34 Appelant la foule avec ses disciples, il leur dit : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. 35 Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. 36 Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier si c’est au prix de sa vie ? 37 Que pourrait-il donner en échange de sa vie ? 38 Celui qui a honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges. » 01 Et il leur disait : « Amen, je vous le dis : parmi ceux qui sont ici, certains ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le règne de Dieu venu avec puissance. »
L’épisode présent ne concerne pas que les disciples, mais leur joint la foule. Marc le fait suivre, en nous le présentant comme une conséquence de ce que nous avons à peine lu : après la nouvelle annonce très libre et ouverte de Jésus, Pierre a tiré celui-ci à part pour lui faire reproche de cette annonce que les choses vont mal finir. Lui avait l’ambition de parler autrement de Jésus dans sa prédication (comme le Messie), mais Jésus impose une tout autre parole : s’il faut parler de lui, que ce soit comme de celui qui n’est pas retenu par les autorités légitimes, qui souffre et meurt et est relevé. Jésus cependant a rejeté avec vigueur les reproches de Pierre et voilà que maintenant, comme il avait fait avec les Pharisiens quand ils étaient venus lui demander compte du fait que les disciples ne respectaient pas les traditions auxquelles ils tenaient (comme se laver les mains, Mc.7,14), il convoque la foule.
« Et après avoir convoqué la foule avec ses disciples, il leur dit… » Il ne convoque pas la foule en renvoyant les disciples, il la convoque avec eux. On devine peut-être la stratégie : si un nouveau discours est inauguré avec la foule par Jésus lui-même en présence de ceux qui sont mandatés pour porter la même parole, les voilà contraints de dire la même chose. En créant une attente dans la foule destinataire de la parole, les messagers sont bien « obligés » de dire ce qui est attendu. Et voilà comment Jésus, d’après Marc, instituerait en quelque sorte la foule comme gardienne de la parole des Douze sur Jésus. Mais est-ce bien cela qu’il dit ?
« …si quelqu’un veut faire route derrière moi, qu’il se renie lui-même, qu’il soulève son poteau et qu’il fasse route avec moi. » L’angle choisi n’est pas tout-à-fait celui que nous supposions : Jésus a d’abord invité Pierre a reprendre sa place de disciple, et c’est sur ce point précis qu’il s’adresse maintenant à la foule. Il parle des conditions pour être disciple. C’est la notion encadrante de la formule, fait pour être frappante et être aisément retenue dès la première audition. « Si quelqu’un veut faire route derrière moi… qu’il fasse route avec moi« . Le verbe signifie bien « faire route, suivre, accompagner« , c’est l’idée de marcher en compagnie de quelqu’un, mais que cette autre personne a l’initiative de la destination ou de l’itinéraire. La première fois, il s’agit vraiment de venir « derrière moi« , [ôpissoo mou] mais la seconde, il n’y a plus que le datif [môï] qui peut s’entendre comme le destinataire de l’action, ou comme le moyen. Je crois comprendre, soit qu’une fois données les conditions, le disciple volontaire vient jusqu’à son maître pour l’accompagner, soit que la marche de son maître reste l’exemple et la règle de la marche du disciple. On peut entendre la suggestion que Jésus lui-même obéit à une règle, que lui-même se fait aussi disciple d’un autre…
Mais entre les deux, entre la volonté et sa réalisation, sont énoncées deux conditions. La première, « qu’il se renie lui-même » : il ne s’agit pas d’un « renoncement à soi », comme on le traduit souvent, opération tout simplement impossible si l’on y réfléchit deux secondes. On est ce qu’on est, et il s’agit plutôt de l’accepter, ce qui n’est pas toujours facile. Mais il s’agit d’une opération intellectuelle, qui consiste à dire non avec force : se dire « non ». Le mot est fort, Marc l’emploiera (Mc.14,30) pour Pierre dans le contexte de l’arrestation et du jugement de Jésus : c’est lorsqu’il niera le connaître. Ce reniement-là, on le comprend, n’est pas recommandé. Mais au contraire, celui qui est attendu du disciple, c’est un reniement dont le disciple-même est l’objet : le disciple doit dire « je ne suis pas le Messie », « je ne suis pas le Maître ». Se renier, c’est choisir sa place de disciple comme n’étant pas celle du Maître. C’est le première condition. Elle entraîne de se laisser conduire où va le Maître, de lui laisser l’entière initiative du but et du chemin, sans vouloir lui dicter ce qu’il devrait faire.
