Hors-gabarit (Mc.10,23-27)

23 Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » 24 Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit : « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! 25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » 26 De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » 27 Jésus les regarde et dit : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »

Ce texte fait évidemment suite à celui que Marc nous a précédemment narré, il en est le prolongement « naturel ». Une fois parti l’homme à qui Jésus a ouvert la possibilité de ce qu’il demandait, à savoir de « faire » quelque chose en vue du royaume, il reste à tirer des conclusions pour l’entourage, qui a assisté au dialogue et à son issue. « Et Jésus regarda autour de lui puis dit à ses disciples : « Comme avec déplaisance ceux qui ont du bien entreront-ils dans le royaume du dieu. » Ce regard périphérique, nous l’avons déjà rencontré. Marc, par là, fait voir comment Jésus se soucie toujours de faire de tout une occasion d’enseignement, ou de partager avec les siens ce qui survient.

Marc a noté déjà que l’homme était parti attristé, sombre, parce qu’il avait beaucoup de possessions. Et c’est à propos de personnes partageant le même statut que Jésus énonce une sentence plus générale, qui a la saveur d’un constat plus que d’un jugement : Comme avec déplaisance ceux qui ont du bien entreront-ils dans le royaume du dieu. » Voilà une parole qui résonne fort à nos oreilles, encore aujourd’hui : et d’autant plus que notre monde est marqué par la disparité des richesses. Les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Les richesses sont concentrées dans les mains d’un ensemble de plus en plus restreint de personnes qui, par le biais des media qu’ils possèdent aussi pour la plupart, cherchent à nous convaincre qu’ils vont sauver le monde si on veut bien les laisser faire. Or cette parole dit plutôt qu’e s’il est question’à propos de salut, c’est plutôt pour eux qu’il risque d’être plus compliqué.

Jésus ne dit pas que ceux qui ont du bien n’entreront pas « dans le royaume du dieu« , mais il dit que ce sera « avec déplaisance« . Le mot [duskoloos], que j’ai traduit ainsi, est en effet un adverbe qui signifie « dans des dispositions chagrines« . Il vient de l’adjectif [duskolos] qui signifie d’abord « dont l’estomac est difficile« , et par suite « déplaisant, désagréable » : il joint le préfixe [dys-], qui évoque un mauvais fonctionnement, au radical [colon] qui est tout simplement le gros intestin (le nom s’est conservé en médecine, en passant par le latin). Si je fais tout ce détour, c’est pour montrer que l’adverbe employé par Jésus est entièrement subjectif : si le royaume est d’accès difficile pour ceux qui ont du bien, ce n’est pas parce qu’objectivement, on mettrait devant eux des obstacles, ce n’est pas parce qu’ils déplairaient au dieu, mais bien parce que cela provoque chez eux un « mal de ventre », souvent somatisation d’une difficulté plus psychologique. Ceux qui ont du bien, s’il veulent entrer dans le royaume, le vivent mal.

« Mais les disciples étaient stupéfaits de ses paroles. » Et on peut les comprendre : la richesse n’est-elle pas symbole de réussite ? Elle est en tous cas souvent marquée comme telle dans ce que nous appelons l’Ancien Testament, signe de la bénédiction du dieu. Job perd tout, et c’est pour lui le signe que son dieu l’a abandonné ; et le « happy end » forgé pour encadrer tous les longs discours de Job et de ses interlocuteurs dans son malheur montre le retour de la richesse comme signe tangible de son retour en grâce. Avoir les moyens, comme on dit souvent, devrait plutôt faciliter la vie et ôte bien des soucis : alors comment cet état pourrait-il être source de déplaisir pour ce qui est d’entrer dans le royaume ?

