Un changement décisif (Mc.8,31-33)

31 Il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite. 32 Jésus disait cette parole ouvertement. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches. 33 Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il interpella vivement Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

« Et il commença à leur enseigner qu’il fallait que le fils de l’homme souffre beaucoup et soit recalé par les anciens et les grands-prêtres et les scribes et soit tué et après trois jours soit relevé. » Le passage que nous abordons à présent fait organiquement suite au précédent : Jésus, méditant la demande de signe des Pharisiens, s’est enquis auprès de ses disciples de l’approche des foules son égard, mais aussi de la leur, ainsi que de ce qu’ils disaient de lui dans leur annonce. Sur ce dernier point, il leur a tout bonnement interdit de parler de lui (réserve qu’il s’applique d’abord à lui-même).

Marc note néanmoins une nouveauté qui naît à présent dans l’enseignement de Jésus : « Et il commença à leur enseigner…  » Il s’agit peut-être bien d’un contre-feu. Ou, en tous cas, d’une conséquence de ce qu’il a entendu, mais aussi de ce qu’il a médité. Il y a un « levain » des Pharisiens et d’Hérode, mis en évidence par leur demande de « signe venant du ciel« , un principe de fermentation qui pourrait atteindre les disciples, et qui peut-être les a atteint ! Et dans la réponse par laquelle Pierre s’est distingué (et dans laquelle Marc reprend peut-être la proclamation de Paul de Tarse), il y a peut-être quelque chose de cela… Alors le Maître commence un enseignement nouveau, commence un aspect nouveau de son enseignement.

Quel est-il ? « qu’il fallait… » Ce sont les premiers mots. [déï], c’est bien l’idée d’avoir besoin, l’idée de nécessité. C’est l’idée de manque entraînant, l’idée d’une réalité entraînée par un manque. Ce n’est pas un « devoir », une nécessité morale, mais un état de fait, une béance qui ne peut être comblée que par ce moyen. Et cette nécessité qui fait suite à une béance concerne « le fils de l’homme« . Jésus a déjà employé cette locution une fois, lorsqu’après avoir signifié au paralytique descendu par le toit que ses péché lui étaient remis, au grand scandale des Scribes présents, il a voulu en invitant celui-ci à marcher, montrer à ces derniers que « le fils de l’homme a, sur la terre, le pouvoir de remettre les péchés » (Mc.2,10. Pour un commentaire, cf. S’affranchir des cadres). Dans ce premier cas, ce titre revendiquait clairement un statut céleste -contre les apparences, soit dit en passant- et revendiquait d’exercer un pouvoir céleste « sur la terre« , celui de déclarer déliés les péchés d’un homme.

Cette expression de « fils de l’homme » a une histoire : elle appartient à l’apocalyptique. On en trouve trace par exemple dans le Livre de Daniel (Dn.10). L’attente, en Israël, d’un salut qui ne vient pas, fait chercher sous quelle forme il pourrait survenir : pour certains, ce sera sous forme politique, sous la forme d’un descendant de David : c’est la figure du Messie, que Pierre vient à peine d’appliquer à Jésus. Avec obligation de se taire. Pour d’autres, plutôt désespérés vis-à-vis de la valeur de ce monde, c’est plutôt sous la forme d’une figure céleste, un être de la cour céleste du dieu d’Israël, qui viendra « récupérer » (=sauver) ceux des hommes qui appartiennent à ce dieu pour les emporter loin de ce monde, auprès du dieu. Son intervention sera irrésistible, avec des « pouvoirs » tout-à-fait inédits (c’est un peu ce que l’on retrouve dans les Marvels américains, l’inspiration est la même). Le « fils de l’homme » est le nom donné à cette figure, qui a l’apparence d’un homme. Il faut tout de même remarquer que si cette locution a, avant Jésus, une histoire longue, cette histoire se fait très brève après lui : Jésus est le seul dans la bouche duquel les auteurs du Nouveau Testament mettent ce titre, et l’usage s’en perd immédiatement après lui ! C’est peut-être bien un gage d’authenticité de cet usage par lui…

