Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole. Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler et supplient Jésus de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! » Ses oreilles s’ouvrirent ; sa langue se délia, et il parlait correctement. Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne ; mais plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient. Extrêmement frappés, ils disaient : « Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets. »
L’épisode précédent s’est passé dans les frontières du grand port maritime phénicien de Tyr : pas dans la ville-même, mais dans le territoire. Les grandes cités antiques ne sont pas que des villes, elles ont toujours un « territoire » comprenant des villages et des campagnes, qui constitue le terrain de son activité économique et nourricière. On se souvient que Jésus est venu là pour mettre de la distance avec la foule, et la pression qu’elle exerce, qui tend à (ou qui risque de) le dévier de l’axe de sa mission. Il n’a pu rester caché, mais il a aussi découvert, chez une femme pourtant Grecque de religion et Syro-phénicienne d’ascendance, une profondeur de foi qu’il n’avait pas souvent rencontrée dans le peuple à la rencontre duquel il se consacre.
Cela semble apparemment mériter une exploration plus approfondie : « Et après être parti de nouveau hors des frontières de Tyr, il alla par Sidon vers la mer de Galilée en plein milieu des frontières de la Décapole. » Au lieu de prendre au sud-est pour revenir d’où il est parti, il monte presque plein nord, parallèlement à la côte, une quarantaine de kilomètres vers un autre port majeur, Sidon, puis décrit un arc vers l’est et le sud dans le territoire qu’on appelle la Décapole, ou un premier passage éclair lui avait fait rencontrer l’homme qui vivait dans des grottes, avec des chaînes, en s’auto-mutilant. Jésus apparemment reste dans ce « hors-frontière », pour d’autres raisons que celles qui l’ont poussé d’abord : toutes nos motivations évoluent, et les raisons pour lesquelles on continue une chose sont souvent différentes, un peu au moins, de celles pour lesquelles on les a commencées. Il y a dans ces régions des cœurs pour recevoir la parole.
« Et on lui amène un sourd et parlant avec difficulté et on l’appelle au secours afin qu’il lui impose la main. » Les acteurs restent anonymes, Marc fixe les projecteurs sur l’homme qui est l’objet de la demande : il n’entend pas, ou mal, et parler lui est difficile (le mot peut même signifier « muet« ). On sait que souvent, un handicap entraîne l’autre, mais c’est le handicap auditif qui est le problème source. Il y a là un moment particulier : Jésus choisit de rester hors-frontière parce qu’il a perçu chez la femme Syro-phénicienne que la parole dont il est porteur peut être très profondément entendue et accueillie, et voilà qu’on lui amène dans ces régions mêmes une personne qui ne peut pas entendre. Qui ne voit qu’il y a, dans l’évènement épinglé par Marc, une dimension symbolique évidente ?
Notons aussi que, comme cela avait été déjà le cas pour Jaïre, le chef de la synagogue (tiens ! Justement au retour du pays des Géraséniens, dans la Décapole !), les gens savent déjà comment Jésus devrait procéder, ils attendent une imposition de la main. Le geste n’est manifestement pas une exclusive du « peuple de dieu » d’Israël, il semble avoir lui aussi franchi les frontières. A moins justement que son origine ne soit plus diffuse, et qu’il ait été plutôt assumé dans les Ecritures, ce qui n’est pas impossible du tout : ce ne serait pas le premier. Maintenant, il faut noter aussi que Jésus avait quitté la région de Gennésareth parce qu’on mettait des malades partout sur son chemin, et voilà que la même tendance se dessine également ici. Que va-t-il faire ? Partir ?

« Et le tirant de la foule à part, il enfonça ses doigts dans ses oreilles et après avoir craché lui palpa sa langue, et après avoir levé les yeux au ciel, il poussa un gémissement et lui dit : « ephphata », c’est-à-dire « sois ouvert ». « Que voilà une opération compliquée ! Alors que les fois précédentes, en de tels cas, Jésus est vraiment minimaliste, se contente même souvent de parler, on a là soudain une débauche de gestes forts étonnants. Est-ce justement parce que nous sommes dans un contexte différent de celui du « peuple d’Israël » strictement compris ? C’est comme si les ressorts n’étaient pas les mêmes, qu’il n’y avait pas ici la possibilité par le dialogue d’amener la personne à l’apex de ses propres désirs, pour qu’il les réalise lui-même par la confiance encouragée. Mais au fait : notre homme est sourd ! Comment, justement, dialoguer ? Et si tout cela était dû plutôt à la qualité même de ce handicap qui le frappe : dialogue impossible !?
