Déjà l’heure était avancée ; s’étant approchés de lui, ses disciples disaient : « L’endroit est désert et déjà l’heure est tardive. Renvoie-les : qu’ils aillent dans les campagnes et les villages des environs s’acheter de quoi manger. » Il leur répondit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ils répliquent : « Irons-nous dépenser le salaire de deux cents journées pour acheter des pains et leur donner à manger ? » Jésus leur demande : « Combien de pains avez-vous ? Allez voir. » S’étant informés, ils lui disent : « Cinq, et deux poissons. » Il leur ordonna de les faire tous asseoir par groupes sur l’herbe verte. Ils se disposèrent par carrés de cent et de cinquante. Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction et rompit les pains ; il les donnait aux disciples pour qu’ils les distribuent à la foule. Il partagea aussi les deux poissons entre eux tous. Ils mangèrent tous et ils furent rassasiés. Et l’on ramassa les morceaux de pain qui restaient, de quoi remplir douze paniers, ainsi que les restes des poissons. Ceux qui avaient mangé les pains étaient au nombre de cinq mille hommes.
Dans la suite exacte de ce qu’il nous a narré, Marc nous dessine plus précisément encore les rapports de ces trois pôles qui naissent dans cette nouvelle partie de son œuvre. « Et déjà, comme un temps considérable était passé, les disciples s’approchèrent de lui et dirent : « le lieu est désert et déjà le temps est avancé : renvoie-les, …. » Nous retrouvons immédiatement nos trois « pôles » apparus précédemment : Jésus, la foule, les Douze, chacun avec sa logique. Jésus enseigne les foules ; les foules sont venues le trouver. Mais les Douze ? Marc dit « les disciples » : s’agit-il bien des mêmes ? Deux réponses sont possibles : ils ne s’agit pas des mêmes, l’appellation « les disciples » désigne un groupe plus large que les Douze. Et nous n’avons pas les fameux trois pôles. Ou alors il s’agit bien des mêmes, mais Marc n’a pas une nomenclature très fixée, très précise. Je penche pour cette deuxième solution, à cause de la succession très cohérente du texte à ce détail près. D’autres études (que je t’épargne, cher lecteur) montrent que le vocabulaire « ecclésiologique » de Marc n’est pas du tout aussi rigoureux que celui d’un Luc, par exemple.
Du reste, ces disciples s’approchent de lui, ce qui est sans doute une performance à cause de la foule, mais peut-être aussi un indice d’une proximité reconnue qui fait s’écarter à leur passage. Et il lui disent : « Le lieu est désert…« , ce qui ne manque pas d’ironie. C’est un rappel certes de l’intention première, deux fois répétée auparavant : mais qui pourrait encore dire que ce lieu est désert ? Est-ce un brin de mauvaise foi qui est suggéré par Marc chez les Douze ? Ou bien, tout simplement, s’agit-il pour eux, étant donné ce à quoi ils veulent parvenir, de faire remarquer l’état initial de ces lieux : sans habitant fixé, et donc sans ressource propre pour ceux qui s’y aventurent sans « pique-nique » ? Ils font remarquer aussi un autre état de fait, que « le temps est avancé » : ils étaient venus pour être avec Jésus, à part, et voilà qu’il y a plein de monde et qu’ils ne l’ont pratiquement pas vu, absorbé qu’il était par la foule dont la présence l’avait, on s’en souvient, « pris aux tripes« .
Mais voilà aussitôt leur demande : « …renvoie-les, afin que repartant dans les champs aux alentours et les villages, ils fassent pour eux leur marché de quelque chose à manger.« L’argument final est qu’ils doivent aller chercher à manger. Pas un mot sur la faim plus grande encore qu’avaient tous ces gens de rencontrer Jésus seul à seul (chacun ayant compris qu’ils pouvaient bien tenter le coup, en les voyant s’en aller en bateau) : ignorance volontaire, ou solide bon sens ? En tous cas, « on » s’est occupé d’eux, il est temps maintenant qu’ils aient soin chacun de soi-même. Il y a une limite à tout.
