Pouvoir d’un enfant (Mc.9,33-37).

33 Ils arrivèrent à Capharnaüm, et, une fois à la maison, Jésus leur demanda : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » 34 Ils se taisaient, car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. 35 S’étant assis, Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » 36 Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit : 37 « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. »

« Et ils arrivèrent dans Capharnaüm. » Nous voilà à Capharnaüm. C’est la troisième arrivée à Capharnaüm, on dirait vraiment que ce lieu rythme l’évangile de Marc. La toute première fois (Mc.1,21), c’était après avoir appelé les premiers disciples, préalable nécessaire pour constituer un « nous » : les disciples s’en allaient « derrière lui« , comme des disciples. La deuxième fois (Mc.2,1), c’était « après des jours« , et un passage dans les lieux déserts où il se rendait après les premiers succès. Cette fois-ci, si l’on se réfère au passage qui précède et que nous avons commenté la fois précédente, les disciples ne « suivent » plus, du moins ils se posent de nombreuses questions et craignent la fin annoncée. D’autre part, Jésus et eux ne reviennent pas de lieux déserts, un peu victimes des premiers succès, mais reviennent d’un long périple « hors-frontières », victimes plutôt de la menace des Pharisiens et des Hérodiens. Le contexte est décidément bien plus menaçant.

« Et parvenus dans la maison, ils les interrogea : à propos de quoi, en chemin, conversiez-vous ? » La « maison » est sans doute celle de Simon-Pierre, où il a été accueilli la toute première fois : c’était après le passage par la synagogue, et notamment le dialogue avec l’homme dans un esprit non-épuré. Là, dans cette maison, il avait guéri la belle-mère de Simon-Pierre. Cette fois, la maison sera peut-être le lieu d’une autre guérison ? Le maître en effet interroge ses disciples : renversement inattendu, normalement ce sont les disciples qui interrogent le maître ! Oui mais, récemment, ils avaient peur de l’interroger, ils ne veulent plus le faire. Et ainsi, ils ne sont plus dans leur rôle de disciple, car ils ne se mettent plus en position d’être enseignés.

Surprise : c’est lui, le maître, qui interroge. Et sans doute leur fait-il voir ainsi qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur d’interroger, car interroger c’est chercher, c’est avancer. Dans le Roman de Perceval, de Chrestien de Troyes, quand Perceval voit le Graal la première fois, dans le château du Roi-pêcheur, il est dit par trois fois qu’il n’a pas demandé. C’est pourquoi le Graal lui échappe : le Graal est l’objet d’une quête, mais interroger c’est être en quête. Au contraire, refuser d’interroger, c’est ne plus être en quête, et alors impossible de trouver. Ici, c’est le maître qui est en quête de disciples, de vrais disciples.

La question qu’il pose : « à propos de quoi, en chemin, conversiez-vous ? » Il y avait entre eux une conversation : ils ne lui parlaient pas, ils avaient peur de l’interroger, mais entre eux une conversation allait bon train. Alors quel était le sujet de ces échanges ? tout ce qui est moral est dicible, il n’est donc que très naturel et en rien indiscret que de s’enquérir du sujet d’une conversation. Du reste, il ne demande pas qui disait quoi, mais simplement l’objet de l’échange. Mais s’ils ne parlent plus au maître, nous sommes dans la défiance, et au bord de la défection.

« Or eux gardaient le silence : entre eux en effet ils triaient en chemin qui [était] le plus grand. » Le silence est du côté des disciples, mais… le sont-ils encore, à de telles conditions ? S’ils ne disent rien, c’est qu’ils estiment que ce qu’ils faisaient en parlant n’est pas avouable. Et Marc donne l’explication : en chemin, ils « triaient« , ils faisaient la sélection du plus grand d’entre eux. On peut bien se demander en quoi consiste un tel échange, et d’abord quel est le critère : plus grand par rapport à quoi ? Marc ne nous dit rien à ce sujet, c’est donc plutôt par rapport au contexte qu’il nous faut chercher l’explication. Or le contexte est celui de l’annonce insistante par Jésus de l’issue fatale de son ministère et de sa mission. Voilà qui éclaire singulièrement le fameux tri : l’objet de l’échange, la sélection que font les Douze, c’est tout simplement celle du successeur !! Puisque Jésus dit que ça va mal finir pour lui, il est peut-être temps de penser à la suite… On comprend que ce soit difficilement avouable.

