32 Les disciples étaient en route pour monter à Jérusalem ; Jésus marchait devant eux ; ils étaient saisis de frayeur, et ceux qui suivaient étaient aussi dans la crainte. Prenant de nouveau les Douze auprès de lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver : 33 « Voici que nous montons à Jérusalem. Le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort, ils le livreront aux nations païennes, 34 qui se moqueront de lui, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et trois jours après, il ressuscitera. »
« Or ils étaient en chemin, ils montaient à Jérusalem,… » Changement complet : c’est une nouvelle étape dans la progression de Jésus… et de Marc. On se souvient que, au début de l’étape précédente, Jésus et ses disciples étaient désormais « dans les frontières de la Judée« , donc déjà dans la juridiction d’Hérode, mais encore « au-delà du Jourdain« . Voici que maintenant, ils montent à Jérusalem, et Marc saisit notre groupe alors qu’ils sont déjà en chemin.
« … et Jésus marchait à leur tête… » Voilà une indication qui nous montre clairement qui a l’initiative. Jésus sait ce qui l’attend, il l’a manifesté à de nombreuses reprises déjà. Néanmoins, il se rend à Jérusalem, il prend l’initiative de la confrontation. Il est évident que si Jésus va à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu, comme nous l’avons déjà suggéré, ce retour ne peut être total que si ceux qui sont à la tête de ce peuple participent eux aussi à ce retour, que s’ils jouent de leur force d’entraînement, de leur autorité, dans ce sens. Je ne parle pas de leur pouvoir, car Jésus se méfie de l’usage de celui-ci : il n’y a de « retour » vers le dieu que libre et volontaire. La contrainte, même minime, d’un pouvoir quelconque en la matière ne peut être que contre-productive. Mais user de son autorité, pour ceux qui la détiennent avec légitimité -et jamais Jésus ne conteste la légitimité de l’autorité des prêtres ou des Pharisiens-, ce sera attester que telle est bien l’attente du dieu. Jésus sait ce qu’il risque (la mort), mais il prend ce risque car l’enjeu est trop grand.
« … et ils étaient frappés d’effroi, ceux qui suivaient quant à eux avaient peur. » Le « ils » ne peut plus désigner, comme cela était possible au début de la phrase, Jésus et ses disciples : on ne voit pas bien comment ce dernier pourrait à la fois marcher en tête avec détermination et être frappé de stupeur. Ce sont donc les Douze, au nom desquels Pierre disait « nous » dans l’épisode précédent, que Marc inclut sous ce « ils« ; et nous sommes conduits rétrospectivement à les retrouver déjà au début de la phrase sous le même pronom. C’est donc leur point de vue que Marc nous fait ici adopter : avec Jésus à leur tête, ils sont en quelque sorte contraints de monter à Jérusalem, et eux en sont « frappés de stupeur« .
Peu de temps (du moins d’après le récit de Marc, qui fait s’enchaîner ainsi les épisodes) après qu’ils aient affirmé avoir « tout lâché » pour suivre Jésus, et que celui-ci leur ait affirmé que ceux qui font ainsi reçoivent dès ce monde-ci le centuple « avec des poursuites« , les voilà confrontés à la perspectives desdites « poursuites« . Jésus ne leur a pas caché ce qui l’attendait, et l’affirmation claire qu’il en fait depuis certains questionnements des Pharisiens habite certainement leur imaginaire. En tant que délégués plénipotentiaires, ils peuvent évidemment craindre de tomber sous les mêmes chefs d’accusation que leur maître. Une telle conclusion relève tout simplement du bon sens, d’un certain réalisme, de celui qui vous gagne en tous cas quand le danger se fait menaçant.
Quant à « ceux qui suivent« , c’est-à-dire manifestement d’autres que les Douze, itinérants eux aussi mais non comptés dans le même groupe, ils « avaient peur« . Tous donc ressentent le pari que fait Jésus en allant directement à la confrontation, sur le terrain de ceux qui s’opposent à lui. Et tous sentent, plus ou moins confusément, que ce danger ne concerne peut-être pas le seul Jésus, que se laisser connaître comme de ceux qui le suivent devient par le fait même également un pari.

