Aussitôt après, Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renvoyait la foule. Quand il les eut congédiés, il s’en alla sur la montagne pour prier. Le soir venu, la barque était au milieu de la mer et lui, tout seul, à terre. Voyant qu’ils peinaient à ramer, car le vent leur était contraire, il vient à eux vers la fin de la nuit en marchant sur la mer, et il voulait les dépasser. En le voyant marcher sur la mer, les disciples pensèrent que c’était un fantôme et ils se mirent à pousser des cris. Tous, en effet, l’avaient vu et ils étaient bouleversés. Mais aussitôt Jésus parla avec eux et leur dit : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! » Il monta ensuite avec eux dans la barque et le vent tomba ; et en eux-mêmes ils étaient au comble de la stupeur, car ils n’avaient rien compris au sujet des pains : leur cœur était endurci.
« Et aussitôt il obligea ses disciples à embarquer dans le bateau et à le précéder à Bethsaïde, jusqu’à ce que lui-même ait libéré la foule. » Notre épisode fait évidemment et naturellement suite au précédent, et comme nous l’avons déjà vu, le « aussitôt » de Marc indique à la fois un lien organique avec ce qui précède et une étape ultérieure. Ce qui m’étonne ici, c’est la contrainte exercée par Jésus sur les Douze (ou les disciples, mais rappelons-nous que la terminologie de Marc n’est pas arrêtée) : ce n’est pas dans ses habitudes, vis-à-vis de qui que ce soit ! Qu’est-ce qui lui prend ?
Rappelons-nous que, dans l’épisode précédent, c’étaient bien les Douze qui voulaient qu’il contraigne les gens de la foule à s’en aller. Voilà qu’il leur applique à eux ce que eux lui demandaient pour elle ! Est-ce pour, après coup, leur faire expérimenter la valeur de ce qu’ils demandaient ? Est-ce pour une autre raison, liée à ce qui vient de se passer, et qu’il nous faudra deviner ? Je pencherais assez pour la première raison, parce que non content de les contraindre à s’en aller (ce qu’ils demandaient pour la foule), il leur demande aussi de le « précéder », ce que précisément cette même foule avait fait : tout se passe comme s’il souhaitait leur faire éprouver les mêmes choses, comme s’il n’en avait pas fini avec eux de l’enseignement qu’il leur livre -et nous avons vu que, dans cette nouvelle partie de son évangile, Marc nous montre les Douze désormais en mission, comme démultipliant la présence de Jésus en mission : il faut qu’ils apprennent cette nouvelle position- .
Pendant ce temps, lui se charge, une fois encore, de la foule. Il les a laissé au repos en débarquant et s’est occupé d’enseigner la foule, maintenant il les renvoie et se charge de la foule. C’est comme s’il ne pouvait pas encore la leur confier. Et il ne va pas la « renvoyer », il va « délier », « libérer » la foule. Serait-elle donc prisonnière ? Oui, non : elle est tout de même redevable. Car il les a nourris, et ils ne vont pas tarder, de bouche à oreille, à se dire comment. Et lui ne veut avoir sur la foule aucun empire, aucune emprise : il veut les délier. Il ne faut pas qu’ils se sentent attachés à un gourou ni à un thaumaturge, seule la recherche de la parole, la recherche de leur dieu, l’intéresse. Il y a chez Jésus une chasteté saisissante, d’autant plus fascinante pour nous que tombent les gourous et les thaumaturges, les figures qui ont pu en ces temps actuels nous séduire ou s’imposer comme des repères. Décidément, il n’y a que Jésus qui mérite d’être suivi et imité. Et lui-même ne cesse de nous délier de tout attachement ou de toute obligation, de toute servitude à son égard, pour que nous allions vers le dieu. Quelle magnifique cohérence que celle du personnage dont témoigne Marc !
