27 Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages situés aux environs de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il interrogeait ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » 28 Ils lui répondirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes. » 29 Et lui les interrogeait : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. » 30 Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne.
« Et Jésus s’en alla, et ses disciples aussi, dans les villages de Césarée de Philippe » Tout donnait jusqu’à présent l’apparence d’une large boucle « hors-frontières », puis d’un retour vers la zone de départ. Mais voilà qu’après un retour au nord du lac à Bethsaïde, c’est-à-dire toujours hors de la juridiction d’Hérode, le groupe remonte plein nord, vers la capitale de la Trachonitide gouvernée par Philippe. Le verbe choisi par Marc, que j’ai traduit par « s’en alla« , a cette nuance de quitter un zone. Jésus aurait-il donc changé d’avis ? Son projet de revenir, après avoir pris de la distance en « terre païenne », a-t-il été contrarié, et par quoi ?
Il me semble que la rencontre-éclair avec les Pharisiens a pu être déterminante. C’est à sa suite que Jésus médite, dans le bateau, sur les motivations des Pharisiens et celles d’Hérode. Il a tout de même été mis en demeure de prouver, à qui n’avait manifestement pas envie d’être facilement convaincu, de quelle autorité il se réclamait : cela montre bien où en sont ces deux groupes d’adversaires à son égard. Ils sont dans une lutte de pouvoir. Ils voient eux aussi l’impact croissant de Jésus sur le peuple, et ils estiment, eux, que tout ce qu’il gagne en autorité sur le peuple, il le leur prend à eux. Il est vrai qu’il ne mâche pas ses mots avec eux. Toutefois, nous n’avons jamais senti qu’il cherchait à les déprécier systématiquement aux yeux du peuple : il cherche plutôt à les faire réfléchir, changer de point de vue. Et quand il s’adresse à la foule en contradiction avec l’avis des Pharisiens, c’est sans nommer ces derniers, sans se situer dans la confrontation.
Mais il ne peut pas ne pas avoir compris que, de leur côté, ils le poursuivaient désormais et cherchaient à l’atteindre. Il a choisi de ne pas leur répondre, de leur opposer une fin de non-recevoir, mais il est clair aussi que s’il ne fait pas contre eux la preuve de son authenticité de messager, il va au contraire être poursuivi comme « faux-prophète ». Cette remontée vers le nord a tout d’une nouvelle prise de distance, voire d’une fuite. Du reste, il ne va pas à la grande ville de Césarée, centre d’un pouvoir tenu par un parent d’Hérode, mais il reste dans les villages alentour.
« et pendant le chemin, il interrogeait [consultait] les disciples en leur disant : … » On a vu Jésus méditer la rencontre des Pharisiens, dans le bateau : on le voit maintenant méditer encore les choses en marchant. Et il arrive à ce point de ses réflexions où il a besoin aussi de l’avis des Douze. Le verbe choisi par Marc peut vouloir dire autant « interroger » que « consulter« , c’est dire s’il ne les questionne pas pour voir où ils en sont, pour les jauger, mais bien pour recueillir leur avis, pour avoir leur écho, leur point de vue. C’est une petite révolution : le disciple est normalement « celui qui écoute », voilà qu’il peut être aussi « celui qui est écouté ». Il devient un « conseiller ». Le Jésus de Marc, à ce point, est un Jésus qui réfléchit beaucoup sur ce qui est en train de se passer, sur ce qui est en train de changer. C’est aussi un Jésus qui ne décide pas sans écouter, qui accorde une estime réelle à ceux qui l’entourent. Et que demande-t-il ?
