Le Fils de l’homme (Mc.9,2-8)

02 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmène, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux. 03 Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. 04 Élie leur apparut avec Moïse, et tous deux s’entretenaient avec Jésus. 05 Pierre alors prend la parole et dit à Jésus : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » 06 De fait, Pierre ne savait que dire, tant leur frayeur était grande. 07 Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! » 08 Soudain, regardant tout autour, ils ne virent plus que Jésus seul avec eux.

Voici donc un récit bien connu, peut-être même à l’époque de Marc puisqu’il s’est donné la peine d’un verset de transition pour l’amener, comme nous l’avons vu la semaine dernière. Peut-être Marc sait-il que son lecteur, déjà, va anticiper ce récit. En tous cas, lui choisit de le situer dans le cadre que nous sommes en train d’explorer : celui de la formation continue des Douze à la mission de Jésus, dans le contexte de la « demande de signe » des Pharisiens qui mettent ainsi en question l’authenticité de Jésus comme messager, et donc du dévoilement par Jésus de sa propre destinée.

« Et après six jours Jésus prend avec lui le Pierre et le Jacques et le Jean et les élève dans une haute montagne, à part, seuls. » Six jours plus tard est une mention qui est tout sauf neutre, elle appelle immédiatement le souvenir du premier récit de création. « Après six jours« , c’est le septième jour : celui d’une nouvelle action du dieu qui n’a rien à voir avec celle de tous les jours précédents. Le septième jour, dans le récit dit « Sacerdotal » (Gn.2,2-3), le dieu « se repose » (ainsi traduit-on le plus souvent), mais c’est un verbe d’action ! En fait, il inaugure quelque chose d’entièrement nouveau, au-delà d’une création achevée : il anticipe un autre « jour », quelque chose qui n’est pas de cette création-ci. La référence à ce septième jour est donc une inscription du récit présent et de l’évènement qu’il rapporte dans un « au-delà » de ce que nous vivons, de ce que vivent les acteurs de l’évènement. Marc nous prévient qu’il y a dans son récit (ou dans l’interprétation qu’il en donne en nous le rapportant) une dimension d’anticipation ou d’eschatologie.

Une nouvelle fois, ceux qu’il prend avec lui ne sont pas les Douze, mais trois d’entre eux. Ce sont trois des quatre premiers disciples (cf. Mc.1,16-20) et aussi les mêmes que ceux qu’il avait emmenés avec lui auprès de la fille du chef de synagogue Jaïre, qui était malade et qu’on pensait morte (cf. Mc.5,37. Pour un commentaire, Un plein rétablissement). Marc ne s’exprime pas plus que la fois précédente sur le choix de ces trois (pourquoi trois seulement ? Pourquoi ceux-là ?), mais comme la première fois, on entrevoit qu’il y a des raisons de discrétion et aussi un aspect « retour aux sources ». Des raisons de discrétion : il s’agit de Jésus lui-même, et il ne veut pas qu’on parle de lui. Alors s’il laisse entrevoir quelque chose à son propre sujet, il ne veut pas que cela s’ébruite. Un aspect « retour aux sources » : en ayant invité personnellement Pierre, puis toute la foule avec les Douze, à « venir derrière lui », il ré-initialise en quelque sorte le parcours de disciple.

Ce que fait Jésus avec ces trois, c’est de les « élever » -nous sommes en mode « ascenseur », le verbe exprime l’idée de prendre une chose et de la porter vers le haut-, « à part, seuls » précision pour le moins un peu redondante. Et pourtant, ce n’est pas tout-à-fait la même chose : à part, c’est un rapport aux autres, les voilà tirés du milieu des autres pour ce moment bien particulier. Seuls, c’est plutôt un rapport à soi : seul, ce n’est pas être isolé, mais c’est être unique. Autrement dit, c’est avec une dimension exceptionnellement personnelle que l’évènement va être proposé et vécu.

« Et il fut métamorphosé en avant d’eux, et ses vêtements advinrent étincelants, extrêmement blancs, tels qu’aucun foulon sur la terre n’est capable de faire briller ainsi. » Manifestement, Jésus ne « porte » pas littéralement les trois disciples, mais il les entraîne derrière lui. Ils sont exactement dans la position du disciple : le Maître marche et les entraîne à sa suite, à son rythme, dans sa direction. Et il les élève. Ils le voient de dos en train d’avancer. Mais c’est alors qu’il est « métamorphosé« , littéralement sa « forme » change : il ne s’agit pas de la silhouette, des contours (on aurait le grec [skéma], qui donne notre schéma], mais bien de l’être tel qu’il est ici et maintenant (comme quand on dit « je suis en forme« ). Quelle changement y a-t-il ? Marc nous décrit les vêtements, autrement dit un effet de la métamorphose de Jésus : on comprend que la métamorphose s’étend à ce qu’il porte. Ses vêtements deviennent étincelants et extrêmement blancs, c’est un rayonnement qui vient du corps et qui paraît éblouissant. Mais ce n’est pas tout.