« Et s’étant séparé d’eux, il partit dans la montagne prier. » Comment Jésus fait-il ? Simple : il ne les renvoie pas, c’est lui qui se sépare d’eux. Et il part dans la montagne, lieu connu de tous dans son symbolisme de rencontre avec le dieu unique, il fait lui-même le chemin qu’il souhaite voir faire à tous. Qui pourrait lui refuser cette séparation ? Or elle ne laisse personne orphelin ou abandonné, elle signifie à chacun vers quelle rencontre il est appelé à se rendre, elle remet chacun, par l’exemple, sur le chemin intérieur le plus profond, celui qui les a tous fait vouloir le précéder en ce lieu désert.
« Et le soir venu, le bateau était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre. » Retour à ce nouvel enseignement de Jésus aux Douze : maintenant, c’est eux et lui. La situation est là aussi celle d’une séparation. Le soir venu, c’est chez le Juifs la nouvelle journée qui est entamée, il s’agit donc d’un jour nouveau qui commence. Et cette journée les voit : eux, au milieu de la mer, lui, seul sur la terre. Ils sont les plus nombreux, et pourtant on a d’emblée l’impression qu’ils sont les plus seuls. C’est que la mer, si elle est un milieu fréquenté par l’homme, n’est pas pour autant un milieu naturel pour lui. Sur la terre, avec ses deux jambes, Jésus repose sur une base solide, ferme, assurée ; sur la mer, les Douze sont sur une base instable, mouvante, incertaine. Et sans doute ce grand narrateur qu’est Marc nous raconte-t-il ainsi où en sont respectivement Jésus et les Douze devant la même mission : lui assuré, eux incertains. Les faits dessinent pour Marc une sorte de parabole.
« Et les voyant mis à l’épreuve dans la conduite [du bateau] -le vent leur était en effet contraire-, autour de la quatrième veille de la nuit il vint à eux en marchant sur la mer, et il souhaitait s’approcher d’eux. » Je ne sais pas bien comment il fait pour voir jusqu’en mer, la nuit : à moins qu’il ne faille prendre le verbe « voir » au sens de comprendre, comme quand on dit : « Je vois ce que vous voulez dire » (et le grec connais cette nuance de sens pour ce verbe). Sans doute il comprend, au vent qui lui vient au visage, qu’il est contraire à leur marche : il les a maintenant assez vus manœuvrer en bateau pour savoir. Mais il ne se dépêche pas de venir, il ne vole pas à leur secours : comme dans l’épisode de la tempête, il les laisse à leur expérience, à leur savoir-faire. Lui leur fait (toujours) confiance, et eux aussi doivent se faire confiance en son nom, c’est la base. Ce n’est qu’à la « quatrième veille », la dernière relève de la garde pendant la nuit, celle qui finit avec le jour, qu’il vient à eux.
Sa venue est assez particulière pour nous, puisqu’il « marche sur la mer » ! Mais Marc ne s’attarde pas, ce n’est qu’une circonstance : pour lui, c’est tout simple. Et dans les éléments que nous avons détaillés au préalable, si nous avons bien compris Marc, c’est simplement qu’il ne perd rien de sa propre fermeté ou assurance en les rejoignant dans leur incertitude et leur instabilité. Eux sont à la peine dans l’exercice de leur mission, mais lui les y rejoint : c’est de lui que leur mission si peu assurée tient toute efficacité et authenticité. Si des personnes sont bien rejointes et aidées dans l’exercice de leur mission, c’est parce qu’il les rejoint « en marchant sur la mer ». Et il me semble que nous aussi, chaque fois qu’au milieu des difficultés ou des circonstances contraires, les choses auxquelles nous tenons le plus au fond de nous-mêmes s’accomplissent, nous marchons sur la mer : ou peut-être faut-il dire plus justement que c’est lui qui marche sur la mer, confession du croyant qui reconnaît à la fois son désir, l’accomplissement de celui-ci, et sa propre impuissance à l’accomplir par lui-même…

