Quand il eut quitté la foule pour rentrer à la maison, ses disciples l’interrogeaient sur cette parabole. Alors il leur dit : « Êtes-vous donc sans intelligence, vous aussi ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans l’homme, en venant du dehors, ne peut pas le rendre impur, parce que cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre, pour être éliminé ? » C’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments. Il leur dit encore : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur. Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. »
Nous avons donc laissé les foules -et nous-mêmes sommes restés- avec d’immenses questions. Deux surtout : que sont « l’intérieur » et « l’extérieur » de l’homme, d’une part ? Et qu’est-ce qui, sortant de nous, peut nous rendre inaptes à la communion avec le seul saint, d’autre part ? Que nous dit donc la suite du texte ?
« Et lorsqu’il rentra de la foule à la maison, ses disciples l’interrogeaient sur la parabole. » Nous sommes bien dans un autre moment de cette séquence, il n’est plus en face de la foule mais cette fois avec les proches, les intimes. Eux aussi sont pleins de questions, et on les comprend bien. Et encore : nos questions sont de pure compréhension, concernent des aspects que nous n’avons pas pu élucider de la parole dite ; les disciples doivent avoir en plus de nombreuses questions naissant du décalage immense entre ce que Jésus vient de dire et ce qui fait leur propre pratique, guidée et formée par la maîtrise des Pharisiens !
Petite remarque : le mot de Marc, « …l’interrogeaient sur la parabole.« , confirme l’approche qui a été la nôtre en écoutant les premiers mots de Marc dans le moment précédent. Il s’agit bien du premier temps d’un enseignement de Jésus, destiné à être facilement mémorisé, et qui appelle ensuite approfondissement, questionnement, dialogue. Nous touchons peut-être de manière plus exacte à ce que Marc appelle « parabole » : non pas tant un récit, une « histoire », à la dimension didactique (même si c’est la cas le plus fréquent), mais surtout un énoncé dense et aisément mémorisable, premier temps de ce qu’il nomme « enseignement ».
Cette fois, Marc ne s’attarde pas à énoncer les questions mais va directement à la réponse, qui prolonge facilement l’énoncé précédemment entendu, et que le lecteur ou l’auditeur ont encore en mémoire. « Et il leur dit : ‘ainsi, vous aussi êtes inintelligents ? » C’est un étonnement, autant peut-être qu’un reproche voilé. L’adjectif choisi, « inintelligents« , est symptomatique : c’est la réflexion qui aurait pu en arriver là. Jésus ne prétend pas ici aller puiser dans les Ecritures et parler d’autorité, il fait appel à la réflexion. C’est dire aussi que ses propos ont un caractère humaniste : tout être humain pourrait, par sa réflexion, parvenir à de telles conclusions. Et du même coup, moyennant cette réflexion, de telles conclusions pourraient s’appliquer quelle que soit la religion ! Cela n’est pas qu’anecdotique, mais en cohérence profonde avec la nature même de ce dont il est question : si toute la créature est faite pour permettre la communion avec le seul saint, si rien en elle n’y fait obstacle, il est tout-à-fait cohérent que la raison créée permette aussi de s’en rendre compte, qu’elle soit apte à se représenter et à déduire elle-même cet état des choses.
Mais quelle devait être alors la réflexion ? « Vous n’avez pas réfléchi que tout ce qui du dehors pénètre dans l’être humain ne peut le « rendre commun » parce que cela ne lui pénètre pas dans le cœur mais dans le creux du corps, et ressort aux lieux d’aisance, ce qui épure tous les aliments ?’ » L’explicitation du « dehors » et du « dedans » est faite : il s’agit du cœur. Mais qu’est-ce que le cœur ? Dans la tradition biblique, il s’agit du centre de la personne, lieu primordial de la rencontre intime avec le dieu (« Les hommes regardent l’apparence, mais Dieu regarde le cœur. »), il s’agit aussi, et dans le même temps, pour la même raison, du lieu en l’homme où se prennent les décisions, à la suite d’une méditation ou d’une maturation. Le cœur suppose la mémoire, l’action de l’intelligence, l’influence des émotions et des sentiments, et surtout l’engagement de la volonté. Je dirais que, au fond, le cœur est l’organe de la convergence ou de la divergence d’avec le dieu : c’est là fondamentalement que les décisions vont lui plaire ou au contraire lui déplaire.
