L’être humain porté ensemble (Mc.10,1-12)

01 Partant de là, Jésus arrive dans le territoire de la Judée, au-delà du Jourdain. De nouveau, des foules s’assemblent près de lui, et de nouveau, comme d’habitude, il les enseignait. 02 Des pharisiens l’abordèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandaient : « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? » 03 Jésus leur répondit : « Que vous a prescrit Moïse ? » 04 Ils lui dirent : « Moïse a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. » 05 Jésus répliqua : « C’est en raison de la dureté de vos cœurs qu’il a formulé pour vous cette règle.  06 Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. 07 À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, 08 il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. 09 Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! »

10 De retour à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur cette question. 11 Il leur déclara : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle. 12 Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle devient adultère. »

« Et se levant de là il arrive dans les frontières de la Judée au-delà du Jourdain,… » Voici une nouvelle situation : le lieu précédent était Capharnaüm. Voici maintenant que Jésus et les Douze ont quitté la Galilée, et sans être encore au coeur de la Judée, c’est-à-dire à Jérusalem, ils sont tout de même dans les territoires de la Judée, l’autre côté du Jourdain. Il s’agit désormais de la juridiction d’Hérode : en vertu de leur alliance avec ses partisans, les Pharisiens peuvent exercer tout leur pouvoir. Pourquoi vient-il dans cette zone ? Marc ne l’explique pas, mais on peut comprendre que Jésus choisit désormais d’affronter cette opposition-là, qu’il a d’abord fuie.

Il me semble pourvoir relever deux raisons à cela, en les déduisant de ce qui précède. La première raison, c’est l’autorité même des Pharisiens : ils gardent dans le peuple une influence profonde, large, fondamentale. Ils sont une autorité réelle. Si Jésus veut, fondamentalement, aller à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu, il faut que ce peuple soit rencontré tout entier, c’est-à-dire avec ses responsables, mieux : ce peuple n’est véritablement constitué qu’avec ses responsables, sans eux il n’est pas un peuple mais une « foule ». Jésus en vient à un point où affronter les Pharisiens devient le seul moyen pour entrer en dialogue avec eux et, qui sait ?, les ré-orienter eux aussi.

Cela représente cependant un danger, un danger pour sa vie même, mais c’est là qu’arrive la deuxième raison : la prise de conscience manifestée par Jésus à ses discipline de l’issue tragique de sa mission, qu’il a lue dans les Ecritures, lui fait sans doute oser cet affrontement. Non qu’il cherche à mourir, mais il a sans doute désormais conscience que la mort interrompra sa mission à un moment ou un autre, et qu’elle ne doit par conséquent pas être le critère qui guide ses mouvements. C’est peut-être tout cela qu’il faut lire dans ces lignes apparemment banales.

« … et les foules de nouveau se réunissent près de lui, et comme de coutume de nouveau il leur enseigne. » Tout se passe, ici en Judée, « comme d’habitude » : les foules se rassemblent, et il leur enseigne. Si c’est « comme d’habitude, pourquoi le rappeler ? D’une part pour montrer que Jésus fait non pas « profil bas » mais justement « comme d’habitude », qu’il ne fait pas autre chose que mener à bien sa mission qui concerne tout le peuple d’Israël. D’autre part parce que ce sont précisément ce phénomène et cette activité, qui ont une double dimension politique (vaste rassemblement de foules) et religieuse (enseignement), qui sont à l’origine de l’opposition d’Hérode et des Pharisiens.

« Et des Pharisiens, après s’être approchés, lui demandent s’il est permis à un homme de renvoyer sa femme, pour l’éprouver. » Justement les voici, les Pharisiens. Et clairement, ils viennent « éprouver » Jésus, c’est-à-dire chercher à surprendre dans son enseignement quelque chose dont ils puissent tirer parti contre lui. Le point choisi : un homme peut-il renvoyer sa femme ? Sujet sensible. Il pose une inégalité flagrante entre les hommes et les femmes, là où Jésus montre souvent bien des égards aux femmes : or c’est une pratique religieuse admise et codifiée, et un sujet où bien des personnes sont concernées. Mais c’est aussi un sujet politique, car le couple est au fondement de la famille, donc de la stabilité sociale. Le terrain choisi pour le piège est habile, parce qu’il touche pratiquement tout le monde, parce qu’une prise de position en ce domaine a toutes les chances de faire à peu près autant de mécontents que de satisfaits, parce qu’il fait prendre une position par rapport à un code religieux, parce qu’il se prononce sur l’égalité homme-femme, parce qu’enfin la réponse choisie pourra toujours être manipulée politiquement.

« Or lui, se démarquant, leur dit : « Que vous a prescrit Moïse ? » Eux disent : « Moïse a légué d’écrire un livre de renonciation et de renvoyer ». La réponse de Jésus est habile aussi, parce qu’il les invite, eux qui font autorité, à se prononcer à leur tour, à énoncer les sources sur lesquelles ils ne peuvent manquer de s’appuyer. Il faut juste se rappeler qu’à cette époque, Moïse est entendu comme l’auteur « la Loi », à savoir de l’ensemble de ce que nous appelons le Pentateuque (les livres de la Genèse, de l’Exode, du Lévitique, des Nombres et du Deutéronome). C’est donc à tout cet ensemble que Jésus se réfère, ou invite à faire référence.

