux une autre manière d’imposer la main, en y joignant une matière (l’huile) qui est à base de la médecine antique. Je note pour finir que le texte ne dit pas précisément qu’ils guérissent, mais bien qu’ils prennent soin, ce qui est tout différent, et qui rejoint ce que Jésus fait lui-même encore une fois.

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