38 Jean, l’un des Douze, disait à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom ; nous l’en avons empêché, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. » 39 Jésus répondit : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; 40 celui qui n’est pas contre nous est pour nous.
« Jean lui disait : … » Nous avons maintenant un échange entre un des Douze, Jean, et le maître. On ne sait pas quand se passe cet épisode, mais Marc le situe maintenant, il introduit ce passage qui sonne dès lors comme une sorte de restauration des relations maître-disciple, ou du moins comme une tentative. C’est le disciple en effet qui prend cette fois l’initiative du dialogue, en rendant compte de ce qu’ils ont fait, comme jadis quand ils étaient envoyés en mission et qu’ils en rendaient compte.
« Maître, nous en avons vu un qui en ton nom expulsait les démons et nous l’avons empêché, parce qu’il ne nous suivait pas ». Jean s’exprime au nom de tous, il utilise le « nous« . Cette prise de parole de Jean n’est pas mise en valeur en tant que telle, comme lorsque Pierre en a fait autant : Marc ne dit pas qu’il se « distingue« . Cela laisse entendre que c’est au contraire la pratique commune, habituelle, dans le groupe des Douze, rien d’exceptionnel à ce que l’un d’entre eux parle au nom de tous.
Jean rend compte de quelque chose que les Douze, ou au moins une partie d’entre eux, ont observé, et Jésus non : d’où l’importance de lui bien rendre compte, tant de ce qui a été observé que de la manière dont ils ont réagi. Une telle situation est apparemment sans lien évident avec le passage précédent, on voit que la couture effectuée par Marc installe une « pièce » sans qu’elle soit tout-à-fait invisible. Et qu’ont-il vu ? « un« , c’est-à-dire une personne qu’ils ne connaissent pas a priori, « qui expulsait les démons en ton nom » : ce que eux-mêmes, il y a peu de temps, ne parvenaient pas à faire (je me réfère ici à l’épisode de l’enfant épileptique).
Le fait est donc envisageable sous bien des aspects : il s’agit d’un inconnu, mais qui agit expressément « au nom de Jésus« , et qui parvient à expulser « des démons« . L’œuvre accomplie a de quoi réjouir. La manière pourrait susciter l’admiration pour la puissance du nom de Jésus. Le fait que l’acteur ne soit pas connu pourrait conduire à se rapprocher de lui afin d’en savoir plus. Mais la réaction des disciples n’a pas été telle : ils ont empêché cet homme de poursuivre cette œuvre, pourtant cadrant rigoureusement avec l’action même de Jésus et expressément référée à lui, autrement dit une œuvre d’envoyé, d’apôtre ; ils l’ont empêché « parce qu’il ne nous suivait pas ».
Ce qui me frappe le plus, dans la raison alléguée, c’est ce « nous« . On attendrait « parce qu’il ne te suivait pas » : ce serait pour Jean dire le lien nécessaire selon lui entre la condition de disciple et l’action d’apôtre. Accomplir la mission de Jésus supposerait d’abord de le suivre. Mais ce petit mot change tout : ce qui a gêné Jean et les autres, c’est que cet inconnu était inconnu d’eux, et qu’il ne les suivait pas, eux. Ils se sentent pleinement dépositaires de la mission de Jésus à eux confiée, et estiment manifestement qu’ils « tiennent sa place », au point d’être eux aussi comme un « maître » avec des disciples. En rendant compte fidèlement de ce qui s’est passé, Jean croit poser la question d’éventuels « dissidents », mais il pose en réalité, sans s’en rendre compte, la question de leur place à eux, les Douze, Jésus n’étant pas présent. Et l’idée de remplacement ou de succession, déjà présente dans l’épisode précédent, n’a pas disparu.