« Et après s’être assis, il appela les Douze et leur dit :… » Le silence n’arrête pas Jésus, soit qu’il ait entendu une part de la conversation et que sa question ait été une manière simple d’aborder le sujet, soit qu’il se doute du sujet lui aussi, étant donné le contexte et la gêne des disciples. Mieux vaut crever l’abcès. Mais cela va prendre un tour solennel, et Jésus s’assoit, comme un roi en majesté sur son trône, comme un maître pour son enseignement solennel. La succession n’est pas encore à prendre, il assume pleinement son rôle. Ainsi avait-il fait lors de l’institution des Douze (Mc.3,13), et ils ne peuvent pas ne pas se souvenir de ce moment où ils furent choisis, sélectionnés, par sa libre volonté. Le simple fait rappelle que ce ne sont pas eux qui « sélectionnent », mais bien lui. Et que « sélectionnés », ils l’ont été tous ensemble : voilà qui sous-entend qu’il n’y aura pas de « successeur personnel », peut-être même pas de successeur du tout ? Mais que leur dit-il ?

« Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit de tous le dernier et de tous le serviteur. » Le désir d’être « le premier » n’est pas remis en question, peut-être parce qu’il est tout naturel. Et s’il est naturel, c’est qu’il est bon : peut-être qu’il faut reconnaître là un ressort qui pousse à grandir, à s’améliorer, à advenir plus à soi-même ? Mais il y a des conditions pour y accéder, et Jésus les pose comme s’il s’agissait de la bonne manière de parvenir à ce que nous avons reconnu comme bon. Il convient d’être « de tous le dernier et de tous le serviteur. » Cela semble un paradoxe, mais ne l’est peut-être qu’en apparence. Car après tout, nous n’imagions l’accès au premier rang que par la domination : et si c’était par le service ? S’il y avait un autre bout à la chaîne ? Le dernier est bien premier, mais suivant une autre échelle de valeur, suivant un autre sens. Car il faut peut-être les mêmes qualités, la même énergie, pour se faire le serviteur (et c’est bien le mot [diakonos], serviteur, non celui de [doulos], esclave, que Marc emploie) de tous. Le serviteur [diakonos] reste libre, et c’est librement qu’il accomplit son service, c’est une position choisie.

Mais il ne faut pas passer sous silence la référence à lui-même que Jésus fait ainsi. On l’a déjà vu, il a lu dans les Ecritures la destinée qui est la sienne, et notamment à travers la figure du Serviteur du Second Isaïe. En reprenant ce mot comme applicable aussi aux disciples, c’est justement à l’accomplissement de sa propre mission qu’il se réfère. Ce qui vaut pour le maître vaut aussi pour le disciple, et ce à quoi il sait ne pouvoir échapper (même s’il ne court pas au-devant de la mort), il sait qu’ils n’échapperons pas non plus. L’énoncé solennel de Jésus peut aussi faire comprendre que cette « dernière place » n’est pas un échec, puisqu’elle permet en effet d’être « le premier » : mais non pas par l’établissement d’une domination, non pas en faisant œuvre de puissance. Et de cela, il veut absolument garder ses disciples.

« Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d’eux et le prenant dans ses bras il leur dit : » Placé « au milieu« , la figure de l’enfant devient centrale, elle devient aussi médiatrice. L’enfant, à cette époque, c’est quelqu’un qui ne compte pas vraiment : c’est un phénomène relativement récent que la place centrale donnée à l’enfant. Cet enfant, c’est déjà « le dernier » dont il vient d’être question, et l’enfant (à condition de le comprendre dans la situation de l’époque) est une illustration de ce qui vient d’être dit. C’est d’ailleurs souvent parce qu’il ne compte pas vraiment qu’on demande facilement à un enfant ce que l’on veut…. On dirait que Jésus ne se résout pas à faire de cet enfant un symbole, une image : d’abord il le place au milieu, et puis il le prend dans ses bras, et le mot évoque clairement la tendresse. Cet enfant, ce n’est pas d’abord un symbole, mais c’est d’abord quelqu’un, c’est d’abord un enfant. Du reste, cet enfant est aussi « médiateur » : placé entre eux, il permet à la parole de s’échanger à nouveau. Il n’est pas un obstacle entre eux, mais il est celui en lequel à nouveau ils se rencontrent, en qui la confiance se refait.