Et surtout, ce mot insistant : « Renvoie-les, afin que repartant… » Il s’agit de deux verbes qui sont composés avec le préverbe [apo-]qui signifie clairement un départ, un éloignement à partir du point repéré. Ils sont renvoyés.
Ce mot, je l’avoue, résonne terriblement à mes oreilles dans les temps présents. On veut faire partir ceux dont la présence n’arrange pas : dehors, ceux qui n’arrivent pas à trouver du travail ! Dehors, ceux qui bénéficient d’aides sociales ! Dehors, ceux dont on dit qu’ils « profitent » de la société ! Dehors, ceux qui ont risqué leur vie pour échapper à la guerre ! Dehors, ceux qui ont risqué la vie et celle de leurs enfants pour franchir en pleine hiver des cols alpins extrêmement dangereux ! Dehors, les Misérables (dirait Victor Hugo) ! Je suis atterré par l’égoïsme terrible de notre bout de planète, qui vit au dépend des autres, qui est incapable de vivre sans tirer d’ailleurs ses ressources, mais qui refuse absolument, après avoir pendant plusieurs siècles, occupé une bonne partie de la planète en lui imposant sa domination, qui refuse absolument le moindre partage avec le reste de l’humanité. Moyennant quoi, c’est nous qui nous déshumanisons à vive allure, faute de reconnaître nos frères en humanité.
Je relis la préface que Primo LEVI écrit à son livre bouleversant « Si c’est un homme » : « Beaucoup d’entre nous, individus o peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger c’est l »ennemi ». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager […] Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme. » Et il me semble que, plus que jamais, nous sommes dans cette terrible logique, gagnés par l’amour de l’argent, gagnés aussi par l’idée que seuls comptent ceux qui par leur travail font « tourner la machine » . Ceux qui en profitent d’au-dessus, sont honnis, mais craints : et ils savent tourner les regards vers les autres, ceux d’au-dessous, accusés par tous de tous les maux.
Dans ce « renvoie-les » dit par les Douze, il me semble qu’aujourd’hui, il y a tous ceux-là.
« Mais lui répond et leur dit : donnez-leur vous-mêmes à manger. » C’est d’abord un refus clair et net de les renvoyer : Jésus n’entrera pas dans ce jeu, dans cette logique. Ce n’est même pas envisageable, ce n’est même pas discutable. Or l’ordre peut se comprendre de deux manière, la grammaire l’autorise : soit « Vous-mêmes, donnez-leur à manger« , soit « Donnez vous-mêmes à manger à eux« . Occupez-vous de leur nourriture, ou soyez leur nourriture. La nourriture, c’est ce qui fait vivre et grandir, c’est aussi ce qui, partagé et pris ensemble, crée la communion. C’est ce qui fait vivre les « je » et ce qui fait vivre le « nous ». Après avoir été lui-même cela pour la foule, qui avait faim de son enseignement et de sa rencontre, il enjoint maintenant aux Douze, dans la suite logique de la mission désormais à eux confiée, de faire de même, d’être de même. De se laisser manger, « bouffer ». Ce faisant, il met des mots sur leur peur profonde, sur la nôtre aussi : celle de se « laisser bouffer ». Mais voilà, la réponse n’est pas de se « laisser bouffer » passivement, mais bien de « s’offrir à bouffer », très activement et consciemment ! Quel renversement !
Réaction immédiate : « et ils lui dirent : c’est donc à nous de partir faire le marché de deux cent deniers de pains et leur donner à manger ? » Dans leur logique d’exclusion, quelqu’un doit partir : si ce n’est pas le foule, c’est eux. Et dans cette logique de confrontation (la foule, ou les Douze ?), c’est leur travail, justement, qui devrait pourvoir à toutes ces bouches. Cette logique du partage à grande échelle, aujourd’hui, c’est celle de l’impôt -normalement : si l’Etat fait son travail justement, et n’est pas corrompu par les intérêts privés-. On retrouve ça, dans l’idée qu’il faut s’opposer par principe à l’impôt, à leur augmentation. « Deux cent deniers de pain« , c’est symboliquement le salaire de deux cent journées de travail : c’est un taux d’imposition encore supérieur à celui que nous connaissons, soit dit en passant ! Et voilà les Douze indignés par l’injustice de la situation.
