Une prévision déroutante (Mc.9,9-13)

09 Ils descendirent de la montagne, et Jésus leur ordonna de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. 10 Et ils restèrent fermement attachés à cette parole, tout en se demandant entre eux ce que voulait dire : « ressusciter d’entre les morts ». 11 Ils l’interrogeaient : « Pourquoi les scribes disent-ils que le prophète Élie doit venir d’abord ? » 12 Jésus leur dit : « Certes, Élie vient d’abord pour remettre toute chose à sa place. Mais alors, pourquoi l’Écriture dit-elle, au sujet du Fils de l’homme, qu’il souffrira beaucoup et sera méprisé ? 13 Eh bien ! je vous le déclare : Élie est déjà venu, et ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu, comme l’Écriture le dit à son sujet. »

La péricope d’aujourd’hui fait directement suite à celle qui précède : ils montaient, les voilà qui descendent à présent. Il s’agit presque d’une sorte de « debriefing ». « Et après qu’ils soient descendus de la montagne, il leur prescrivit de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, sinon quand le fils de l’homme se lèverait des morts. » Notre texte suppose la descente tout juste effectuée, la montagne quittée. Le groupe va donc retrouver les autres, et c’est justement cela qui préoccupe le maître : il a pris un nombre restreint de disciples avec lui, et tient à la confidentialité. La loi du silence s’impose à chacun sur ce dont ils viennent d’être témoins, exactement comme à son propre sujet. Rappelons-nous en effet que Jésus, après avoir interrogé les Douze sur ce qu’ils disaient de lui, leur a tout bonnement interdit de parler de lui.

Il y a toutefois une clause d’exception à cette interdiction, cette fois : « sinon quand le fils de l’homme se lèverait des morts. » Cette clause confirme bien que le « fils de l’homme » va mourir, mais elle réitère l’affirmation qu’il y aura aussi un après. Mais il ne s’explique en rien sur ce en quoi consiste cette étape supplémentaire. En situant la « transfiguration » (puisqu’il est convenu d’appeler ainsi l’épisode précédent) le « septième jour », Marc a déjà induit ce lien avec l’étape d’après cette création : mais cela reste mystérieux, non-explicité. Tout comme aussi est irrésolu, dans le fameux quatrième « Chant du Serviteur » (Is.52,13-53,12), le fait que le Serviteur doive à la fois mourir pour accomplir sa mission, en étant personnellement la cible du rejet que les hommes font du dieu, et être vivant pour intercéder en leur faveur !

« Et ils tinrent fortement cette parole, faisant entre eux des recherches sur ce qu’était ce ‘se lever d’entre les morts’ « . Les trois entendent l’injonction, et s’y conforment ponctuellement (avec cette formule, Marc se place déjà comme écrivain après la résurrection, il mesure depuis cette position l’observance qu’ils ont eu de ce commandement bien particulier). Mais cette obéissance précise, et dont on sent par la formulation qu’elle est consentie en profondeur, n’empêche pas les questions : à ce stade, nul moyen d’entrevoir quelle est cette « suite », cette « nouveauté », ce « stade ultérieur » qu’évoque le maître. Impossible de l’imaginer. Et Marc, qui est si bon peintre, si pittoresque, ne s’y essaye même pas.

Et puis voilà une nouvelle étape dans le « débriefing » : il y a eu d’abord l’initiative de précaution de Jésus leur enjoignant le silence ; il y a maintenant une initiative des disciples, une question des trois disciples, signe que s’ils sont bien résolus à garder le secret vis-à-vis des autres, ils échangent néanmoins entre eux (ce qui ne leur a pas été interdit du tout), et profitent sans doute de ce moment où ils n’ont pas encore rejoint les autres pour revenir sur ce qu’ils ont vécu. « Et ils l’interrogeaient en disant : pourquoi les scribes disent qu’il faut qu’Elie revienne d’abord ? » Il y a en effet une tradition à propos d’Elie, selon laquelle, monté au ciel sur un char de feu, il n’était pas « mort » à proprement parler, et cela parce que sa mission n’était pas finie. Il doit encore revenir préparer le Jour de Yahvé, comme l’atteste le Livre de Malachie : « Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que vienne le jour du Seigneur, jour grand et redoutable. » (Mal.3,23). Ce « Jour », c’est celui du Jugement, craint de tous car il est sans appel. Et cela explique que, à propos de Jésus, la rumeur circule qu’il est Elie (cf. Mc.6,15, 8,28).