Mais voilà : Jésus associe le titre de « Fils de l’homme » a l’expression de la nécessité. Et là, fondamentalement, il y a un paradoxe et même une contradiction. Le « Fils de l’homme » est une figure de salut construite en dehors de la nécessité, plutôt pour y faire remède, pour imaginer une intervention salvatrice là où pèsent les nécessités. Qui plus est, ce « fils de l’homme » subit : il subit la souffrance « que le fils de l’homme souffre beaucoup« , il ne passe pas les sélections des autorités légitimes unanimes sur ce point, « et soit recalé par les anciens et les grands-prêtres et les scribes« , il subit la mort elle-même, « soit tué« , et il subit enfin un relèvement « et après trois jours soit relevé. » Même cet élément supplémentaire après la mort, sur lequel Jésus ne s’explique pas, n’est pas de son fait ! Les éléments mis en avant, paradoxalement rattachés à la figure du Fils de l’homme, relèvent plutôt d’une autre figure de salut, celle, brossée par le deuxième Isaïe, de l’ [ébèd Yahwé], du Serviteur de Yahvé (cf. notamment Is.52,13-53,12). Autrement dit, Marc met dans la bouche de Jésus une superposition : une figure de salut, avec les éléments qui en composent une autre ! Qu’est-ce à dire ? Probablement un point crucial : l’itinéraire de subir une nécessité faite de souffrance, de rejet, de mort, et d’encore autre chose (= le Serviteur de Yahwé) , est un plan céleste (= le Fils de l’homme).

«  Et il faisait ce discours avec liberté. » Je reviens sur le contexte de cet enseignement de Jésus qui commence ici : la non-sélection de Jésus par les autorités légitimes, qu’il place en deuxième dans les points marquants de l’itinéraire dessiné, a déjà commencé. La demande de signe du ciel par les Pharisiens en marque la réalité. Jésus a compris, en le méditant, que cet enchaînement devenait plus que probable : rejet, souffrance, mort… Mais il l’a aussi médité comme un plan céleste, et il le livre comme tel. Par voie de conséquence, il parle lui aussi de lui-même, désormais, dans son enseignement, mais uniquement sous ce jour. Et ce faisant, il invite ses disciples à en faire autant. Il ne s’annonce pas lui-même, mais il annonce le plan céleste, qui l’inclut. Et Marc, comme tous les disciples, est très frappé de l’extraordinaire [parrèssia], liberté, avec laquelle Jésus parle de telles choses. Il s’agit tout de même de l’issue de sa mission, et il s’agit… d’un échec retentissant et sanglant ! Suite à la demande des Pharisiens, pour qui il est manifestement l’obstacle au message il en est venu à se demander s’il ne vaudrait pas mieux qu’il s’efface, pour que passe le message. Il trouve maintenant dans Isaïe la figure de celui qui précisément s’efface, est supprimé, pour accomplir sa mission de médiateur de salut. Il se l’applique à lui-même : ce qui est ébauché dans le Second Isaïe ressemble trop à ce qui est prévisible dans son propre devenir.

Une note au passage : les historiens semblent s’accorder que la tout première prédication chrétienne a beaucoup pivoté autour de cette figure du Serviteur, et même à travers le jeu de mots « Chrestos-Christos ». Marc est sans doute un témoin de cette annonce, avec l’idée de la rattacher à Jésus lui-même.

« Et après l’avoir pris à part, Pierre commença à lui faire reproche. » Jésus n’annonce pas un succès, il dit ouvertement, avec une étonnante liberté, que tout va mal finir. Ce n’est pas très mobilisateur pour les Douze, apparemment. Et Pierre, qui vient de se distinguer, se sent manifestement porté à être porte-parole, quoiqu’il ait reçu avant tout l’injonction de se taire. Il prend Jésus à part, peut-être pour lui rendre moins difficile d’entendre ce qui va lui être dit, et lui « fait reproche« . On comprend aisément quel reproche : celui de dire (inconsidérément ?) des choses qui découragent, qui démobilisent. Allons, « ça va aller » ! Ne regardons pas les choses avec réalisme mais avec optimisme !

