Les pharisiens survinrent et se mirent à discuter avec Jésus ; pour le mettre à l’épreuve, ils cherchaient à obtenir de lui un signe venant du ciel. Jésus soupira au plus profond de lui-même et dit : « Pourquoi cette génération cherche-t-elle un signe ? Amen, je vous le déclare : aucun signe ne sera donné à cette génération. » Puis il les quitta, remonta en barque, et il partit vers l’autre rive.
On sait que Jésus est parti rapidement après avoir renvoyé la foule, mais on ne sait pas exactement où il s’est rendu, ni même si « la partie de Dalmanoutha » désigne un lieu ou tout autre chose. Nous voilà maintenant avec un évènement assez bref, dans le récit de Marc, où les Pharisiens interviennent à nouveau : précédemment, Marc avait introduit une polémique avec les Pharisiens à la suite du mouvement général par lequel tous mettaient les malades partout sur le chemin de Jésus. Ici, il place leur intervention à la suite de la deuxième multiplication des pains. Leur intervention fait plutôt penser que Jésus est revenu « dans » les frontières, mais rien n’est vraiment dit, on reste dans la construction littéraire : Marc agence les évènements avec une idée en tête.
« Et les Pharisiens sortirent et commencèrent à discuter avec lui, cherchant [à obtenir] de lui un signe du ciel, le tentant. » Les Pharisiens, nous dit Marc, « sortent » : c’est peut-être l’indice que eux aussi viennent « hors-frontières », là où Jésus se trouverait encore. peut-être se trouvent-ils eux aussi entraînés loin de « chez eux », en tous cas il y a chez eux un changement de pied : là où ils se situaient en juges légitimes, exigeants, distribuant les bons ou les mauvais points, ils entrent maintenant en discussion. Le verbe grec, [sudzêtéoo] évoque l’idée de l’enquête, judiciaire éventuellement, menée à plusieurs : il ne s’agit pas de tout d’une discussion à bâtons rompus, mais plutôt d’un processus inquisitorial, d’un genre d’interrogatoire. Finies donc les observations étonnées ou indignées, un autre processus a commencé, et qui est celui de trouver la faute, ou la faille.

En particulier, il cherchent un « signe du ciel » : c’est une demande très significative. Dans les échanges précédents, Jésus a parlé à leur sujet à partir des Ecritures, avec une liberté et une autorité souveraine. Cela leur aura d’autant moins échappé, que ce sont eux qui, en général, adoptent cette posture. On imagine bien le processus dans leurs têtes : dans leur compréhension des choses, leur interprétation est légitime et même, est la seule légitime. La contester ne peut se faire qu’au nom du dieu lui-même : mais alors il faut attester de ce pouvoir, il faut que ce même dieu vienne attester lui-même, par un signe, par une intervention irréfutable, qu’en effet celui-ci parle en son nom. Et une telle attestation signifierait du même coup leur propre déchéance, puisqu’ils sont contredits. Et voilà leur demande : que Jésus produise l’équivalent de lettres de créance attestant que c’est bien au nom du dieu qu’il parle et agit.
Or une telle exigence est révélatrice, malgré eux, de deux choses. D’une part, ils demandent en fait une dispense d’adhésion. Car qui reçoit un tel signe ne peut que le recevoir pour ce qu’il est, avec sa force contraignante. Quand un chef d’Etat reçoit un nouvel ambassadeur, il peut penser ce qu’il veut de lui, ne pas l’apprécier, toujours est-il qu’il le reçoit en raison de son rôle ; et pas forcément parce que c’est l’ambassadeur d’une puissance amie, mais parce qu’il s’agit d’une puissance avec laquelle il est utile et nécessaire de traiter. Or on a bien vu jusqu’à présent que c’était précisément l’adhésion du cœur que voulait Jésus. Les Pharisiens, par leur demande même, la refusent.
Mais cela nous met d’autre part sur la piste de la deuxième chose que révèle leur demande : quand on reçoit un ambassadeur, quand on a besoin de lettres de créance, c’est qu’on est une puissance étrangère ! Leur demande de « signe venant du ciel » révèle, malgré eux, que les Pharisiens ne se situent pas du même royaume que le dieu dont ils se réclament pourtant. Les foules ont reconnu en Jésus celui que leur dieu envoie à leur rencontre, dans leur désir de revenir à lui. Mais les Pharisiens ne se situent pas ainsi, ils se situent à part : à part de la foule, mais à part aussi de ce même dieu.