« Et il souhaitait s’approcher d’eux. ». Ce trait est plus souvent traduit « et il voulait les dépasser » : c’est une traduction possible, bien sûr. Mais il me semble qu’un Jésus qui ferait la course, en quelque sorte, serait aussi un Jésus qui nargue. Un peu, au moins. Il me semble plus cohérent, s’il les sait en difficulté, s’il vient à eux, et si finalement il monte dans le bateau avec eux, qu’il veuille s’approcher…
« Eux cependant, en le voyant marcher sur la mer pensèrent que c’était une vision, et ils poussèrent des cris : tous en effet l’avaient vu et ils étaient terrifiés. » Changement de point de vue : les marins parmi les Douze ont déjà sûrement récupéré en mer des malheureux, ils ont déjà vu de ces têtes qui surnagent encore, mais pour combien de temps ? Et ce sont eux qui, avec difficulté mais générosité, manœuvrent pour aller les sauver. Mais quelqu’un qui domine à ce point les difficultés qu’ils affrontent, cela ils ne l’ont jamais vu : d’où la « vision » ! Ce doit être dans leur tête (c’est le propre d’une vision), et non être réel. Mais si c’est une vision, certains peuvent l’avoir, mais d’autres non, et ceux-ci expliqueront à ceux-là qu’en effet, ce n’est pas réel. Or si tous la voient, cela devient terrifiant : comment faire la part du réel et de l’imaginaire ?! Et c’est là que naît la terreur, quand on n’arrive plus à décider de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas : c’est le ressort même du fantastique ! Et c’est ce qui peut se passer pour le croyant s’il ne confesse en même temps les trois temps que j’ai déjà énoncés : son désir profond, l’accomplissement de celui-ci, et son impuissance à l’accomplir par lui-même.
« Mais lui aussitôt parla avec eux, et leur dit : ayez courage [confiance], c’est moi. N’ayez pas peur. » Par la parole, il brise l’incertitude du fantastique : ce qui frappe leurs oreilles est bien réel. La parole reste toujours première chez Jésus, c’est pourquoi il a tout de suite voulu parler à la foule en débarquant, c’est pourquoi il lui a parlé pour se séparer d’elle, c’est pourquoi il leur parle pour commencer -ou recommencer-. Et les Douze aussi auraient pu commencer à parler aussi à la foule, cela aurait tout changé après. Il leur dit d’avoir confiance, ou d’avoir courage (les deux traductions sont possibles), et que c’est bien lui. Cela aussi aurait pu habiter les Douze, de savoir que c’était lui qui parlait à la foule : ils auraient au moins patienté pour voir… Et qu’ils n’aient pas peur. La peur grève tout. Elle empêchait les Douze de rester sereins au soir tombant, devant la perspective de devoir nourrir la foule, d’où l’entrée en concurrence ou en opposition avec elle.
« Et il embarqua avec eux dans le bateau et le vent tomba, et ils étaient profondément chamboulés [hors d’eux-mêmes] en eux-mêmes. Ils ne faisaient en effet pas le rapprochement avec les pains, mais leur coeur était endurci [encalaminé, sclérosé]. » Quand il est avec eux, il n’est plus rien de contraire. Le vent tombe. S’ils avaient cru qu’il était avec eux, le vent serait déjà tombé, suggère Marc. Mais là, ils sont tout retournés, tout leur paraît extraordinaire, et ils ne savent plus « où ils habitent ». Et pour finir, Marc nous explique que nous avons pris la bonne piste au début, en faisant le rapprochement avec l’épisode des pains : en suivant cette piste, nous comprenons ce qu’alors les Douze ne comprennent pas, qu’il s’agit bien d’une leçon : la mission confiée par Jésus, la mission même de Jésus, ne se mène qu’avec le courage et la confiance, la conscience qu’il est là, et le rejet de toute peur.
Un commentaire sur « L’école du missionnaire (Mc.6,45-52) »