Les trois viennent de voir Elie qui, avec Moïse, discute avec Jésus. Ils ont donc bien la conviction que l’identification d’Elie avec Jésus ne tient pas. Mais aussi, ils viennent de voir Elie et pour autant n’ont pas vu survenir aussitôt le bouleversement cosmique ni l’apparition irréfragable du Jugement. On comprend donc qu’ils se questionnent à propos de cette tradition du retour d’Elie, et secondairement de l’autorité des scribes dans leur enseignement à ce sujet. La question n’est pas neutre, parce qu’elle touche au « scénario » qu’ils ont dans l’esprit à propos du « Jour de Yahvé » et de la fin. Le schéma du déroulement de l’Histoire qu’ils ont en tête, tout comme les auditeurs ou lecteurs de Marc, construit par les Prophètes (c’est-à-dire aussi bien ce que nous appelons les livres prophétiques que par ce que nous appelons les livres historiques) est le suivant : en premier lieu, il y a le don du dieu de qui vient toute initiative ; en deuxième lieu, il y a le mauvais usage que les hommes font de ce don (= péché) ; en troisième lieu, il y a le jugement (= le dieu abandonne les hommes aux conséquences de leurs actes, en prononce la sentence, éventuellement sépare les justes des injustes) ; en quatrième lieu, il y a le salut (= le dieu prend une nouvelle initiative). Ce schéma fait apparaître notamment le petit nombre des sauvés, puisque ceux qui n’ont pas passés le cap du jugement (étape trois) ne peuvent être concernés par le salut (étape quatre). Or c’est ce schéma que la réponse de Jésus va venir bousculer en profondeur.

« A son tour lui leur dit : Elie en effet est celui qui vient d’abord rétablir toutes choses ; et comment est-il écrit du fils de l’homme qu’il souffre beaucoup et est compté pour rien ? » Jésus commence par confirmer ce qu’ils ont entendu : pas de doute à ce sujet sur ce qu’enseignent les scribes, Jésus a la même lecture. Elie a reçu pour mission de rétablir le peuple dans son orientation première, et s’il est gardé en réserve, s’il n’est pas mort, c’est pour accomplir encore la même mission de « rétablir toutes choses« . On peut comprendre cette expression très large comme donnant à la mission d’Elie une dimension cosmique : la seconde fois, ce ne sera pas seulement dans le peuple qu’il va rétablir les choses, c’est-à-dire les tourner telles qu’elles ont été voulues dès l’origine, avant que d’être déviées ou dévoyées par les usages des hommes. Ce ne sera pas que dans le peuple, mais pour l’ensemble de la créature : ce « toutes choses » semble dépasser les cadres et les limites. Maintenant, ce qui motive la question des trois disciples reste encore sans réponse : ils viennent de voir Elie et… rien n’est « rétabli » !

Jésus, dans sa réponse, fait progresser encore le questionnement, et épaissit le mystère : Elie doit rétablir toutes choses pour préparer la venue du fils de l’homme. Or les trois disciples, non seulement ont vu Elie (avec Moïse) mais encore ils ont vu… le fils de l’homme ! Ils ont vu Jésus dans un rayonnement de lumière et une puissance pénétrante et transformante absolument saisissante, ils ont entendu son autorité confirmée par une voix du ciel. Or rien n’a été transformé. Rien n’a été définitivement transformé. Impuissance du fils de l’homme ? Impuissance du dieu ? Fausse promesse ? La question est d’une actualité brûlante : après deux mille ans de christianisme, qu’y a-t-il de changé dans le monde ? Ne vivons-nous que d’une foi obsolète dans un monde qui crie que rien ne le transformera ? Et Jésus en rajoute : « et comment est-il écrit du fils de l’homme qu’il souffre beaucoup et est compté pour rien ? » C’est ce qu’il annonce avec tant de liberté depuis quelques temps , et qui déroute tant les disciples, au point que Pierre a voulu le faire cesser. L’avènement tant attendu du « fils de l’homme » n’est donc pas le jugement de puissance attendu ? Ce n’est donc pas le moment où le dieu, malgré tous ceux qui se seront opposés à son dessein, établit tout tel qu’il l’avait projeté au départ et malgré les déviances historiquement provoquées par les humains ?

