13 Des gens présentaient à Jésus des enfants pour qu’il pose la main sur eux ; mais les disciples les écartèrent vivement. 14 Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. 15 Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » 16 Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.
Il ne semble pas y avoir de lien effectif entre ce passage et le précédent, mais Marc a sans doute regroupé des choses qui ont trait à la famille : après avoir parlé du couple, le voilà qui parle des enfants. J’écris qu’il a « parlé du couple » : en fait, il a répondu à la question-piège qui lui était posée « est-il permis à un homme de renvoyer sa femme?« , en se dégageant nettement du préjugé inégalitaire homme-femme, et en relativisant la législation en vigueur à propos des libelles de divorce, en remettant tout en perspective grâce à une référence à la Genèse. Et en ce dernier sens, oui, il a parlé du couple ; cela suffit sans doute à Marc pour regrouper le texte qui précède et le nôtre, peut-être sous le chef de « questions domestiques », ou quelque chose d’approchant.
« Et ils lui apportaient des enfants afin qu’il les touche » Les interlocuteurs précédents étaient les Pharisiens : il y a fort à parier que ce ne sont pas eux qui « apportent » leurs enfants. C’est une autre scène, avec d’autres acteurs. Il s’agit bien d’enfants, de petits enfants en tous cas pas encore adolescents. Et ce qui est attendu, c’est que Jésus les « touche » : le verbe [aptoo], employé dans notre « aptonomie », désigne un toucher qui attache, qui établit un lien. Ce qu’on veut, c’est qu’il y ait un lien entre Jésus et les enfants.
« Les disciples le leur reprochaient« , le verbe peut aussi bien (c’est étonnant !) vouloir dire « accorder des honneurs« , mais le contexte, qui va suivre, impose plutôt ce sens-là. Le reproche est-il adressé aux enfants ? On ne peut pas l’exclure, même si on pense plutôt à un reproche adressé aux parents : n’agissez pas ainsi. Je ne voudrais cependant pas exclure trop vite, et passer ainsi à côté : on voit de nos jours de ces reproches faits à des enfants pour des faits auxquels ils ne peuvent rien. On leur reproche en fait d’être… des enfants ! Et dans le contexte « religieux », la violence faite aux enfants est hélas d’une terrible actualité. Peut-être ne faut-il donc pas exclure trop vite ce sens possible du texte évangélique, et l’y considérer au contraire comme faisant référence. Les disciples n’ont pas à « faire reproche » aux enfants d’être portés là, pour qu’un lien soit établi entre eux et Jésus.
Il reste que les disciples font reproche : et pourquoi s’élèvent-ils ainsi contre la situation, contre ce fait d’apporter des enfants ? Qui dit « disciples » dit « maître », en hébreu « rabbi ». Or un « rabbi » est une personne que n’approche pas tout un chacun : au contraire, dans l’esprit du temps, plus un maître est considéré, plus restreint le nombre de ceux qui l’approchent, et plus exigeant l’entourage proche en termes de qualifications pour approcher à son tour. On est admis auprès de « rabbi untel » que parce qu’on est déjà passé auprès de « rabbi autre-tel » (si j’ose m’exprimer ainsi !). La réaction des disciples a donc une double composante : elle est faite pour partie de considération pour l’enseignement de Jésus,… pour partie aussi d’une certaine considération pour leur propre privilège (ne soyons pas naïfs).
« Voyant cela, Jésus s’emporta… » La réaction de Jésus est assez violente : le mot employé par Marc, [aganaktéoo], c’est s’emporter, bouillonner, s’irriter, s’indigner. Il ne réagit pas en leur expliquant posément, il ne remets pas la question à plus tard, il ne « relativise » pas. C’est une réaction émotionnelle, évidemment, mais qui montre l’impact. On a touché à quelque chose à quoi Jésus tient très fort. Mais heureusement il va verbaliser les choses, et c’est ce que nous rapporte Marc aussitôt.
… et leur dit : « laissez les enfants venir à moi, ne le leur interdisez pas, à ceux-ci est en effet le royaume du dieu. » Pour bien comprendre la portée de cette affirmation, revenons une fois de plus au propos initial de Marc : le propos premier de « son » Jésus est d’aller à la rencontre de ceux qui cherchent à revenir vers leur dieu. Pour ce faire, il leur annonce le royaume. Mais ici, il affirme que le royaume est déjà leur. L’interdiction faite aux disciples d’interdire son accès aux enfants n’est donc pas qu’une disposition positive, un choix : c’est tout simplement une impossibilité ! Leur interdire de venir le trouver serait une aberration, une contradiction, une monstruosité.
Marc avait précédemment mis en scène un enfant, celui qui Jésus avait placé au milieu de ses disciples : l’enfant était alors une figure, celle des « derniers » de la société, et par là aussi la figure de ce à quoi les disciples sont appelés à s’identifier pour être « les premiers ». Maintenant, ce n’est pas comme figures, comme symboles, qu’ils interviennent, mais c’est pour eux-mêmes, en tant que personnes ! Pourtant, en écrivant cela, je ne peux m’empêcher de constater que c’est très tardivement que l’on va, dans notre société, donner aux enfants la place qu’ils ont aujourd’hui : et encore ! Qui porte atteinte à un enfant aujourd’hui commet le plus grave des crimes, dans l’opinion commune… et pourtant on leur porte atteinte.
