Les disciples avaient oublié d’emporter des pains ; ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans la barque. Or Jésus leur faisait cette recommandation : « Attention ! Prenez garde au levain des pharisiens et au levain d’Hérode ! » Mais ils discutaient entre eux sur ce manque de pains. Jésus s’en rend compte et leur dit : « Pourquoi discutez-vous sur ce manque de pains ? Vous ne saisissez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur endurci ? Vous avez des yeux et vous ne voyez pas, vous avez des oreilles et vous n’entendez pas ! Vous ne vous rappelez pas ? Quand j’ai rompu les cinq pains pour cinq mille personnes, combien avez-vous ramassé de paniers pleins de morceaux ? » Ils lui répondirent : « Douze. – Et quand j’en ai rompu sept pour quatre mille, combien avez-vous rempli de corbeilles en ramassant les morceaux ? » Ils lui répondirent : « Sept. » Il leur disait : « Vous ne comprenez pas encore ? »
Et nous voici maintenant dans le bateau. Après la première multiplication des pains, Jésus avait renvoyé les Douze qui étaient partis en bateau puis, après avoir congédié les foules et passé une bonne partie de la nuit dans la montagne en prière, les avait rejoint dans leur bateau. Après cette deuxième multiplication des pains, nous sommes de nouveau en bateau : cela ne doit sans doute rien au hasard. En particulier, si le bateau avait été le lieu pour donner une leçon aux Douze après l’épisode des foules, on peut imaginer que ce sera de nouveau le cas ici.
« Et ils avaient oublié de prendre du pain et ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans le bateau. » La situation de la foule se reproduit, mais cette fois pour les seuls Douze. Je devrais dire treize, car Jésus est compris dans le « ils« , peut-être ? Pas de pain par suite d’un oubli : ils n’en ont qu’un, un reste sans doute. Cela dit, avec des marins-pêcheurs en mer, la situation n’est pas catastrophique, il y a de quoi s’en sortir. La situation n’est donc pas tout-à-fait la même, ce n’est pas une absence totale de ressource ou une disproportion manifeste entre celles-ci et le nombre de personne.
« Et il leur faisait des recommandations précises en disant : faites attention, ayez les yeux sur le levain des Pharisiens et le levain d’Hérode. » L’oubli de Jésus, s’il fait bien parti du « ils » qui ne se sont pas occupé des approvisionnements, ne paraît pas être un oubli de distraction, mais plutôt de préoccupation : il a tout autre chose en tête. Le verbe utilisé d’abord par Marc, que j’ai traduit « faisait des recommandations précises« , montre une intention toute concentrée sur un point, qui évacue sans nul doute, ou fait passer au second plan, tout ce qui n’est pas d’importance équivalente. Et Marc résume ces « recommandations précises » en une formule : « Faites attention, ayez les yeux sur le levain des Pharisiens et le levain d’Hérode.«
Nous voilà en présence d’une métaphore. Le levain, c’est une réalité vivante, une symbiose où se développe l’activité de micro-organismes et qui a pour résultat de propager la fermentation. Le « levain des Pharisiens » ou le « levain d’Hérode« , cela peut être celui dont ils disposent, mais aussi celui qu’ils constituent : et à tout prendre, la préoccupation de Jésus semble bien plutôt orienter vers ce second sens. Les Pharisiens d’une part, Hérode d’autre part, ont une activité comparable à une fermentation, capable de se propager à ceux avec qui ils sont en contact. Le levain, en soi, n’est pas une mauvaise chose : il permet au pain de lever, de former des alvéoles, il facilite l’apport de fer, zinc et magnésium à l’organisme. Il fonctionne dans le pain de manière semblable au passage du raisin au vin.
