Jésus et ses disciples arrivent à Bethsaïde. Des gens lui amènent un aveugle et le supplient de le toucher. Jésus prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village. Il lui mit de la salive sur les yeux et lui imposa les mains. Il lui demandait : « Aperçois-tu quelque chose ? » Levant les yeux, l’homme disait : « J’aperçois les gens : ils ressemblent à des arbres que je vois marcher. » Puis Jésus, de nouveau, imposa les mains sur les yeux de l’homme ; celui-ci se mit à voir normalement, il se trouva guéri, et il distinguait tout avec netteté. Jésus le renvoya dans sa maison en disant : « Ne rentre même pas dans le village. »
« Et il arrivèrent dans Bethsaïde. » Bethsaïde est tout-à-fait au nord de la Mer de Galilée : officiellement, on est toujours dans la Trachonitide, gouvernée par Philippe, et non dans la Galilée, gouvernée par Hérode Antipas. Jésus prolonge décidément sa présence « hors-frontières ».
« Et ils lui amènent un aveugle et le supplient afin qu’il le touche. » Voici un schéma et une expression qui ressemblent à s’y méprendre à l’épisode de la guérison du sourd mal-parlant, épisode qui faisait suite à la rencontre, inaugurale en terre « étrangère », avec la femme Syro-phénicienne. Dans les deux cas, « on » lui amène quelqu’un, on le prie de lui « imposer la main« , il le « prend à part« , il fait des gestes inattendus. Il y a cependant une différence fort grande, qu’il ne faudrait pas passer sous silence : là, il s’agissait du sens de l’ouïe, ici il s’agit de celui de la vue. L’absence de l’ouïe empêchait d’entendre la parole, et donc d’y adhérer. Celle de la vue, non. Aussi bien , dans la guérison précédente, les gestes de Jésus pouvaient bien être assimilés à un langage, une manière d’entrer malgré tout en communication. Mais ici, alors que l’aveugle est tout-à-fait capable de parler, il ne demande apparemment rien. Et Jésus ne semble pas s’adresser à lui préalablement…
En effet, « Et après avoir pris la main de l’aveugle, il l’emporte hors du village, et après avoir craché dans ses yeux [ses regards], il lui impose les mains en l’interrogeant : « vois-tu quelque chose ? » Et levant le regard il dit : « Je vois des êtres humains : j’observe comme des arbres en train de marcher. » Que l’aveugle soit pris par la main ne nous étonnera pas. Qu’il soit tiré à part, nous en avons maintenant presque l’habitude (sinon qu’il est toujours bon de ne s’habituer à rien, si cela signifie devenir blasé : pourvu que nous gardions intacte notre capacité d’émerveillement !) : Jésus n’aime pas le spectaculaire et sait l’éviter en permanence, et cette fois encore. Mais Marc dit bien qu’il « l’emporte hors« , non qu’il l’emmène : c’est le verbe [ekféroo] qui est utilisé, et qui désigne bien l’action de porter un objet en dehors d’un lieu. Ne serait-ce pas là une conséquence du fait que l’aveugle n’a rien demandé lui-même, alors qu’il en était capable ? On dirait en effet que Jésus le traite comme l’objet dont l’homme a choisi l’attitude, en renonçant à exprimer sa volonté.
Et puis il le traite un peu comme il l’avait fait du sourd mal-parlant : à celui-là, il avait mis les doigts dans les oreilles, un geste qui les obstruait un peu plus (même si nous avons cru comprendre qu’il s’agissait peut-être plutôt d’une sorte de langage) ; à celui-ci, il crache dans les yeux, ou dans les regards (le mot grec ici n’est pas le même que celui qui va intervenir à peine plus loin), geste qui, lui aussi, obstrue la vision ! Cracher n’est pas forcément synonyme de mépris, comme chez nous aujourd’hui : c’est souvent un signe d’attestation, d’engagement (comme pour le fameux « juré-craché »). Et puis il lui impose les mains, comme l’avaient demandé ceux qui avaient conduit l’aveugle à Jésus : je ne sais pas s’il faut imaginer un geste quasi-liturgique (d’aujourd’hui, là encore…) de mains étendues au-dessus de la tête de la personne, ou plus simplement de mains posées sur les yeux. J’avoue pencher pour cette second hypothèse, qui renforce encore l’obstruction à la vue.