« Mais lui se retourna et voyant ses disciples il fit reproche à Pierre et dit : Passe derrière-moi, satan, parce que tu ne sens pas les choses du dieu mais celles des hommes. » Jésus est certes pris à part par Pierre, mais lui ne se laisse pas prendre par cette mise à part. Il ne se détache pas de l’ensemble des disciples, il se retourne pour les voir. Sa réaction est mise par Marc en lien avec tous : pas de « petits arrangements entre amis ». Et il retourne entièrement la situation, Marc emploie pour Jésus exactement le verbe qu’il avait employé pour Pierre, « faire reproche« . Mais cette fois, il nous donne le contenu, qui est violent. « Passe derrière-moi« , est mot pour mot la locution de l’appel initial lancé à André et Pierre (Mc.1,17), un rappel donc à sa condition de disciple ! Certes, il les a aussi fait conseillers, mais ils n’en restent pas moins disciples : c’est lui le Maître, le décideur. Eux marchent avec lui, mais aussi derrière lui. L’oublier, ce serait se laisser gagner en quelque manière par le « levain des Pharisiens et d’Hérode » dont ils les a appelé à se défier.

Et puis il l’appelle « satan« , celui dans la puissance duquel les scribes l’accusaient paradoxalement de chasser les démons (Mc.3,23), celui aussi qui vient enlever la parole semée, de sorte qu’elle ne prendra jamais racine ni ne grandira (cf. Mc.4,15). Celui aussi qui dès l’origine le tente dans l’accomplissement de sa mission (Mc.1,13). Autrement, dans ce petit évènement, l’invitation faite par Pierre de changer de discours, Jésus voit une vraie tentation, une stratégie puissante qui le ferait dévier de sa mission. C’est dire s’il est désormais convaincu que ce qu’il annonce très librement et ouvertement dessine clairement la forme définitive de sa mission. C’est dire aussi à tous les disciples qu’ils peuvent être aussi de vrais adversaires de Jésus, et en particulier quand ils n’acceptent pas que la forme concrète de la mission (partagée) soit conclue par l’échec, la souffrance, la mort, la condamnation (mais à des conditions bien précises, pas par délire de persécution ni par entêtement psycho-rigide).

Ce qui est reproché ouvertement à Pierre, et à travers lui à tout disciple, c’est de ne pas « sentir les choses » comme le dieu, mais plutôt comme « les hommes ». Pour le Jésus de Marc, les choses se lisent dans les prophètes, la réalité se déchiffre en cherchant dans les Ecritures et en comprenant comment ce qu’elles disent s’accordent avec le présent. La manière de Pierre a deux défauts : elle ne fait pas référence aux Ecritures, et elle refuse en même temps un aspect de la réalité (l’opposition des Pharisiens et les conséquences qu’elles vont entraîner), que Jésus, lui, a déchiffré et accepté. On ne saurait suivre authentiquement Jésus, encore moins partager sa mission, sans accepter la réalité comme elle se présente, y compris dans ce qu’elle a de plus difficile, et chercher en même temps dans les Ecritures comment le dieu invite à vivre cette vie avec ses difficultés. « Faire du positif » (« mais regardez quand même tout ce qui se passe de bien ! », « mais ça va bien sa passer! ») n’est pas un acte de foi, c’est se fabriquer un Jésus à son idée. C’est se faire son adversaire. On voit les conséquences très actuelles par exemple avec l’Abbé Pierre : ceux qui savaient qui il était en réalité ne l’ont pas exclu, il « faisait aussi du bien ». On aurait pu se demander dans quel but ; soupçonner avec quelle manipulation générale aussi bien des gens que des autorités… Regarder la réalité entière et accepter l’échec, ou le discrédit, c’est autre chose : en l’occurrence, ç’eût conduit à mettre hors-jeu un tel prédateur…

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