Que se passe-t-il donc ? D’abord il le « tire à part » : volonté manifeste de ne pas donner dans le spectaculaire. Il ne fait pas « de la com », il prend soin de quelqu’un, et cela suppose que rien ne vienne perturber son attention. Ensuite, il « enfonce ses doigts dans ses oreilles« , ce qui semble plutôt les boucher un peu plus !! Mais c’est ce que nous dirions si nous étions là, à assister ; or nous n’y sommes pas, puisque les deux sont « à part« , à l’écart. Le geste est donc fait pour le sourd : et si ce n’était pas pour opérer (opération qui rendrait un peu plus sourd, en vérité !), mais pour lui parler ? Si c’était entrer en dialogue avec le sourd pour réveiller en lui non tant la souffrance de ne pas entendre que le désir d’entendre, en pointant clairement le fond des oreilles ?
Ensuite il « crache« , on ne sait pas où, et lui « palpe » la langue : on traduit en général par « touche« , mais le verbe [aptoo] (qui donne notre aptonomie) n’est pas qu’un toucher du bout des doigts, c’est un contact prolongé et là aussi qui parle, puisque c’est le type de toucher avec lequel des parents parlent déjà avec leur bébé dans le ventre de sa mère. Qui plus est, ce verbe est à la voix moyenne, qui en grec souligne l’implication du sujet : il s’agit d’un toucher on l’on met beaucoup de soi-même et où l’on veut communiquer avec celui qu’on touche. Bref, Jésus lui parle aussi de sa langue, de sa difficulté à parler. Enfin il lève les yeux au ciel, ce qui est là aussi désigner ostensiblement à qui il s’adresse, et il pousse un gémissement profond, ce qui manifeste son propre désir : le soupir n’est pas entendu par le sourd, mais il se voit, il se sent, le sourd le comprend.
« Ephphata » enfin : « sois ouvert« . Le verbe évoque une ouverture de communication, ouvrir de façon à faire communiquer, comme on ouvre un chemin, un canal. Ce n’est pas tant la levée d’un obstacle que l’établissement d’un canal de relation. Si ce verbe est bien à l’impératif, il s’agit néanmoins d’un impératif passif : Jésus, autrement dit, n’opère pas cette ouverture de communication par le mot qu’il dit, mais il appelle et attend qu’un autre la fasse. Il me semble qu’après examen, il n’a pas opéré autrement que les autres fois : il s’est seulement adapté à la surdité de l’homme qu’il avait avec lui. Il a inventé avec lui un langage expressif pour réveiller chez lui aussi son désir, et l’inviter à opérer lui-même, comme pour les autres, et à réaliser son propre désir.
« Et ses oreilles ouvrirent [leurs portes], et fut délié le lien de sa langue et il parlait correctement. » L’effet est accompli. Cette fois, le mot « ouvrir » n’est pas le même, mais évoque plus simplement l’ouverture d’une porte. Un lien qui retenait la langue est enlevé. C’est étonnant, il en va comme pour les personnes qui sortent du coma : on dit qu’il faut qu’elles le décident, d’une certaine façon. Et là, même le retard est rattrapé : je suppose que cet homme n’a pas toujours été sourd, sans quoi je ne vois pas comment il aurait pu apprendre le langage. Mais il a retrouvé instantanément, en s’entendant lui-même nettement, la netteté aussi de la parole et de la prononciation.
« Et il leur ordonna précisément de ne dire à personne ; mais autant il le leur ordonnait, plus ils le proclamaient au-delà de toute mesure.« Il est étonnant, là encore, que Jésus ne dise rien à celui qu’il a guéri. Sans doute se sont-ils tout dit, déjà. Habituellement, il a toujours un mot conclusif à l’endroit de celui ou celle qui guérit avec lui, mais là rien. J’aimerais bien qu’une personne qui a fait l’expérience de la surdité puisse commenter les gestes de Jésus, et en avoir son interprétation. Aux autres, en revanche, il parle : je suppose que c’est en regagnant la foule ? Car jusqu’à présent, les deux étaient à part. Ce doivent être les fameux « ils » (que j’ai traduit par « oui ») qui lui ont amené la personne sourde. Il dicte précisément sa consigne : ne rien dire à personne. Apparemment, eux sont sourds, et non seulement ils n’entendent pas ce qu’il leur dit, mais ils entendent même l’exact contraire ! Le pauvre Jésus qui voulait garder la discrétion….
« Et ils étaient frappés au-delà de toute mesure et disaient : il a tout bien fait, aussi bien faire entendre les sourds que faire parler les muets. » Marc explique cette surdité des gens par leur stupeur. Cela, sans doute, ne les « ouvre » pas, ne forme pas un canal de communication, mais au contraire les referme sur leur stupeur. Et déjà on voit poindre l’excès et l’exagération « les sourds,.. les muets… » qui ne peuvent que dévier la perception qu’on a de Jésus et les raison de venir à lui. Et aussi la compréhension de ce qui vient de se passer : « il a tout fait« , alors qu’une fois encore, il n’a rien fait mais a fait faire. Décidément, que ce soit dans les frontières ou hors des frontières, les mêmes biais s’observent et ont les mêmes effets. Si cela pouvait nous interroger sur nos propres motivations à venir trouver Jésus…
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