Un nouvel ordre de priorités (Mc.10,28-31)

28 Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » 29 Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre 30 sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. 31 Beaucoup de premiers seront derniers, et les derniers seront les premiers. »

« Pierre commença à lui dire : voici que nous, nous avons tout lâché et nous t’avons suivi. » C’est maintenant Pierre qui prend la parole, comme dans quelques autres cas que nous avons déjà vu. On peut entendre sa prise de parole comme une sorte de question, dans le cas particulier des Douze. Comme Jésus vient d’énoncer que l’accès au Royaume est en fait coûteux pour tous, parce qu’il y a des renoncements afférents à vivre, il se demande si cela s’applique à eux. Peut-être se demande-t-il d’ailleurs si les renoncements déjà vécus sont ceux dont Jésus parle, ou bien s’il faut s’attendre à ce qu’il y en ait d’autres encore ! Le verbe [afiémi], que j’ai traduit par « lâcher », qui signifie aussi bien « laisser aller », « relâcher », est celui que Marc a déjà employé lors de l’appel des premiers disciples : « Et aussitôt, lâchant les filets, ils le suivirent » (Mc.1,18), « Et lâchant leur père Zébédée dans son bateau avec ses employés, ils s’en allèrent derrière lui » (Mc.1,20). Ils ont bel et bien « lâché » une activité, un père, pour suivre Jésus…

Je ne dis pas qu’ils ont perdu toute relation avec leur famille, par exemple : Pierre conduit Jésus chez lui, et tous seront bien contents de trouver là un toit, sous lequel ils reviendront régulièrement, et ils seront bien contents de trouver là aussi la belle-mère qui, guérie, les sert (autrement dit, c’est non seulement un toi mais aussi les personnes qui « font tourner » une maison). Ce « lâcher » dont parle Pierre n’est donc pas une perte totale : mais, on l’a vu au long des pages, c’est tout de même un autre ordre de la vie et des priorités. Pour Pierre et les autres, ce qui compte d’abord, c’est d’aller où va Jésus, et tout le reste est ré-ordonné à cette priorité. Ils savent toujours conduire un bateau, lancer un filet, etc., ils reviennent volontiers « à la maison« , mais ce ne sont pas là les évènements qui déterminent leur vie. Ce qu’ils ont lâché, c’est un certain ordonnancement de leur vie autour de certaines priorités, et ils y ont substitué un autre ordre de priorités.

 » Jésus dit : Amen je vous dis : il n’y a personne qui ait lâché une maison ou des frères ou des soeurs ou une mère ou un père ou des enfants ou des champs en raison de moi et en raison de l’évangile,… » Jésus répond à Pierre par une formule de révélation, « Amen, je vous dis…« . Et le première révélation, en l’occurence, c’est que ce qu’il dit ne concerne pas que les Douze, ni même que les disciples : « il n’y a personne qui… » Autrement dit, toute personne humaine qui aurait substitué un autre ordre de priorités à son ordre précédent « en raison de moi et en raison de l’évangile » est concerné par ce qui va être dit. Ce qui compte, ce n’est pas l’assimilation à un groupe réputé être « de Jésus », dans une proximité plus ou moins étroite (les Douze, les itinérants avec Jésus, les disciples expressément déclarés, etc.) : ce qui compte, c’est ce changement dans la vie, avec ces motivations.

La préposition [hénékén], que j’ai traduite par « en raison de« , peut aussi se traduire « à cause de« , « en faveur de« , « pour l’amour de« , « par rapport à« . Il y a toujours l’idée de causalité, mais cette causalité peut exprimer des nuances différentes, la réflexion, la préférence, l’attachement… Marc nous signifie que ce qui compte, c’est le changement objectif d’ordre de priorités, le ré-ordonnancement objectif de l’existence, et le lien de causalité avec la personne de Jésus (« moi« ) et sa mission (« l’évangile« ). Ce qui montre que, dans l’esprit de l’intéressé, le lien est explicite -même s’il n’est pas exprès, si d’autres ne savent pas que de là vient un tel changement-.

L’énumération faite par Jésus est fort intéressante. La « maison » me fait tout de suite penser à Abraham, avec l’ordre initial qui lui est donné : « Quitte ton pays, ton lieu natal et la maison de ton père » (Gn.12,1), et la reprise que Jésus lui-même en fait de retour à Nazareth : « Un prophète n’est ignoré que dans son pays, son milieu natal et dans sa maison » (Mc.6 ,4). Le premier mot nous met donc dans la suite de ceux qui, comme Abraham, ont su obéir et, pour cela, renoncer.