La réponse des Pharisiens est loin d’être une synthèse érudite et nuancée sur la position du Pentateuque sur le mariage et le divorce. Ils se contentent d’un seul point qui se trouve au Livre du Deutéronome (Dt.24,1-4), et l’énoncent sans la moindre mise en contexte. Car la tendance de la Loi, dans un contexte de fait très patriarcal et oppressif pour les femmes, est à chercher à offrir aux femmes des protections (cf. Ex.21,1-11). Le fameux « libelle » donnant congé à sa femme n’est pas un acte si simple, ce n’est pas un bout de papier rédigé sur le coin d’une table : il engage une procédure qui prend du temps, il exige que la lettre soit écrite par une personne habilitée, et il s’accompagne probablement du remboursement de la dot. Autrement dit, les choses ne sont pas du tout aussi simples et « vite faites » que la réponse des Pharisiens n’en laisse l’impression ! Par ailleurs, ils passent complètement sous silence le critère du motif, qui lui est évoqué dans le Deutéronome, et d’ailleurs sujet à interprétation.

Mais tout cela n’a rien d’étonnant, puisque le but n’est pas de chercher la bonne conduite mais de piéger Jésus. On notera tout de même que, dans la réponse des Pharisiens, la femme n’est pas mentionnée, pas même sous la forme d’un pronom : rien ! Mais on peut dire qu’en répondant ainsi, les Pharisiens ont montré leur visage.

« Mais Jésus leur dit : en raison de votre sclérocardie vous a-t-il écrit ce commandement. Pourtant, au commencement de la création, mâle et femelle il les a faits ; à cause de cela, l’être humain laissera derrière soi son père et sa mère , et ces deux seront dans une chair. Ainsi ils ne sont plus deux mais une seule chair. » Reprenant la parole, Jésus commence par commenter l’intention du passage invoqué. Et ce qu’il dit est étonnant : c’est « en raison de votre sclérocardie« , de votre dureté de cœur, que Moïse a ainsi légiféré. C’est une prise de position qui hiérarchise, qui crée des strates dans le corps du Pentateuque. Cette loi n’est pas là pour énoncer la volonté divine mais pour faire des concessions à la faiblesse humaine, ou même plutôt (car c’est en ce sens que les prophètes évoquent la « dureté de cœur » des êtres humains) à leur qualité de pécheur et aux conséquences qu’a celle-ci sur l’ordre social.

Et aussitôt, Jésus invoque un autre passage de la « Loi » prise au sens large, du Pentateuque, ici dans la Genèse. Un passage dont il estime, on le devine déjà étant donnée la nuance qu’il vient de poser sur l’intention législative du passage invoqué par les Pharisiens, qu’elle va manifester au contraire l’intention divine, avant que n’intervienne le moindre péché, avant que l’ordre social n’en soit bouleversé. Cette fois, c’est l’intention divine sans conteste : dans le texte de la Genèse, le péché n’est pas encore intervenu. Mais gardons ce point en tête, car il révèle lui aussi un aspect partiel : si ce passage révèle l’intention du Créateur en sa racine, il ne constitue pas forcément une « règle » pour le temps présent, marqué par des désordres fondamentaux. Il permet une mise en perspective, il décrit un horizon, un propos initial, qu’il faut peut-être chercher à rejoindre par d’autres chemins.

Jesus prend en fait non un mais deux passages distincts : le premier est dans le récit qu’aujourd’hui nous appelons « sacerdotal »,  » Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle furent créés à la fois.« (Gn.1,26), le second est dans le récit qu’aujourd’hui les spécialistes ont bien du mal à nommer, « C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère ; il s’unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair. » (Gn.2,24).

Dans le premier récit, l’être humain est seul nommé, et il est en quelque sorte « décliné » en « mâle et femelle« , qui sont créés « à la fois« , c’est-à-dire que dans ce premier récit, l’être humain n’existe jamais sans être à la fois mâle et femelle. Cela les pose comme incarnant à deux l’être humain : la dignité humaine n’est pas dans l’un sans l’autre. Ils sont donc parfaitement égaux, et aussi pas totalement humains l’un sans l’autre. Et c’est ensemble aussi que « image du dieu », ils assument la lieutenance de ce dieu à l’égard de toute la créature. donc, égaux en dignité, ensemble en humanité, associés dans la fonction la plus haute.