La deuxième condition, « qu’il soulève son poteau » est plus énigmatique. Le [staourôs] peut légitimement être traduit par « croix » ou plus largement « instrument de torture« . Le supplice Romain de la croix était constitué matériellement de deux parties : les poteaux verticaux sont fixes, toujours au même endroit, le plus souvent les Romains les installaient en bordure des routes fréquentées puisqu’ils étaient sensés avoir un rôle dissuasif ou exemplaire. Quant à la traverse, sur laquelle le condamné était cloué avant que celle-ci ne soit hissée en haut du mat et posées sur le haut pour former un « T », elle était en général portée par le condamné jusque sur les lieux du supplice. C’est évidemment cette traverse que l’on peut soulever, prendre avec soi, non le poteau. L’expression semble faire référence à ce que le lecteur ne sait pas encore (sinon par une autre source, antérieure à sa lecture), et l’auditeur supposé (dans la foule) sûrement pas ! On voit que Marc trouve des mots (ou les reprend) qui n’avaient, dans la bouche de Jésus à ce moment-là, pas tellement de chances d’être compris : à moins que le « nouveau » supplice Romain ait tant frappé les imaginaires qu’il ne parle immédiatement ?! Que signifie alors cette métaphore ? Quand le condamné soulève la traverse, il sait qu’inexorablement il va vers le supplice et la mort. Ainsi donc, le disciple qui veut suivre Jésus doit avec la même conscience savoir que cette histoire va mal finir, pour son maître comme pour lui. Il me semble difficile d’interpréter autrement cette locution. Cela veut dire que Jésus ne fait pas du « recrutement », qu’il ne joue pas à « venez, ça va être formidable ! », mais qu’il déclare ouvertement à tous, à la foule même (qui n’est pas une foule de disciple, mais un rassemblement de gens intéressés), que devenir son disciple n’est pas une « belle aventure » qui finit bien.
Qu’a donc fait Jésus, dans cette adresse à la foule ? Il n’a pas tout-à-fait répété à tous ce qu’il avait dit en particulier à certains, créant une sorte de contrainte à leur prédication. Mais il a été plus loin encore : il a averti tous que non seulement l’issue de sa mission était fatale, mais encore que la leur l’était aussi s’ils se faisaient son disciple. Et même qu’il fallait choisir cela , si on choisissait d’être son disciple ! C’est un changement de discours majeur, entraîné par sa méditation de la demande de signe des Pharisiens.

Et il y insiste encore : « Celui en effet qui voudrait sauver sa vie, la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour mon compte et l’évangile la sauvera. » Voilà une formule en deux temps, qui ne me paraissent pas devoir être pris comme en opposition mais plutôt comme en succession. Car le « en effet » laisse entendre une explicitation de ce qui a précédé. Qui voudrait suivre Jésus, est supposé vouloir « sauver sa vie » : c’est là ce que Marc pose comme propos fondamental, comme détermination initiale. Mais justement, celui qui, en choisissant de suivre Jésus, voudrait sauver sa vie, celui-là paradoxalement la perdra car il rencontrera la mort qu’a rencontré son maître. C’est pourquoi d’ailleurs, pour choisir d’être son disciple, il doit d’abord choisir de ne pas suivre un autre chemin (« qu’il se renie lui-même« ), et doit ensuite assumer pleinement de prendre ce chemin qui passe par la mort (« qu’il prenne sa croix« ). Mais (et le petit [dé] en grec a toute son importance), cette vie perdue « pour moi et l’évangile« , c’est-à-dire avec une claire conscience de la motivation à livrer sa vie, à son tour est bien un chemin de salut. On retrouve en filigrane l’itinéraire initialement explicité par Jésus « avec liberté » et ouvertement : souffrir, être disqualifié par les autorités légitimes, mourir… et « être relevé« .
Le disciple doit donc consentir à perdre sa vie, à perdre la vie. N’est-ce pas un prix exorbitant, n’est-ce pas une exigence… inexigible ?! Jésus répond par l’absurde : « Quelle utilité pour l’être humain de tirer profit du monde entier et condamner sa vie ? Que donnera l’être humain en contrepartie de sa vie ? » L’alternative à la logique du don, qui fait livrer sa vie, c’est la logique du profit. Mais ce que pointe le discours, c’est que tout le profit du monde ne vient jamais sauver la vie, il n’empêche pas de mourir. Il peut jouer sur les conditions de vie, mais non pas la préserver. Et l’homme le plus riche de l’univers n’a aucune contrepartie à sa vie : la logique du commerce, et même dans une certaine mesure de l’échange de services, don et contredon, ne peut jouer ici. Quand la vie est concernée, il n’y a aucune contrepartie sinon la vie elle-même. La vie est finalement un ordre à soi seul. Le récit que fait Philippe de Commynes des derniers jours de Louis XI est à cet égard très émouvant : le roi essaye de toutes les manières d’échapper à la mort, il débourse vis-à-vis de ses médecins des sommes considérables, déraisonnables,… mais il ne gagne pour autant pas la vie sauve. Alors finalement, puisque la vie doit être perdue à un moment, pourquoi ne pas l’offrir, la livrer ? N’est-ce pas la seule contrepartie proportionnée à la vie elle-même ? Et partant, n’est-ce pas la seule opportunité de recevoir la vie en échange de la vie ?