Oui, mais là, on a affaire à deux levains spéciaux, sur lesquels il appelle à « garder les yeux« , comme on surveille le lait sur le feu, pour éviter qu’il ne se passe quelque chose qui devienne vite hors de contrôle. De quoi peut-il bien s’agir ? Marc vient tout juste de nous donner à entendre une rencontre avec les Pharisiens : leur demande d’un « signe du ciel » est sans doute le manifeste de la fermentation en cours chez eux, de leur « levain« . Et les disciples pourraient se laisser gagner par cette fermentation-là, ils pourraient quitter la simplicité du cœur pour un jugement critique exigeant des preuves, mais cachant surtout une attitude intérieure de supériorité inébranlable. L’équilibre est difficile, entre l’exigence de rationalité, qui est une quête de la vérité, et l’attente de « preuves », qui inverse les rapports.
Si l’on parle d’amour, on voit tout de suite la différence : entre faire la lumière sur ce qui nous arrive quand on s’aime, ne serait-ce que pour chercher à mieux s’aimer, et exiger des « preuves », qui sont tout simplement impossibles. On ne pas donner de « preuves », car tout ce que l’on avancerait pourrait recevoir de l’autre une interprétation différente. Tout dépend de l’esprit avec lequel on regarde et on comprend. Quant au « levain d’Hérode« , la dernière fois que Marc a évoqué celui-là, c’était pour montrer à quelle impasse conduisait la quête incessante du pouvoir (cf. Le piège du pouvoir). Il est très intéressant que, s’adressant aux Douze, Jésus cherche à les prévenir contre cette double contamination de l’esprit de puissance, soit dans le domaine spirituel, soit dans le domaine social. Et tout aussi intéressant que Marc ait choisi de retenir cet enseignement, pour qu’il soit transmis à travers son témoignage : il a manifestement conscience de l’actualité de cette avertissement, une fois les disciples sans la présence perceptible de Jésus.
« Et il discutaient entre eux parce qu’ils n’avaient pas de pain. » Le contraste est fort, entre les préoccupations de Jésus d’une part, celles des Douze d’autre part. Lui les invite à une introspection, à une prise de conscience : jusqu’à quel point se laissent-ils envahir par les fermentations des Pharisiens ou d’Hérode ? Eux ont un problème de ravitaillement, et sont en train de « calculer » (le verbe peut aussi se traduire ainsi) comment ils vont faire, alors même qu’ils sont sur la mer et ne manquent sans doute pas de ressource halieutique…

« Et après s’en être rendu compte, il leur dit : pourquoi discutez-vous parce que vous n’avez pas de pain ? Vous n’avez pas de bon sens ni ne faites le rapprochement ? Vous avez le cœur sclérosé ? ayant des yeux vous ne voyez pas, et ayant des oreilles vous n’entendez pas ? » Le Maître se rend compte que ses disciples n’écoutent pas, autrement dit qu’en ce moment, ils ne sont pas ses disciples, ils ne se laissent ni former ni instruire par lui. Et il intervient sous mode de question. Il voulait qu’ils s’interrogeassent, il va les interroger. Le questionnement va venir, mais par une autre voie. La première question : « Pourquoi…« , c’est exactement le même mode de question qu’il avait fait aux Pharisiens, « Pourquoi cette engeance cherche-t-elle un signe ? » Dis-moi les questions qui sont les tiennes, je te dirai qui tu es : qu’est-ce qui fait que vous, les Douze, vous laissez habiter par cette préoccupation au sujet du pain ? Du disciple, il est attendu qu’il puisse nommer les mouvements intérieurs qui l’animent, quelle qu’en soit la nature. Il est attendu une conscience de ce que l’on vit, avec un recul sur soi.
Deuxième question : « Vous n’avez pas de bon sens ni ne faites le rapprochement ?« , elle porte sur la mémoire, ou peut-être l’attention, des Douze. Pour faire un rapprochement, il faut, à une réalité présente, rendre présente une autre réalité, que l’on tire du fond de soi. Il faut une présence d’esprit. Et manifestement, de cela, ils manquent. Du disciple, il est attendu qu’il garde vif le souvenir de ce qu’il a vécu, que sa présence au Maître passe et repasse dans son cœur ce par quoi il est passé en sa compagnie. La fidélité, c’est cela aussi : construire une histoire, activement. Et il n’y a pas de fidélité sans mémoire, sans conscience englobant le temps.