La question « vois-tu quelque chose ? » a dès lors quelque chose de presque ironique, de provocant en tous cas. Celui qui n’a jusqu’à présent pas dit un mot va peut-être enfin dire quelque chose, exprimer quelque chose de son désir. On pourrait attendre un bougonnant : « Et comment voulez-vous que je voie quoi que ce soit, avec tout ce que vous faites ?! », qui manifesterait une défiance, ou une révolte, devant le traitement subi. En tous cas, un non-consentement. Mais ce qui est obtenu est au contraire la manifestation d’un désir : « Je vois des êtres humains : j’observe comme des arbres en train de marcher. » Notre aveugle essaye de voir, il cherche à voir. C’est même fort touchant : ce qu’il cherche à voir en tout premier, ce sont ses semblables, pas des objets ni des paysages. Et ce qu’il en décrit… me fait penser à des sculptures de Giacometti. Il ne perçoit pas encore le détail des formes, il perçoit des silhouettes, et surtout il perçoit le mouvement. Ce qu’il perçoit est presque abstrait, mais il a déjà saisi chez ses semblables -et peut-être chez lui-même- cette propension à changer, à avancer, à chercher, à être libres, et tout ce que la marche peut signifier.

« Ensuite il impose de nouveau les mains sur ses yeux, et il vit distinctement et fut rétabli et il percevait à nouveau tout de loin. » On dirait qu’il n’en fallait pas plus à Jésus pour aller plus loin, sûr qu’il est maintenant du désir de cet homme. Puisqu’il cherche à voir, il va voir. Les mains posées sur les yeux pour la seconde fois, et cet homme voit distinctement, il est « rétabli » et en regardant au loin il voit nettement. Ce que je trouve assez extraordinaire, dans la formulation de Marc, c’est qu’on ne sait pas qui fait quoi : les verbes sont bien à la troisième personne du singulier, mais le sujet n’en est pas clairement énoncé. En toute rigueur, ils devraient se rapporter au dernier sujet énoncé, et ce dernier c’est… l’aveugle ! Comme si cette seconde fois, c’était lui-même, l’aveugle, qui avait mis ses mains sur ses yeux et que sa vue était ainsi revenue ! Les traductions disent bien « puis, Jésus…« , mais ce n’est pas dans le texte, c’est une interprétation. Du reste, l’adverbe [paline], qui signifie de nouveau, signifie aussi bien « à l’inverse » ou « à son tour« . Alors si l’on traduit, comme on n’ose jamais le faire, « Ensuite il impose à son tour les mains sur ses yeux, et il vit distinctement et fut rétabli et il percevait à nouveau tout de loin », le sens est évident, et ne force en rien le texte. Lecteur, je te laisse juge.
« Et il le renvoya dans sa maison en disant : ne rentre même pas dans le village. » Le Maître, qui a éveillé son désir, et qui lui a permis de l’exprimer non seulement comme un désir de voir mais bien comme un désir de rencontre de ses semblables, l’a ainsi conduit à la guérison. Il le renvoie « dans sa maison » ou, peut-être plus justement étant donné ce que nous avons dit, « dans sa maisonnée« , il le rend aux siens, à ceux dont il cherche déjà les dynamismes. Avec une recommandation de ne pas rentrer au village : c’est étonnant, n’habite-t-il pas dans ce village ? Mais c’est comme s’il le pressait d’aller au bout de son désir de rencontre, de ne pas s’attarder à une quelconque ostentation. Aller droit à l’objet de son désir, c’est là que s’accomplit notre plein rétablissement.
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