« Or Jésus répondit : « Ne l’empêchez pas. » La réponse de Jésus prend à revers Jean et ceux qui étaient avec lui. Il ne fallait pas l’empêcher. C’est tout l’édifice présupposé par Jean qui s’effondre. Qu’il s’agisse d’un inconnu n’est pas un obstacle : ce qu’il fait et le moyen qu’il utilise sont prédominants. Le jugement de Jésus se fonde plutôt sur les fruits obtenus et le moyen utilisé : cela suffit à voir clair dans l’inconnu. Et au passage, car l’édifice précédent justifiait seul le positionnement présupposé des disciples, ces derniers ne sont pas ceux qu’il faudrait suivre pour une action authentiquement bonne. Dépositaires de la mission de Jésus, ils n’en ont pas l’exclusive, et ils ne lui succèdent pas dans sa place de maître (et l’on voit ici, à ce dernier propos, la cohérence de ce passage avec le précédent : nous sommes toujours dans une question successorale).

Mais de façon très précieuse, Jésus donne ses raisons à lui : « Il n’y a en effet personne qui fasse une œuvre en s’appuyant sur mon nom et puisse vite mal parler de moi : qui en effet n’est pas contre nous, est pour nous. » Le Jésus de Marc concède à Jean une petite différence entre cet inconnu et eux : eux agissent « en [son] nom » ([én too onomati]), lui agit « en s’appuyant sur [son] nom » ([épi too onomati]). On devine que la première préposition implique une position plus installée, plus habituelle, un lieu où la personne se situe, quand la deuxième est plus ponctuelle, désigne un mode d’action. Les Douze ne font pas qu’accomplir les œuvres de Jésus, ils annoncent aussi l’évangile, ils annoncent le royaume, et en effet ils vivent avec Jésus et sont en situation de modeler leur vie sur la sienne.
Néanmoins, Jésus récuse que soit possible une incohérence entre une œuvre qui est sienne, et un discours qui serait contradictoire. Aucun inconnu ne peut faire l’œuvre même de Jésus et « vite mal parler de moi« . Peut-être n’est-il pas aussi « complet » que les Douze, il n’en est pas pour autant insignifiant ni dangereux. En tous cas, il ne faut pas l’empêcher, l’arrêter. Les Douze doivent apprendre à laisser faire et agir tous ceux qui s’appuient sur le nom de Jésus, sans chercher à les maîtriser ou à les ranger derrière eux. S’ils ne suivent pas les Douze, ils suivent néanmoins Jésus lui-même, qui est le seul qu’il faille suivre. Voilà qui dessine une « ecclésiologie » très ouverte, où l’ensemble des disciples n’est pas exclusivement ceux qu’organisent les Douze : eux-mêmes doivent apprendre à regarder et laisser faire d’autres, qui ne les « suivent » pas, mais qui n’en agissent pas moins authentiquement par le nom de Jésus.
Et cela devient un principe général. « qui en effet n’est pas contre nous, est pour nous. » C’est de nouveau un « nous » : est-ce que Jésus, cette fois, se compte avec ses disciples ? Est-ce que cette sentence est à entendre plutôt comme le même « nous » des disciples Jésus n’étant pas présent, comme dans la bouche de Jean ? Mais il semble que Marc rattache nettement cette parole à celles de Jésus -difficile de la lire comme une sentence de conclusion séparée, même si elle ferait inclusion avec le début du passage-, et qu’il faille donc entendre ce « nous » comme un « moi et vous » où Jésus fait communauté avec ses disciples. Au contraire, discrètement, Jésus fait entendre à Jean que ce « nous » n’est jamais un « eux » sans lui, mais toujours avec lui. Qu’ils ne se comprennent jamais sans lui. Et si l’on n’est pas contre [kata] Jésus-et-ses-disciples, on est dès lors « pour-leur-défense » [hupér], voire même « en leur faveur » ou « à leur place » (pas au sens de « en concurrence »). C’est un principe très ouvert, très inclusif, où l’absence d’opposition suffit à s’inscrire dans le grand mouvement entraîné par Jésus. C’est le principe même de l’anti-sectarisme, les Douze ne doivent jamais tomber là-dedans.