« Et leur furent montrés Elie avec Moïse et ils étaient en train de parler-ensemble à Jésus. » Jésus n’est plus seul, il est en dialogue. Il marchait devant eux, les menant vers le haut mais sans qu’ils sachent où, et voilà qu’à la lumière qui vient de son corps et traverse ses vêtements, il apparaît qu’il n’est pas seul. Les deux fameux [schaliah], Moïse et Elie, sont avec lui. Les deux qui ont eu mission et pouvoir pour former ou reformer le peuple. Ils sont tous les trois en dialogue, en conversation. Etant donné la qualité des deux autres, on peut imaginer qu’ils parlent précisément de former ou reformer le peuple : on se souvient que, dans notre évangile de Marc, la mission première et fondamentale de Jésus est d’aller à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu. Les trois disciples sont donc entraînés dans cette perspective. Ils sont témoins aussi que le maître qui les entraîne tous les jours ne décide pas seul de ce qu’il fait, des choix qu’il fait, mais qu’il est toujours en dialogue. Et s’il a pu faire reproche à Pierre, il y a peu, de « sentir comme les hommes » et non selon le dieu, il montre le dialogue constant dans lequel il est lui-même avec les Ecritures, avec ceux qui en sont les plus grandes figures.Il prend toute son actualité sans rien en oublier ou en rejeter, et il en parle avec les Ecritures ou ceux qui la constituent et qui constituent le peuple.

« Et se distinguant, Pierre dit à Jésus : Maître, il nous est bon d’être ici, et faisons trois tentes, pour toi une, et pour Moïse une et pour Elie une. Car il ne savait que répondre, les choses qui arrivaient leur faisaient peur. » Quand Jésus avait demandé à brûle-pourpoint aux Douze ce qu’ils disaient de lui, Pierre s’était distingué. Ici encore, il se distingue. D’abord par l’expression d’un contentement : « il nous est bon d’être ici« . C’est dire si la vision est porteuse de joie, de bonheur, si elle dilate le cœur. Mais il ajoute aussi une proposition : celle de fixer la vision, et eux-mêmes en sa présence. Plantons des tentes. Cela rappelle évidemment l’Exode, où le peuple vivait sous la tente et se déplaçait, par moments, à l’initiative de la sombre nuée. Voir Jésus ainsi, Pierre voudrait que cela dure toujours. Marc suggère en même temps qu’il parle pour se rassurer : « Car il ne savait que répondre, les choses qui arrivaient leur faisaient peur. » Autrement dit, la proposition est aussi pour entrer en dialogue, pour s’approprier l’instant et l’intégrer dans sa vie et son univers. Dans bien des moments de littérature, l’entrée en dialogue avec le monstre, ou l’être menaçant, est un moment qui redonne de l’initiative au témoin jusque-là dominé par l’évènement.

« Et advint une nuée les obombrant, et advint une voix sortant de la nuée : celui-ci, c’est le fils-de-moi le bien-aimé, écoutez-le. » Mais justement, la fameuse « nuée sombre » de l’Exode survient, et crée un effet nocturne alors qu’ils étaient éblouis par la lumière, rayonnant du corps de Jésus à travers son vêtement. Les voilà au contraire à l’ombre, ils ne voient plus. Seule leur reste l’ouïe, mais celle-ci est saturée d’une voix disant presque la même chose qu’au baptême : « celui-ci, c’est le fils-de-moi le bien-aimé, écoutez-le. » C’est de nouveau la déclaration d’amour qui vient du ciel, mais cette fois assortie d’une injonction à écouter le messager.

Voilà bien une réponse directe à la mise en doute par les Pharisiens de l’authenticité de Jésus comme messager : la vision aurait-elle pour but de prévenir les trois témoins de la contamination du « levain des Pharisiens » dont ils sont peut-être bien déjà atteints ? En tous cas, ils ont eu un « signe venant du ciel » comme le réclamaient les Pharisiens, une initiative céleste, qui accrédite clairement Jésus comme messager authentique.

« Et subitement en regardant à l’entour nul ne voit plus personne sinon le seul Jésus avec eux-mêmes. » Et tout ceci cesse brutalement, sans transition : ils retrouvent la vue -donc la nuée s’est retirée-, et ils ne voient plus qu’à l’ordinaire : Jésus sans compagnie sinon eux-mêmes. Mais l’effet produit par le récit de Marc est remarquable : ce « Jésus seul » semble désormais cacher ce que nul ne voit. La brutalité même de la fin de la vision, l’absence de transition, laisse comprendre que le Jésus ordinaire que voient et que suivent les Douze est exactement le même que celui qu’il leur a été donné de voir, dans une vision d’anticipation, à l’initiative du ciel, comme le messager de gloire et de lumière qui porte authentiquement la parole céleste. Le « Fils de l’homme ».

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