Dans le deuxième récit, un « adam » ( = , en hébreu, « être humain ») est formé d’abord, puis à partir de là une « femme ». Cette femme se dit en hébreu [isha], et c’est au moment où elle advient que l’autre devient [ish] (le masculin grammatical de [isha]) : autrement dit, tant qu’il est seul, il est « l’être humain » [adam] ; mais cet être humain se répartit en quelque sorte en « homme » et femme« , et on ne peut pas dire vraiment que « homme » est tiré de « femme« , puisque les deux deviennent l’un et l’autre au moment de leur séparation. Ils sont séparés, arrachés à la confusion de l'[adam], pour être conduits l’un vers l’autre. Ils étaient dans l’unité, les voilà appelés à l’union. Et le second récit explique ainsi l’attraction de l’homme et de la femme l’un pour l’autre, justement en la montrant plus forte que celle pour leur origine : l’un comme l’autre continuent tout au long du temps et de l’histoire à s’arracher à l’unité de leur origine pour tendre vers l’union. Et cette union s’incarne, c’est le cas de le dire, dans la chair de l’enfant, « une seule chair« . Et celle-ci à son tour s’arrachera à l’unité d’avec son origine pour tendre à l’union avec un ou une autre issu(e) d’une autre origine.

La phrase conclusive de Jésus est un commentaire, non une citation : « ainsi, ils ne sont plus deux mais une seule chair« , et le grec fait bien l’opposition entre deux et un, ce sont ces deux mots qui sont sont coordonnés par le « mais« , littéralement : « ainsi plus sont deux mais une chair« . J’avoue que cela me pose un problème assez évident : à regarder les parents avec leur enfant, l’enfant certes est « une seule chair », mais les parents restent « deux chairs » distinctes ! C’est que ce commentaire change le futur « ils seront » en un présent « ils sont« , le « les deux » du texte, qui désigne à l’évidence les parents, devient seulement un « deux« , partie du déterminant « non deux mais une » du nom « chair » ; enfin, la préposition « dans » ([éïs]), a disparu. Je ne sais pas très bien quoi faire de ces différences : consituent-elles une autre version ayant autorité, une « nouvelle édition » du texte de la Genèse ? Ou sont-elles la répétition volontaire mais abrégée, donc un peu déformée, du même texte sans volonté de le modifier, mais seulement de ne pas alourdir ? Je penche pour cette deuxième solution, parce que je ne vois pas, sinon, l’intérêt d’être revenu au texte…

« Ce que donc le dieu a conjugué, que l’être humain ne le divise pas. » Tout le processus que nous avons précédemment détaillé est maintenant interprété comme une œuvre divine, et comme une œuvre de « conjugaison ». [sudzéougnumi] c’est atteler ensemble, accoupler, unir intimement. On peut comprendre qu’il s’agit de l’attelage de deux être absolument égaux en dignité, partageant et portant ensemble la vérité de l’humanité, qui convergent en unité dans la chair de leur enfant, fruit concret et charnel du dynamisme toujours actif qui les conduit vers l’union. C’est ce dynamisme qui est visé par l’autre verbe, [khooridzoo], qui signifie mettre à part, mettre de part et d’autre, séparer, avec étymologiquement l’idée de tirer chacun vers un emplacement différent. Autrement dit, ce que Jésus refuse, ce à quoi il s’oppose, si je comprends bien, c’est la mise en place d’un dynamisme contraire à celui de l’union, posé dans l’être humain…

« Et dans la maison de nouveau les disciples l’interroge à ce sujet.« On comprend qu’ils y reviennent, et ce pour de nombreuses raisons. Et quand ils y reviennent, c’est Marc lui-même qui y revient. Car on peut légitimement se demander quelle est la portée d’une telle opposition. La vie fait voir que bien des couples ne durent pas, et si parfois on le regrette, il arrive qu’on se dise que cela valait mieux ! se trompe-t-on alors ?

« Et il leur dit : celui qui renverrait sa femme et en épouserait une autre est adultère envers elle ; et celle qui renverrait son mari et en épouserait un autre est adultère. » Je remarque que Jésus, d’abord balance parfaitement sa formule : il arrive que le mari comme la femme renvoie son conjoint ! C’est hardi, puisqu’à son époque, je ne sache pas d’exemple où la femme ait renvoyé son mari. Il maintient donc très fortement et volontairement l’égale dignité des deux. Ensuite, il insiste sur le fait de « renvoyer« , faire partir d’auprès de soi. Il ne parle pas du fait de quitter. Vous me direz que je suis un peu « jésuite » (😱) en faisant une telle distinction, mais je la maintiens, ce n’est pas la même chose. Chasser l’autre pour le remplacer, ce n’est pas la même chose que quitter l’autre pour se protéger, pour vivre encore.

Je m’explique : il me semble que l’union ne peut venir que de l’unité, que l’amour qui unit ne peut se fonder que sur l’unité d’origine de la vie. Pour que je tende à l’union, pour que j’aime, il faut d’abord que je vive. Si la fréquentation de l’autre diminue, atténue, porte atteinte à ma vie, c’est mon dynamisme d’union et d’amour lui-même qui est atteint. Mon retrait est nécessaire pour le restaurer, pour revenir à moi-même, réparer la vie et relancer la dynamique de l’union. Je trouve qu’il est trop « court » d’interpréter ce passage comme un « non » au divorce, c’est plus subtil, plus fin, plus profond que cela. Il me semble que toute l’intervention de Jésus vise justement à sortir de donnée « juridiques », légales » ou légalistes », pour entrer dans l’analyse profonde de ce qui porte l’être humain.

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