Marc ajoute : « en tentant« . C’est la reprise du mot qu’il a employé dans l’épisode du désert, « …étant tenté par le satan… » (Mc.1,13) (pour une mise en situation commentée, voir Le retour du peuple). Par leur demande, les Pharisiens se situent bien comme des adversaires, ils se mettent plutôt du côté du satan, dont l’action vise à faire dévier Jésus de sa mission et de ses objectifs, mais qui finalement voit son pouvoir se briser sur Jésus. Par cette simple mention, donc, Marc émet sur la demande des Pharisiens un commentaire très puissant, les confirmant comme des adversaires, mais aussi montrant comment le satan réalise la fameuse « tentation » dont il est question dès le départ. Celle-ci n’est pas une épreuve initiale, une sorte de bizutage, qui, une fois passée, est définitivement dépassée : c’est plutôt une réalité qui marque le ministère entier de Jésus, et qui en est une des couleurs, affleurant plus ou moins suivant les situations.
Ici, répondre à leur demande serait vraiment dévier, se serait consentir au positionnement pris par les Pharisiens, consentir à ce qu’ils soient des « étrangers » au royaume, renoncer à les faire eux aussi revenir vers leur dieu. Et puis pour Jésus, ce serait abuser de sa puissance, en contraignant le dieu à se manifester. Ce dieu a pris une fois l’initiative de se manifester, à son baptême : il est libre de recommencer quand il veut ; mais Jésus se garde bien de l’y contraindre, voire de l’y inviter. Cela lui appartient entièrement, et il n’a pas même à l’en prier : lui sait si c’est opportun ou pas, et quand. Mais en disant cela, j’anticipe sur la réponse de Jésus : quelle est-elle ? « Et après avoir poussé un grondement profond par son esprit, il dit : … » La première réaction de Jésus n’est pas verbale, il s’agit d’un grondement sourd et profond, d’un mot qui n’évoque ni les larmes ni les gémissements de souffrance ou de pitié, mais bien le grondement de la mer. Il s’agit du son profond d’un mouvement puissant qui est lui aussi profond. Au désert, lieu où il est également tenté, Jésus a été poussé, « expulsé« , par son esprit. Et c’est sans doute le même ici, qui manifeste. Nous sommes dans le mouvement profond et initial de Jésus, il est ramené par la demande des Pharisiens aux fondements mêmes de sa mission, il est comme mis à nu par elle.
Et dans ce ressourcement profond, que dit-il ? « Pourquoi cette engeance cherche-t-elle un signe ? amen je vous dis, on verra bien si à cette engeance est donné un signe. » Il ne consent pas à « donner un signe », il ne va même pas le demander : « on verra bien… » Cela ne dépend que de la décision souveraine du dieu auquel il rend témoignage, dont il porte la parole. Mais Jésus voit là une limite à sa mission, qu’il ne franchira pas. Il a bien compris tout l’enjeu de la question des Pharisiens, mais aussi tout l’arrière-fond sur laquelle elle se déploie. Il a bien conscience qu’en ne produisant pas l’accréditation qu’ils exigent, il va faciliter chez eux la conclusion selon laquelle il n’est pas « authentique ». Leur demande est certes profondément fausse, mais c’est ce qu’ils refusent de voir. Ils sont dans une logique désormais de concurrence : c’est lui ou eux. Si l’un est authentique, l’autre ne l’est pas. Alors la seule question qu’il leur renvoie, c’est un « pourquoi ? » : une invitation à réfléchir. Quel est le sens de votre question ? Quel « signe » serait pour vous crédible ? A partir de quand vous déclarerez-vous satisfaits ou convaincus ? Et l’on se doute déjà qu’à cette dernière question, il sera très difficile d’avoir une réponse. Quand on se croit légitime pour juger de ce qui vient authentiquement du dieu, ou pas, comment même ce dernier pourrait-il vous convaincre ?
« Et il les laisse, s’embarque à nouveau et part pour l’autre rive. » La discussion a tourné court : d’ailleurs, il n’y a pas eu de discussion, pas d’entrée en débat. Face à ces inquisiteurs, il n’y a rien à déclarer, car il est impossible de rien prouver, de rien produire qui convainque. Et voilà Jésus et ses disciples qui remontent en bateau et partent cette fois-ci pour la rive d’en face. La suite du texte va les voir arriver à Bethsaïde, ce qui accrédite l’interprétation que tout ceci se passe encore dans le territoire « hors-frontières » de la Décapole. Quel était le but de Marc en insérant ici cet épisode ? Il me semble qu’à ce stade, on ne le voit pas. En tous cas, je ne le vois pas. Mais peut-être la suite nous éclairera-t-elle ?…
Un commentaire sur « Question d’accréditation (Mc.8,11-13) »