C’est d’ailleurs un peu cela que Jésus leur dit : « celui qui accueillerait un tel enfant à cause de mon nom, m’accueillerait moi-même ; et celui qui m’accueillerait, ne m’accueillerait pas moi-même mais celui qui m’envoie. » Accueillir un enfant « à cause de [son] nom« , c’est l’accueillir lui-même. Accueillir celui qui est le dernier, qui ne compte pas, dont on ne peut pas attendre grand-chose, c’est l’accueillir lui. Et toute personne ayant le même « statut », on le comprend bien, aurait le même résultat. Pour le croyant qui a « du mal avec Jésus » (pour quantité de raisons !), se tourner vers le faible et le petit et lui faire bon accueil, c’est un chemin pour le retrouver, sous une « forme » qui n’est pas aussi « problématique ». Le retour à la charité quand on a des problèmes de foi, c’est une vraie solution. Pour les Douze « en mal de Jésus », il y a encore un chemin, s’ils ne veulent pas se désister.

Mais poussons plus loin la réflexion : pour accueillir un enfant, ou n’importe quelle personne en situation de faiblesse, lui faire vraiment un espace, il faut se faire faible soi-même. Autrement, on ne fait que renouveler, et peut-être amplifier, l’expérience de puissance dont l’autre a été écrasé. Avec un enfant, il faut commencer par se mettre à sa hauteur, voir et comprendre les chose « à hauteur d’enfant ». Autrement dit, au-delà de faire de l’enfant ou du petit et du faible un médiateur pour être à nouveau avec Jésus (alors qu’on est en « froid » avec lui), se joue aussi la transformation et la « décroissance » de celui qui effectue cet accueil. Il se fait « le dernier de tous » pour accueillir le dernier. Il fait l’expérience d’un certain anéantissement pour rejoindre celui qui n’est rien. Et là, Jésus donne aussi une clé de compréhension du sens qu’il donne à sa propre destinée, à son arrestation, à sa mise hors-jeu par les autorités qui comptent, et à sa mort : c’est une mise « à hauteur d’enfant » ou « à hauteur de dernier ».

Dans ce « modèle -enfant », il y a aussi un choc particulier quant à l’usage du pouvoir qui est le sien. A vrai dire, nous avons tous un pouvoir, car vivre, c’est un pouvoir. Nous pouvons faire ceci ou cela, nous pouvons nous engager dans telle direction ou telle autre. Nous pouvons choisir de faire cet acte, ou nous pouvons choisir de ne pas le faire. Par exemple, dans Lysistrata, Aristophane met en comédie une grève du sexe des femmes, pour contraindre les homme à ne plus faire la guerre, mais faire au contraire la paix : ce qu’elle choisissent de ne « pas faire », de ne « plus faire », a clairement une dimension politique, constitue l’exercice d’un pouvoir. Eh bien il me semble que le « modèle-enfant » ne doit pas être pris comme un simple modèle naïf, appelant un sourire béat, mais qu’il constitue un vrai choix « politique », une manière délibérée d’exercer un pouvoir, car la vie est un pouvoir et dans cette mesure, nous détenons tous un pouvoir.

Face à ceux qui choisissent de le poursuivre et bientôt de le juger, de le mettre publiquement « hors-jeu », puis de le tuer, Jésus choisit, lui , de ne « pas faire ». Il choisit de se tenir à la dernière place, comme celui qui ne sait pas, qui ne détient pas les moyens de l’action. Ce modèle est à méditer hautement comme le choix évangélique de l’exercice du pouvoir, un non-agir qui suscite le meilleur de chacun. Dans Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry montre le pouvoir d’un enfant qui, par sa maladie et son impuissance mêmes, remue tout un empire dans la perspective de le guérir. Et ainsi, l’exercice du pouvoir « à hauteur d’enfant » suscite chez tous le meilleur, fait place aux capacités de chacun, révèle les intentions des coeurs les plus secrets, faisant apparaître les meilleurs intentions ou au contraire les pires, tournées vers soi-même dans la quête d’opportunité qu’offre la faiblesse d’un autre. E-E. Schmidt, a lui aussi perçu cela dans Le Visiteur, lorsque le mystérieux Visiteur que reçoit Freud en détresse du fait de l’arrestation de sa fille paraît tout savoir, tout deviner, et cependant ne rien pouvoir. Mais c’est ce qui pousse le plus les uns et les autres à agir…

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