Or tout ce qui pénètre dans le corps, quel qu’en soit l’orifice (Marc dit [koïlia], qui peut désigner l’estomac, mais en fait tous les « creux du corps ») ou le point de contact, n’atteint pas le cœur. Cela peut inviter le cœur, le solliciter, l’attirer ou au contraire le repousser, etc. Mais cela n’entre pas à proprement parler « dans le cœur« . Or c’est bien le cœur qui fait converger ou diverger d’avec le dieu : ainsi, rien de ce qui appartient à la créature, rien de ce qui est dans le monde, de soi, n’a le pouvoir de « rendre commun » l’être humain, c’est-à-dire d’empêcher sa communion avec le seul dieu, le seul saint ou « séparé« .
Mais Jésus n’en reste pas là, il prend l’initiative d’une affirmation complémentaire : « Il leur dit encore : ‘ce qui sort de l’être humain, c’est cela qui « rend commun » l’être humain. Du dedans en effet, du cœur de l’être humain, procèdent les mauvais raisonnements : marchandisation des corps, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, impudence, envie, diffamation, orgueil, déraison ; tous ces maux sortent du dedans et rendent commun l’être humain.’ » Ce sont les dynamismes qui viennent depuis le cœur de l’être humain qui peuvent le séparer, le faire sortir de la communion avec le seul saint, ou l’empêcher d’y venir. Ce sont les décisions. Marc dit « les mauvais raisonnements« , [dialoguismoï], les tête-à-tête avec soi-même où se construisent et s’échafaudent des projets tordus. Toute une liste en est proposée, qui n’est certainement pas exhaustive, mais qui est suffisamment vaste et variée pour sans doute constituer des « têtes de chapitre » tout-à-fait valables (je ne les développe pas, mais on peut noter au passage que la « marchandisation des corps » arrive en tête, qui concerne autant l’esclavage que toute forme de traite : c’est très englobant !).

Que par après, l’être humain choisisse des comportement qui dissimulent ce qu’il a véritablement dans le cœur, c’est possible. Cela s’appelle l’hypocrisie, et cela trompe tout le monde à l’exception du dieu qui regarde le cœur. Quand Jésus, dans les moments précédents de notre passage, a employé ce qualificatif d’ « hypocrite » à l’endroit des Pharisiens, il leur a dit précisément cela : que leur préoccupation de l’observance des autres cache des choix du cœur nettement moins honorables, et qui les mettent en divergence du chemin de communion avec le seul saint. S’il leur a résisté, s’il n’a pas répondu à leur question mais l’a plutôt commentée, et de cette façon très négative, c’est au fond pour les ramener eux aussi, si c’est possible, sur le chemin de recherche de cette communion. Mais l’entreprise est bien plus ardue, car si elle met en lumière la divergence et la dénonce, elle ne peut qu’appeler un changement de décision, non s’y substituer. Chacun reste maître de son cœur pour passer de la divergence à la convergence.
Revenons pour finir au choix de Marc de placer tout ce passage là où il l’a mis, au milieu de cette grande section où Jésus éduque les Douze en élargissant leur mission. Quel sens cela peut-il avoir ? Il me semble que cela place au cœur de leur message ou de leur action l’ouverture au monde, l’ouverture à toute la créature, et la confiance profonde en soi : nous sommes des êtres créés par le seul saint, et s’il nous appelle à la communion avec lui, il a déjà disposé et notre être, et toutes choses, en ce sens. Pas d’inquiétude donc concernant les différentes dimensions de notre être, la variété de nos expériences, les cahots de notre parcours de vie, les troubles provoqués par nos rencontres : rien ne peut nous séparer de lui. Masi la vigilance et l’attention appartient à la réponse de notre cœur, celle que nous construisons : délivrée des troubles et des inquiétudes, rassurée par cette grande certitude ne n’être séparés de lui par rien, nous construirons plus sereinement dans notre cœur une réponse convergente avec les intentions de celui qui nous appelle à la communion avec lui. C’est le cœur de la « pastorale » de Jésus.
Mais on peut ajouter aussi qu’il y a chez Marc l’intention d’avertir les Douze : en leur confiant sa propre mission, Jésus les investit. Attention donc à ne pas exercer un pouvoir qui s’impose, comme le font les Pharisiens. Attention à ne pas prendre prétexte des motifs les plus hauts pour imposer des pratiques qui ne viennent pas de la parole du dieu. La confiance faite à toute la créature est source d’une diversité extrême, et cela est toujours source de crainte pour n’importe quel « dirigeant » : mais peut-être ne veut-il justement pas qu’ils se situent comme des « dirigeants », mais comme des « libérateurs », laissant soin à l’esprit du dieu d’unifier la créature qu’il a fait surgir et disposée pour l’amener à lui.
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