C’est dans un deuxième temps qu’il est question de tout un ensemble de relations familiales, peut-être le « milieu natal » dont il est aussi question pour Abraham et pour Jésus. Ce sont d’abord des relations de pair, « des frères… des soeurs…« , mais aussi des relations ascendantes « une mère… un père… » ou descendantes « des enfants« . Absence notable : une épouse ! Marc l’exclut de la liste. Est-ce parce que, justement peu auparavant, il a été question de ne pas « renvoyer sa femme » ? Est-ce parce que, précisément dans la Genèse, citée par ce passage-là de l’évangile, c’est déjà pour sa femme que l’homme « quittera son père et sa mère« , autrement dit parce que l’union matrimoniale est déjà un ré-ordonnancement tel que demandé ici ? Tout est possible, et l’on n’est pas obligé de choisir, on peut très bien tenir les deux explications ensemble.

Jésus finit enfin avec « des champs » : la seule mention qui, si elle évoque le travail ou les moyens de subsistance, est cohérente avec les deux passages qui ont précédé en ceci qu’elles font penser aux possessions, aux biens. Cette remarque fait d’ailleurs prendre conscience qu’on a dans ce passage non tant un troisième développement concernant le rapport aux biens qu’une sorte de récapitulation de tout ce qui concerne la vie domestique et que Marc a commodément regroupé.

« … sans qu’il ne reçoive au centuple maintenant en ce temps maisons et frères et soeurs et mères et enfants et champs avec des poursuites, et dans l’éternité qui vient la vie éternelle. » La conséquence de ce « lâcher« , c’est très frappant, est pour « maintenant, en ce temps« , expression redondante qui interdit de la prendre en un autre sens que ce qu’elle dit à l’évidence. Il y a aussi une conséquence pour « dans l’éternité« , qui est mise en antithèse avec « en ce temps« . Dans l’éternité, ce sera la vie éternelle : ce que demandait l’homme riche, en s’enquérant de ce qu’il devait « faire« . N’est-ce pas là un indice de lecture pour ce qui se passe « en ce temps« , à savoir la vie (pas éternelle) ? Car c’est là comme un point de convergence des éléments énumérés : maison, frères, soeurs, mère, père, enfants, terre, tout cela contribue et même constitue la vie « en ce temps« .

Le troublant, c’est que ceux qui « lâchent » de telles choses, de tels constituants de la vie, sont réputés les recevoir dès « ce temps » au centuple. Si l’on s’en tient à la pure observation factuelle, il me semble que l’expérience apporte un déni assez évident à cette parole… Le « avec des poursuites » (ou persécutions, ou chasses), sans verser dans la paranoïa si possible, s’est fait plus constater : or si Marc a pu faire état de ces « poursuites » dont les premiers disciples étaient l’objet du seul fait qu’ils étaient disciples (soit du fait des autorités religieuses Juives, comme pour Jésus lui-même, soit -mais c’est plus tardif- du fait de certaines autorités civiles romaines), à quoi peut-il bien faire allusion à propos de ces « centuples » ? Peut-être veut-il dire que, par la solidarité des disciples entre eux, à ceux qui deviennent disciples toute maison de disciple devient leur, tout disciple-homme devient leur frère, toute disciple-femme leur soeur…? Et toutes les mères deviennent leur, tous les enfants deviennent leur, tous les champs, par un partage spontané des biens, devient leur. Il semble en effet que, dans les premiers temps du christianisme, si la plupart sont restés des disciples sédentaires, certains sont aussi restés des disciples itinérants, alors même que Jésus ne parcourait plus les routes. Cette parole de Marc témoigne peut-être de l’accueil généralisé qui leur était fait, trouvant partout une famille, une maison, des biens partagés.

Cette interprétation reçoit peut-être une confirmation du seul élément qui n’est pas repris dans le registre du centuple : et c’est le « père » ! Le « père » fait partie des figures « lâchées« , mais pas de celles retrouvées au centuple. A l’évidence, de père, dans le nouveau registre de vie des disciples itinérants, il n’en est qu’un seul, et c’est celui du ciel. Pas de centuple ici. Et ce registre d’interprétation, qui appartient plus à un regard « chrétien » sur les personnes et les choses, s’il s’applique en ce sens à la figure du père (unique), peut bien s’appliquer aussi à toutes les autres figures (au centuple). Au total, on voit que l’ensemble de ce passage témoigne de la persistance, à l’époque de Marc, de disciples itinérants et d’une reconnaissance particulière de la « communauté chrétienne » à son égard.

« Beaucoup seront, premiers, derniers et derniers, premiers. » Voilà une parole qui paraît elle aussi bien énigmatique. Le « beaucoup » fait voir tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une maxime universelle : l’interprétation qui ferait usage de cette maxime pour fonder l’espérance d’une inversion générale des hiérarchies est donc tout-à-fait infondée ! Tout de même, après ce que nous avons lu dans les passages précédents, et notamment à propos des richesses, on peut l’entendre comme une sorte de conclusion à ce qui a tant stupéfié les Douze à ce sujet. Les richesses, la réussite « en ce temps », les premières places conséquentes, ne sont pas forcément une garantie pérenne « dans l’éternité« , et sans doute, pour beaucoup, du fait des renoncements nécessaires à tous mais peut-être plus onéreux à ceux qui ont du bien, il y aura une certaine redistribution des cartes et des places.

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