« Et Jésus se démarquant de nouveau leur dit : « enfants, comme il est déplaisant d’entrer dans le royaume du dieu. » L’insistance de Jésus n’est pas une explication. Pourtant cette insistance n’est pas pure répétition. D’abord, il appelle ses interlocuteurs « enfants« . C’est la seule fois dans tout l’évangile de Marc. C’est un terme affectueux. Il fait écho à l’autre mot qui n’intervient qu’une seule fois dans l’évangile de Marc, celui que j’ai traduit « déplaisant« . Il y a peut-être la volonté de rassurer, ou bien une sorte d’appel à l’expérience : quand nous étions enfants, nous avons dû faire bien des choses qui nous déplaisaient, qui pouvaient nous mettre « la boule au ventre », encouragés pourtant par nos parents qui voyaient bien mais savaient aussi nécessaire cette expérience. Peut-être y a-t-il ici quelque chose de cela. Entrer dans le royaume a aussi quelque chose d’aller chez le dentiste, de jouer pour la première fois devant un public, ou autre chose encore… Et puis cette autre fois, la sentence de Jésus est universelle : ce n’est pas seulement pour « ceux qui ont du bien« , on dirait bien que c’est pour tous, dans le fond.

« Il est plus facile à un chameau de passer par le chas de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume du dieu. » On s’est perdu en théories sur l’origine de la métaphore employée ici par Marc (et que l’on retrouve, tant elle est frappante, chez d’autres évangélistes). Le chameau est certes symbole du long voyage, de la caravane de commerce : un chameau, ce n’est pas simplement un gros animal, c’est sans doute aussi le véhicule chargé de nombreux bats, ce qui ne l’en rend que plus gros et plus imposant. Nous connaissons tous ces scènes de circulation urbaine où d’imposants Trente-Huit Tonnes manœuvrent péniblement dans des rues étroites. Le chas d’une aiguille, par ailleurs, est le lieu d’une autre expérience : enfiler une aiguille demande une dextérité certaine (et une vision aiguisée). La mise en regard de ces deux expériences est quasiment paroxystique. Mais c’est peut-être le sang froid et l’habilité de la couturière comme du chauffeur qui rapproche ces deux expériences : dans les deux cas, il faut maîtriser parfaitement son affaire, et avoir un sens aigu des gabarits.

Cette métaphore fait revenir aux « riches » (cette fois, nommés sans périphrase). Peut-être mesurent-ils plus que d’autres à quel point leur gabarit doit être revu pour « passer » ? Peut-être ressentent-ils plus que d’autres ce qu’il va falloir laisser, ce à quoi il va falloir renoncer, pour que « ça passe » ? Mais la sentence plus générale qui précède immédiatement fait bien sentir que tous, nous aurons besoin de renoncement pour entrer, même si nous ne pilotons pas tous un Trente-Huit Tonnes. Il va falloir viser juste.

« Etonnés au plus haut point, ils se disaient les uns aux autres : « et qui peut être sauvé ? » Les disciples semblent avoir bien compris, car ce qu’ils se disent les uns aux autres fait précisément écho à la portée universelle de l’affirmation de Jésus : « et qui peut être sauvé ? »

« Les fixant, Jésus leur dit : « du côté des hommes impossible, mais pas du côté du dieu : tout est en effet possible du côté du dieu. » Voici de nouveau un de ces regards de Jésus, qui interviennent si souvent chez Marc. Ce n’est plus le regard périphérique du début de l’épisode, c’est un regard insistant, pénétrant. Un regard qui va au cœur. Et il affirme, d’accord avec ses disciples, l’impossibilité « du côté des hommes » de parvenir à une telle fin. Cela rejoint entièrement le discret mais ferme changement de point de vue suggéré à l’homme riche de l’épisode précédent, celui qui voulait « faire » quelque chose pour hériter de la vie éternelle. Entrer dans le royaume n’est pas à portée d’homme. Et s’il est riche, s’il a « les moyens », ce n’est pas plus à sa portée, au contraire peut-être. C’est le dieu et lui seul qui fait entrer dans son royaume, c’est lui qui en possède les clés et c’est lui aussi qui sait comment adapter le « gabarit » de l’homme, quel qu’il soit, pour lui permettre cette entrée. L’entrée dans le royaume n’est pas une question de moyen, c’est une question de mise en disponibilité à l’action du dieu. Il y a, au fond de l’évangile annoncé par Jésus, un appel à une « passivité », à un « laisser faire » au dieu chez les hommes, comme seul moyen d’accéder à lui.

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