« Qui les être humains me disent-ils être ? » La question est centrée sur lui-même, voilà qui est très étonnant au regard de tout ce que nous avons vu précédemment ! D’où vient une telle préoccupation, chez celui qui jusqu’à présent s’est toujours montré, et jusque dans le détail, tout entier tourné vers la manifestation du dieu venant à la rencontre de son peuple qui le cherche ? D’où vient cette question ? Il me semble qu’elle vient de la question des Pharisiens, de leur « demande de signe ». Car cette demande de signe centre les choses sur Jésus, comme si le problème pour eux était désormais moins le fond de son message que l’authenticité ou non du messager. Ils ne veulent pas de lui comme messager. Et on comprend que, pour Jésus, ce soit une conclusion tout-à-fait bouleversante : en prendre conscience, c’est forcément se demander s’il ne vaudrait pas mieux qu’il s’efface, pour que passe le message. Mais les Pharisiens sont-ils les seuls pour qui il fait difficulté ? Comment les autres, la plupart des gens, l’envisagent-ils ? C’est-à-dire : quel visage lui donnent-ils, ou de quoi ou de qui est-il pour eux le visage ? Les Douze entendent forcément des choses qui ne parviennent pas à ses propres oreilles, autant leur demander, pourvu qu’ils répondent en toute franchise…

« Eux lui dirent en rapportant « Jean-Baptiste », et d’autres « Elie », d’autres encore « un des prophètes« . Voilà les propos qui courent parmi « les gens », dans la foule ou peut-être au-delà. Jésus est assimilé à Jean-Baptiste : Marc nous a dit qu’il était mort. Mais pour Hérode, et peut-être pour d’autres aussi, il est Jean-Baptiste toujours vivant ou rendu à la vie (cf.Mc.6,14-16). Assimiler Jésus à Jean-Baptiste, c’est placer Jésus dans le droit fil de la prédication récente et revigorante de cette voix du désert, c’est saisir chez Jésus ce projet fondamental de réveiller le peuple du dieu et le préparer à la rencontre avec son dieu.
L’assimiler à Elie, c’est d’une autre portée. Le prophète Elie, dans la tradition juive, est un des deux [schaliah], un des deux ministres plénipotentiaires que le dieu s’est suscité (l’autre est Moïse) pour se constituer ou se reconstituer un peuple. Ce statut comporte une véritable délégation de pouvoir : ceux qui en sont investis peuvent prendre des décisions qui engagent le dieu lui-même, et auxquelles il se tiendra. Dans cette même tradition Juive, Elie est celui qui, monté au ciel dans un char de feu, doit en revenir aux temps ultimes pour la dernière préparation du peuple à la rencontre finale (Marc y fait d’ailleurs allusion un peu plus loin, Mc.9,11). Assimiler Jésus à Elie, c’est lui donner un statut très unique et c’est aussi en faire le personnage déterminant et ultime d’une rencontre imminente et définitive avec le dieu.
L’assimiler à l’un des prophètes, enfin, c’est un statut moindre que les précédents, mais c’est tout de même le ranger avec ceux qui sont authentiquement envoyés pour porter la parole du dieu à son peuple. Dans tous les cas, on voit que ce qui coure dans le peuple, c’est une authenticité reconnue de Jésus. « Les gens », comme on dit, ne sont pas du tout dans la défiance que manifestent les Pharisiens.
« Et lui leur demanda : « Mais vous, qui me dites-vous être ? » Se distinguant, Pierre lui dit : « Tu es le messie. » Et voilà que la question leur est renvoyée : posée aux Douze, elle revêt un double sens. Elle veut éclaircir, là aussi, ce que ses plus proches collaborateurs pensent, sont-ils eux aussi dans la même défiance que les Pharisiens, ou peut-être dans une sorte « d’entre-deux » ? Eux qui sont avec Jésus quasiment sans interruption, quelle image se font-ils de lui au long des jours ? Mais poser la question aux Douze, à ceux qui sont associés à Jésus dans l’annonce et portent avec lui au plus près sa mission-même, c’est aussi leur demander ce que eux disent de lui dans leur annonce, si jamais ils en parlent. Lui, ne parle pas de lui ; mais eux, parlent-ils de lui ? Y a-t-il -cela n’aurait rien d’étonnant- cette différence entre eux et lui dans la mission ?
Pierre « répond« , mais Pierre aussi « se distingue » : le verbe a les deux sens, plus d’ailleurs le second sens que le premier. Et il répond une phrase-choc, « tu es le Messie« , ou « tu es le Christ« . L’hébreu [messiah], comme le grec [khristôs], disent l’un et l’autre « celui-qui-a-reçu-l’onction », allusion au roi David en tout premier lieu. C’est la même chose, mais les implicites sont différents.