« Et prenant avec lui de nouveau les Douze, il commença à leur dire ce qui était sur le point de lui arriver :… » Jésus est manifestement conscient de l’état d’esprit de ceux qui le suivent, ainsi que de celui de ses proches, et il ne choisit pas de l’ignorer. Toujours attentif, il agit au contraire en le prenant en compte. Mais il ne choisit pas un discours lénifiant ni faussement rassurant. Au contraire, il met des mots sur l’imminence des évènements : autrement dit, les sentiments des uns et des autres sont justifiés, en tous cas dans ce qu’ils traduisent d’une perception des choses à court terme. Voilà qui montre une approche bien particulière des « ressentis » : non pas les nier, ni non plus se réduire à eux, mais considérer le réel, tout le réel, pour choisir ce qui peut l’être y compris dans la dimension la plus intérieure, la plus intime. Il leur propose au fond une école de liberté. Et que leur dit-il ?
« voici que nous montons à Jérusalem, et le fils de l’homme sera livré aux grands-prêtres et aux scribes, et ils le condamneront à la mort et ils le livreront aux nations et elles se joueront de lui et lui cracheront dessus et le fouetteront et le tueront, et après trois jour il sera relevé. » Le programme est assez détaillé. « Nous montons à Jérusalem… », parole qui confirme clairement ses intentions et ne laisse paraître aucune échappatoire, aucune atténuation de ses choix.
« …le fils de l’homme sera livré aux grands-prêtres et aux scribes, et ils le condamneront à la mort… » L’utilisation, manifestement propre à Jésus (puisqu’on ne la retrouve dans aucun autre écrit du Nouveau Testament), du titre de « fils de l’homme » est particulièrement paradoxale ici. Ce titre, rappelons-le, qui évoque un envoyé plénipotentiaire de la Cour céleste, est normalement associé à l’idée de victoire divine sur tous ses opposants. Dans l’apocalyptique, à l’univers de laquelle il appartient, ce « fils de l’homme » l’emporte sur tous ses adversaires en provoquant chez eux la perte instantanée de la moindre force, et leur arrache leur pouvoir. Dire que ce fils de l’homme « sera livré » relève de l’oxymore ! Il utilise un passif, on ne sait pas qui « livrera« , mais on sait déjà que c’est par une trahison que les autorités mettront la main sur lui. Comment une telle réalité peut-elle déjà être aussi certaine ? C’est que le contexte concret est déjà celui d’un Jésus porté par les foules, adulé par elles, mais refusé par les autorités. Or les autorités quelles qu’elles soient ne sont rien sans le consentement du peuple sur lequel elles exercent un pouvoir. Il n’y a donc qu’un scénario possible pour qu’elle mettent la main sur le favori du peuple, c’est par trahison. Réalisme, disions-nous. La question non résolue encore est : la trahison de qui ?
« …et ils le livreront aux nations et elles se joueront de lui et lui cracheront dessus et le fouetteront et le tueront,… » Là encore, réalisme : du fait de la domination romaine, la mort ne peut plus être prononcée avec effet par les autorités légales ou religieuses : ce sont les Romains qui se réservent ce droit de vie ou de mort. Il sera donc « livré aux nations« , en l’occurence à la nation romaine. Et il subira donc la mort à la manière romaine, à la fois avec leur incompréhension des enjeux (puisqu’ils n’ont pas les clés de compréhension religieuse), d’où la dérision prévisible, et leur mode d’exécution incluant la torture et la croix. Elle n’est pas nommée ici, mais le réalisme impose ce mode d’exécution, le seul pour les non-citoyens romains.
« …et après trois jour il sera relevé. » Réalisme toujours : Jésus continue d’énoncer ce qu’il a « lu » à son propre sujet dans les Ecritures. La forme passive du verbe, ici, appelle plutôt un « passif divin », c’est-à-dire que l’acteur est le dieu mais qu’il n’est pas nommé par respect. Quant à comprendre ce que cela peut vouloir dire, nous avons déjà vu que les Douze ne le pouvaient pas. Mais Jésus le leur répète aussi. Autrement dit, eu égard aux sentiments qui sont les leurs, il les appelle à considérer la totalité de cette réalité qu’il leur présente, afin de choisir quoi faire de ce qu’ils ressentent, et de choisir aussi l’attitude qu’ils vont adopter à son égard : suivre encore… ou pas. Mais c’est cette dernière clause qui constitue en quelque sorte la clé décisive pour le disciple en désarroi, pour celui qui voit clairement que les choses vont mal, et vont mal finir.