On voit qu’en posant une telle question, en la posant comme cela, Jésus prend de front le schéma d’interprétation de l’histoire tel qu’il s’est construit dans l’esprit des croyants, le fameux schéma 1) don du dieu, 2) mésusage du don par les hommes, 3) jugement, 4) salut. Car loin d’opérer un jugement, la figure de salut (qu’il prétend être, en s’auto-désignant comme « fils de l’homme ») n’est pas souveraine, mais au contraire succombe au mauvais usage des hommes. On pourrait même dire qu’il cristallise en sa personne le rejet que les hommes font du dieu. Jésus fait comprendre à ses disciples que le salut, qu’il annonce, d’une part va précéder le jugement (inversion des points 3 et 4), mais encore que ce « salut » ne se fait pas dans la « gloire ». On dirait plutôt que c’est un paroxysme qui se prépare : celui du rejet que les hommes font du dieu. Or si « salut » (notion très vague, en réalité) signifie plus concrètement « réalisation historique de l’alliance », il est à ce point impossible de concilier tout ce qui est en train de s’annoncer. Dans le schéma, très présent dans les Ecritures, selon lequel le dieu donne l’existence et la vie, puis l’alliance et la communion (temps 1), et où les hommes le rejettent par le péché (temps 2), que le dieu, par le jugement effectué par son envoyé, vienne d’abord séparer les justes des pécheurs (temps 3) pour ensuite offrir la vie et la communion à ceux qui la désiraient (temps 4), l’enchaînement parait tout ce qu’il y a de plus raisonnable. Mais si l’envoyé est lui-même victime du rejet des hommes (qui mettent ainsi le comble à leurs péchés), s’il cristallise en sa personne tout le rejet du dieu, on a l’impression que c’est la possibilité même du jugement et du salut qui vont disparaître avec lui !

Or Jésus ajoute encore : « mais je vous dis que Elie aussi est venu, et ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu, comme il est écrit à son sujet. » C’est un ajout qui doit laisser les trois disciples dans la perplexité la plus complète. Et le lecteur aussi, car il pose bien des questions. La cohérence avec ce qui précède est assez évidente : l’issue fatale et lamentable promise à l’envoyé, au « fils de l’homme », n’atteint pas seulement ce dernier, mais aussi Elie lui-même qui l’aura précédé immédiatement. Autrement dit, cette issue appartient bien au dessein divin, ce qui bouleverse complètement et fondamentalement les schémas de salut que tous ont en tête. Et sans leur offrir pour le moment de substitut. La seule lueur laissée par Jésus à ses interlocuteurs, c’est cette annonce bien énigmatique qu’il répète obstinément avec sa nouvelle annonce : « et puis être relevé« , annonce dont on a vu qu’elle était l’objet de discussions entre les disciples qui en cherchent l’intelligence.

Mais deux choses peuvent semer encore plus la confusion dans les esprits des auditeurs, dont la première consiste dans les temps verbaux utilisés. Ces temps verbaux disent que les choses, en ce qui concerne Elie, sont déjà accomplies : or, ils viennent de le voir, et il n’avait pas l’air d’avoir été opprimé ? Quant à son histoire telle que racontée dans les Ecritures, elle montre certes une opposition très violente avec le roi d’alors et les prêtres d’alors, mais qui s’achève plutôt par un exil puis une ascension spectaculaire dans un char de feu. Cela laisse entendre que le nom « Elie » est, dans la bouche de Jésus, presque une personnification, qu’il s’agit en réalité de quelqu’un d’autre. Mais qui ? Marc ne le dit pas. Deuxième élément qui pourrait semer la confusion : Jésus dit « comme il est écrit à son sujet. » Or, nous venons de le rappeler à l’instant, on ne voit pas bien qu’il soit écrit cela à son sujet. Alors à quelle passage ou à quelle interprétation des Ecritures le Jésus de Marc fait-il allusion ? Il paraît avoir médité autrement les Ecritures depuis la demande de signe des Pharisiens, et y avoir lu clairement, non seulement sa propre destinée, mais même celle d’un « Elie » qui le précède et en a été victime lui aussi. Marc nous laisse à ce stade, avec les trois disciples, dans la perplexité.

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