Mais il n’est pas question de justice ou d’injustice, en tous cas par dans cette logique de confrontation, eux ou nous. « Mais il leur dit : combien de pains avez-vous ? Allez voir ! » Et l’on comprend que Jésus n’oppose en rien les Douze et la foule, il n’oppose personne. Le « vous« , ce sont les Douze ET la foule, ce que montre le « Allez voir« . Et il n’est pas question d’aller acheter ou dépenser, ce qui de fait crée des oppositions et des déséquilibres et des injustices : mais ce que l’on a déjà, si on le considérait pour commencer ? « Et renseignements pris, ils dirent : cinq, et deux poissons. » Ils ont aussi compté ce qui pouvait outre le pain se manger. On ne peut pas dire que quiconque ait beaucoup pensé « pique-nique » ou « casse-croûte » en venant. Ils sont partis si vite ! Mais ce n’était pas leur préoccupation, ils cherchaient tout autre chose… Bon, il y a cela. Ce n’est peut-être pas grand chose, mais c’est ce qui a été mis en commun : quelqu’un, ou quelques-uns, parmi la foule et les Douze, sans qu’on sache qui, ont offert à tous ce qu’ils avaient apporté pour eux. Aucun don n’est dérisoire.
« Et il leur prescrivit de les faire tous s’installer par groupe pour manger sur la verte pâture. Et ils se rapprochèrent par groupes de cent et de cinquante.« Il s’agit de faire l’unité, au contraire de diviser et confronter. Les Douze et la foule, les disciples et la foule, tous ensembles, pour manger, c’est-à-dire constituer le « nous ». Les groupes sont assez nombreux, mais pas d’une taille telle qu’on ne puisse faire connaissance : ce sont de petites unités. La « verte pâture » évoque immanquablement l’idée du troupeau, ce qui est un thème récurrent dans les Ecritures par lequel sont dessinés les rapports du dieu avec son peuple, lui le pasteur et eux le troupeau. C’est le modèle suggéré par Marc : être un seul troupeau.

« Et prenant les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel en rendant grâce et rompit les pains et donna aux disciples afin qu’ils leur offrent, et il divisa les deux poissons pour tous. » Cette fois les disciples sont distingués, mais pour assurer le service. Ils portent la nourriture dans les carrés de cent ou cinquante, où ils vont la manger avec eux. Et c’est bien à partir de ce qui est mis en commun, les cinq pains et les deux poissons, que des parts sont faites, et faites, et faites, de la manière la plus banale qui soit.
« Et tous mangèrent et furent rassasiés, et les morceaux furent ramassés en douze paniers pleins, et aussi du poisson » Le partage a suffit, ce qui était disposé comme le bien de tous, on en a tiré ce qu’il fallait pour tous. Ils ont mangé, et ont été rassasiés (le verbe, d’usage d’abord pour les animaux -les brebis !-, dit vraiment qu’on est « bourré, rempli »), et il en reste même. Tiens ! Autant qu’il y avait d’apôtres, justement ! C’est symbolique… « Et ceux qui avaient mangé étaient cinq mille hommes« , entendez des « masculins » On peut donc évaluer à environ vingt-cinq mille la foule entière. Et Marc ne fait aucun commentaire à ce sujet : ce n’est pas son propos, pas plus que ce n’était pour Jésus une « démonstration ». Sinon celle qu’en ne s’opposant pas les uns aux autres mais en mettant en commun ce que l’on a de commun, on vit bien, et mieux.
Un commentaire sur « On ne peut pas les renvoyer : la logique de l’unité (Mc.6,35-44) »