Troisième question : « Vous avez le cœur sclérosé ?« , elle interroge sur la souplesse intérieure. A vrai dire, le mot serait plutôt « encalminé« , « porose du cœur » : il supposerait que d’une part le muscle du cœur se calcifie, devienne osseux, que d’autre part sa densité s’amoindrisse par la formation d’alvéoles et par là se fragilise, devienne cassant. C’est le mot qu’il a déjà employé, quand après la première multiplication, il les a rejoints dans le bateau, la nuit. Si les Douze se révèlent incapables de faire appel à des souvenirs même récents pour en faire le rapprochement avec la situation qu’ils traversent, si leur cœur ne sait plus se recourber sur lui-même, c’est peut-être qu’il a perdu sa souplesse. Mais alors est-il encore bien vivant ? Du disciple, il est attendu qu’il ait un cœur jeune, souple, pas lassé ni blasé : un cœur capable d’accueillir la nouveauté, tout en la référant sans cesse à ce qui a déjà été vécu avec le Maître : soit pour l’éclairer, soit pour en déterminer le degré de nouveauté.
Quatrième question : « ayant des yeux vous ne voyez pas, et ayant des oreilles vous n’entendez pas ?« , c’est une citation d’Isaïe. Le Maître s’en est déjà servi (Mc.4,12) dans son explication de la parabole du semeur : mais alors, horreur !, c’était pour l’appliquer précisément aux Pharisiens, qui étaient « ceux du dehors« , à qui « tout arrive en parabole » et qui ne perçoivent pas « les mystères du royaume du dieu« . Faute des éléments précédemment requis, les Douze seraient-ils devenus eux aussi « ceux du dehors« , et le manque de pain leur arriverait-il « en parabole » ? L’évènement les prend de court, et les préoccupe, parce qu’ils ne savent pas quoi en faire, comment l’interpréter, comment y réagir. Jésus voulait les prévenir de ne pas se laisser contaminer par la fermentation des Pharisiens, et voilà qu’elle les a peut-être gagnés !
« Et vous ne vous souvenez pas, quand j’ai rompu les cinq pains pour les cinq mille, combien avez-vous ramassé de paniers pleins ? » Ils lui dirent : « douze ». « Et les sept pour les quatre mille, combien avez-vous ramassé de corbeilles à pain pleines ? » Et ils dirent : « Sept ». Et il leur dit : « Vous ne faites pas le rapprochement ? » Le bon Maître fait lui même le rapprochement qu’ils ne sont plus en mesure de faire. Il leur parle des deux multiplications. Il leur fait voir qu’à chaque fois il y a eu du surplus, sous-entendu : pour eux. Car leur rôle était de distribuer les pains aux foules, donc les surplus étaient la part à eux destinée. A chaque fois, il y a eu proportion dans la disproportion, surabondance dans l’abondance : Douze paniers pleins pour les Douze, la première fois, soit l’assurance qu’ils étaient chacun comptés. Sept paniers, la deuxième fois, un panier entier pour un pain dont ils disposaient, soit le signe qu’ils étaient aussi destinataires de la surabondance. Mais Jésus s’est contenté de jouer le rôle de mémoire, il ne va pas plus loin, et finit sur une question : à eux de « faire le rapprochement« , de tirer les leçons apaisantes et sources d’une action de grâce de la situation passée comme de la situation présente, les leçons d’où ils tireront la manière de réagir.
Finalement, c’est a posteriori que s’explique l’insertion par Marc de l’épisode-éclair de la visite des Pharisiens. Si suite à la première multiplication des pains, le bateau avait été le lieu d’un retour sur les tensions qui avaient animé les Douze à l’égard de la foule, et un rappel de la confiance en lui, essentiel pour partager sa propre mission, suite à la deuxième -où les choses se sont mieux passées-, le bateau est le lieu d’un avertissement : les Douze doivent s’apercevoir, non pas des biais du cœur qui pourraient les gagner, mais de ceux qui les ont effectivement contaminés ! Les Pharisiens, Hérode, ne sont pas tant des adversaires que des personnages à étudier attentivement pour, dans un retour sur soi constant de disciple, vérifier à quel point on s’est laissé gagner par leur attitude, et y réagir.
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