« Tu es le Messie« , en reprenant l’hébreu, évoque toute une ligne d’attente que l’on appelle le « messianisme », qui fonde l’espoir de salut du peuple d’Israël sur la résurgence d’un personnage dans la ligne dynastique éteinte de David. Un jour viendra où surgira un homme qui sera « de la maison de David », suscité par le dieu, et qui sera le sauveur de son peuple grâce à son action politique : il reprendra le pouvoir, il restaurera la place du peuple d’Israël parmi les nations en même temps qu’il en restaurera la grandeur et la « pureté » sur le plan religieux. Le « salut » sera le résultat de la politique (des « messianismes » ont toujours cours, soit dit en passant : en France, il n’est que de regarder quelques sites de mouvements de droite extrême !). Avec cette affirmation, ainsi traduite, Pierre ouvre la porte à tout cela.
Mais « Tu es le Christ« , en reprenant le grec, me semble faire une claire référence à la prédication et à la pensée de Paul de Tarse. Pour Paul, affirmer Jésus « Christ« , c’est confesser le cœur de la foi. C’est, me semble-t-il, le centre de toute sa proclamation. Marc, ou Jean-Marc, a été longtemps un compagnon de Paul, il connaît la densité de contenu que revêt chez le converti de Damas cette formule. Or Paul et Marc se sont quittés fâchés, voici comment les Actes des Apôtres racontent la chose : « Quelque temps après, Paul dit à Barnabé : « Retournons donc visiter les frères en chacune des villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur, pour voir où ils en sont. » Barnabé voulait emmener aussi Jean appelé Marc. Mais Paul n’était pas d’avis d’emmener cet homme, qui les avait quittés à partir de la Pamphylie et ne les avait plus accompagnés dans leur tâche. L’exaspération devint telle qu’ils se séparèrent l’un de l’autre. Barnabé emmena Marc et s’embarqua pour Chypre. Paul, lui, choisit pour compagnon Silas et s’en alla, remis par les frères à la grâce du Seigneur. » (Ac.15,37-40). Paul est toujours d’un tempérament plutôt violent, et on le voit ici à ce point rebuté par Marc qu’il préfère même se séparer de Barnabé avec lequel il a jusqu’à présent mené toutes les missions. Le reproche qu’il lui fait, paraît bien mince : la Pamphilie, c’était la toute dernière étape du voyage précédent, où il ne se passe plus rien de significatif pour l’auteur de Actes. Du reste, la dispute devient vite une dispute Paul-Barnabé, et le résultat ce sont les missions toutes personnelles que Paul va désormais mener, avec cette bannière « Jésus est le Christ« . Pour Marc, mettre cette formule dans la bouche de Pierre, c’est surtout mettre cette formule sous le jugement de Jésus, me semble-t-il !
« Et il leur fit reproche afin qu’ils ne disent rien à son sujet. » On voit que Jésus n’approuve pas qu’on parle de lui. Il veut que l’annonce se fasse comme il la fait, il ne veut pas devenir le centre de la prédication. L’implication politique du « Messie » est on-ne-peut-plus redoutable, parce qu’elle ouvre directement à l’affrontement avec Hérode, mais aussi risque de susciter des activistes, tels qu’il n’en veut pas du tout. Mais dans le principe même, il y a pour Marc un désaveu d’une annonce centrée sur Jésus. Jésus est celui qui annonce, il est le modèle et le paradigme du disciple, mais il est celui qui s’efface devant le message. Il a refusé un « signe » aux Pharisiens, justement pour ne pas entrer dans cette ambiguïté d’être lui aussi objet du message. Marc, quand il écrit, est dans cette période première de la première Eglise, et il connaît les différentes approches de la mission continuée de Jésus. Son choix à lui, c’est qu’on « ne dise rien à son sujet« , mais qu’on reste sur la rencontre du dieu avec son peuple qui le cherche.
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