« Celui en effet qui aurait honte de moi et de mes paroles dans cette génération, adultère et pécheresse, le fils de l’homme à son tour aura honte de lui, lorsqu’il viendra dans la gloire de son père avec les saints anges. » C’est maintenant que vient l’antithèse à la première proposition, « Celui en effet qui voudrait sauver … » : la construction initiale est en effet exactement la même. Il y a donc d’une part « celui qui voudrait sauver sa vie« , d’autre part « celui qui aurait honte de moi…« . L’alternative est éclairante : vouloir être disciple est l’antithèse d’avoir honte de lui. Il n’y a pas d’entre-deux, pas de position neutre, et cela aussi est nouveau. On dirait que la destinée désormais dramatique de Jésus met en demeure chacun de prendre position à son égard. Il a évoqué pour commencer l’hypothèse de ceux qui perdraient leur vie « pour mon compte et l’évangile« , il évoque maintenant celle de ceux qui auraient honte « de moi et mes paroles« .
Mais cette prise de position nécessaire des êtres humains en entraîne une autre : celle du « fils de l’homme » à leur égard, lorsqu’il « viendra dans la gloire de son père avec les saints anges » : si le « Fils de l’homme » a pour le moment une destinée faite de souffrance et de mort, il y aura aussi pour lui une venue « dans la gloire« , c’est-à-dire dans l’évidence et l’opération effective, « automatique », de sa puissance. Le [kabôd] hébreu, traduit en grec par la [doxa], que nous traduisons la gloire, c’est l’idée du poids, l’idée du mouvement nécessaire entraînant les choses. Le Fils de l’homme qui vient dans la gloire, c’est sa manifestation avec effet, effet nécessaire de ce qu’il est sur l’ensemble du cosmos et de ses habitants. Jésus dit ici que, dans cette manifestation opératoire, entraînant d’elle même de nombreux effets sur le cosmos, il y aura aussi un prononcé : pour ceux qui auront eu honte de lui dans « cette génération« , lui aussi à ce moment aura « honte » d’eux. On devine que ce ne sera pas pour le salut dont il a été question précédemment. L’idée d’ensemble qui se dégage ici, c’est que le choix de ne pas être disciple de Jésus jusqu’à perdre sa vie (et la trouver dans un second temps), entraîne comme en une pente nécessaire la perte réelle et définitive cette fois de sa vie.
« Et il leur disait : Amen je vous dis qu’il y en a certains de ceux qui se tiennent ici qui ne goûteront pas la mort tant qu’ils n’auront pas vu la royauté du dieu venant dans la puissance. » Voici une phrase pour finir qui arrive comme un codicille. Le contexte immédiat est l’évocation de la venue du fils de l’homme dans la gloire de son père accompagné des anges. Voilà qu’il est maintenant question, pour « certains de ceux qui se tiennent ici » de voir « le royaume (ou le règne ou la royauté) du dieu venant dans la puissance« . A priori, je traduirais pus volontiers « la royauté« , qui est l’exercice de la puissance et le titre à l’exercer : cela me paraît plus logique que ce soit la royauté qui paraisse « dans la puissance« . L’expression suggère que le dieu, habituellement, ou jusqu’à présent, n’a pas exercé sa royauté « dans la puissance« . Mais que veut dire cette dernière expression ? Le contraire de la puissance, c’est plutôt la faiblesse ou l’impuissance. Or c’est plutôt ce qu’a suggéré le présent discours en sa partie précédente, avec l’affirmation ouverte et libre que la forme de la mission du « fils de l’homme » serait paradoxalement celle de la souffrance, de la condamnation, de la mort (et du relèvement). Cette impuissance, cette faiblesse, seront même partagés et doivent être d’avance acceptées par les disciples. Pourtant, certains vont, avant de goûter la mort, « voir » une manifestation de puissance de la royauté du dieu. Il s’agit sans doute d’une phrase qui fait le lien avec le récit suivant : d’emblée, le récit de la « transfiguration » est situé comme une exception, tant par son public (quelques uns, parmi ceux qui sont ici) que par sa non-remise en cause du schéma général.