Marc sous-entend peut-être aussi, dans ce « laissez les enfants venir à moi« , que Jésus n’est pas qu’un « maître », qu’il faudrait respecter, mais qu’il est en personne le royaume. Il appartient aux enfants, puisque leur est le royaume. Ils ont « de droit » libre accès à lui, puisqu’il est pour eux, à eux.
« Amen je vous dis, qui n’accueillerait pas le royaume du dieu comme un enfant, n’y entrerait pas. » Vient une formule d’attestation, de révélation, « Amen« : c’est un principe de base qui va être énoncé, et nous sommes avertis de nous le mettre en tête, de le garder présent à l’esprit pour nous en souvenir et comprendre les choses dans la logique du royaume. « qui n’accueillerait pas le royaume du dieu comme un enfant, n’y entrerait pas. » L’entrée dans le royaume dépend entièrement de la manière dont celui-ci est reçu, accueilli. C’est que ce royaume est tout entier donné, il n’est pas une réalisation forgée à la force du bras. C’est là une prise de position contre le messianisme, qui est ce mouvement fondé sur l’attente de la restauration du royaume, mais qui l’attend comme le fruit de l’action politique, éventuellement violente. Non, l’instauration du royaume n’est pas de cet ordre, il faut le recevoir, il est fait et constitué par un autre.
Mais le mode de cet accueil est décrit par une comparaison : l’accueillir « comme un enfant« . Ce qui peut s’entendre de deux manières : accueillir le royaume comme un enfant accueille quelque chose, ou accueillir le royaume comme on accueille un enfant. La formulation de Marc ne permet pas de choisir, pas non plus le contexte : de cet fait, je propose de prendre les deux sens et de les tenir ensemble, car il n’y a pas contradiction.
Accueillir le royaume comme un enfant accueille quelque chose, c’est adopter pour soi l’abandon et la confiance, l’émerveillement aussi, avec lequel un enfant accueille un cadeau. Il est tout à ce qui lui es donné, il en oublie facilement de dire merci ! Il veut jouer avec, ou s’en servir. Mais avant même de découvrir le cadeau (qu’on aura naturellement pris soin d’emballer, pour que la surprise dure le plus longtemps possible), il est déjà dans la joie : parce qu’il est confiant. On l’aime, c’est pour cela qu’on lui fait un cadeau. Et la présence certaine de cet amour, qu’atteste le cadeau, lui fait des yeux émerveillés, un visage tout ouvert, et il rit par avance. Et dans cette scène si commune, si domestique, si facile à renouveler, il y a pour chacun l’enseignement continu de la manière d’accueillir le royaume offert. La familiarité des enfants avec Jésus, l’évidence pour eux qu’il est « pour eux », qu’il est « leur », est la même. Accueillir le royaume, c’est adopter cette confiance et cette joie, cette absence de réticence, de question « est-ce vraiment pour moi ? » C’est entrer dans la simplicité.

La confiance de l’enfant est une donnée a priori. Mettez un petit sur un bord et tendez-lui les bras : il se jette dans vos bras dans un éclat de rire, sans attendre. Et il veut recommencer le jeu, tout de suite. Laissez-le grandir un peu et refaites de même : il vous regarde avec le sourire, mais il hésite un peu, puis vous fait signe de vous rapprocher un peu, et il ne se lance pas si facilement. Pourquoi ? C’est que la vie lui a fait faire l’expérience de la chute. Et cette expérience fait mesurer le risque pris dans la confiance accordée. Pour l’adulte, cette confiance de l’enfant à retrouver est un vrai défi, elle affronte le démenti que l’expérience apporte à toutes les premières croyances. On comprend que la foi ait un tel prix aux yeux du dieu qui offre son royaume.
Accueillir le royaume comme on accueille un enfant, cela porte à observer plutôt les parents. L’enfant, c’est le fruit précieux de leur amour (mettons-nous dans la meilleure des situations : car hélas, il n’en va pas toujours ainsi), c’est l’être espéré, c’est l’incarnation de leur union. Ils l’accueillent avec joie, chacun l’accueillant comme le don que lui fait l’autre, chacun y cherchant les traits et le visage de l’autre. Et en même temps, ils l’accueillent comme l’inconnu : que sera-t-il ? Que deviendra-t-il ? Quel sera son caractère propre ? Que nous réserve-t-il ? Il est en lui-même m’avenir, avec ce que celui-ci comporte de merveilleuse surprise et de joie réservée, mais aussi de redoutable impensé, de ce à quoi on ne s’est pas préparé. Alors en ce sens, accueillir le royaume c’est aussi un acte de confiance, mais d’une confiance adulte : le royaume, c’est aussi ce qu’on en fait, c’est aussi le don que l’on se fait, c’est aussi ce que l’on reçoit des autres, et c’est un cadeau merveilleux et redoutable.
En voilà des attitudes et des remue-ménages nécessaires, en lesquels consiste l’entrée dans le royaume !
« Et après les avoir portés dans les bras il les louait fortement en posant la main sur eux. » Et Marc nous laisse avec ce qui est devenu pour nous une sorte d’image d’Epinal : un Jésus avec des enfants dans les bras, qui dit d’eux tout le bien qu’il peut (éducation positive !!!) et qui pose sa main sur eux, geste de guérison, de transmission, de communion.
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