Que d’autres assignent à l’autorité ses tâches (Mc.10,41-45)

41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. 42 Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. 43 Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. 44 Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : 45 car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. »

« Et les dix qui avaient entendu commencèrent à bouillonner à propos de Jacques et Jean. » Le présent récit fait à l’évidence suite à celui que nous avons lu la semaine passée, et ce de manière organique : après la démarche des deux frères Zébédée, les dix autres désignent clairement les autres membres du groupe appelé « Les Douze ». Ils ne restent pas insensibles à la démarche de Jacques et Jean, et d’autant moins que, si celle-ci s’inscrit dans une perspective de légitimité de succession, elle se fait, peuvent-ils croire, à leur détriment. Le pouvoir ne se partage pas. On peut imaginer le bouillonnement des dix autres, leur indignation à voir deux d’entre eux chercher ainsi à forcer la main du maître . L’ambiance est désormais celle d’une intrigue de cour… une ambiance de conclave !

« Et après les avoir appelés à lui, Jésus leur dit : vous savez que ceux qu’on croit commander aux nations les assujettissent et les grands d’entre eux les soumettent. » Uen fois de plus, Jésus les appelle à lui. Le geste, dans ce contexte, est loin d’être anodin : c’est un geste de rassemblement. Il montre clairement qu’il a, lui, sans cesse en tête le souci de l’unité. Il ne veut pas de division, il ne veut pas de « parti » parmi ses « cardinaux ». Il leur parle à tous en même temps, il n’y a pas de message adressé aux uns mais pas aux autres, il sont collectivement et conjointement porteurs et gardiens de sa parole.

Et que leur dit-il ? Il fait référence à ceux qui se passe parmi « les nations », c’est-à-dire en-dehors du peuple d’Israël. N’y a-t-il donc pas de lutte de pouvoir dans ce peuple ? Les exemples ne manqueraient pas pour montrer que si : mais rappelons-nous le dessein de Jésus de renouveler ce peuple. Il pose d’emblée que les comportements qu’il décrit n’ont pas leur place dans l’Israël qu’il appelle de ses voeux.

Et quel est ce comportement d’emblée exclu ? Il est attaché à « ceux qu’on croit commander » [hoï dokountés arkhéïn] et aux « grands » [hoï mégaloï]. Ce deuxième mot résonne tout de suite pour nous, aussi bien parce qu’on parle facilement des « grands de ce monde » pour parler des dirigeants, de ceux qui ont une influence, mais aussi à cause de ce que le grec [mégaloï] évoque pour nous : quand on parle de « mégalos », on pense mégalomanes, ceux qui sont atteints de la folie des grandeurs. Et pour nous, les « grands » de ce monde sont connotés par la « folie des grandeurs ». Le premier mot est moins attendu, à cause de la clause « ceux que l’on croit…« , c’est-à-dire que Marc sous-entend que ceux qui commandent dans les faits ne sont pas toujours ceux qui commandent en apparence.

La formule, donc, dessine peut-être (si je la comprends bien) une schéma à trois étages : tout en-dessous, les nations : les gens, comme on dit, la majorité des êtres humains, qui vont, viennent , travaillent, peinent, et subissent les lois et les règles que d’autres imposent. Au-dessus de ceux-là, « ceux que l’on croit commander« , ceux qui sont directement perçus par les gens comme leur imposant les règles : les agents (de police, de l’administration, du palais…). Et au-dessus encore, « les grands d’entre eux« , ceux qui véritablement détiennent le pouvoir et qui régissent les agents précédents. Leur pouvoir est d’autant plus irrésistible qu’ils ne sont pas directement perçus par les gens, et qu’ils peuvent aisément se faire passer comme des recours contre les abus de pouvoir des intermédiaires, alors que la plupart du temps, ce sont bien eux qui mandatent ceux-ci pour soumettre ceux-là…

La caractéristique commune de leur agir est marquée par le préverbe [kata-] : les agents [katakurieuoussine], et les grands [katéxoussiadzoussine]. Ce préverbe évoque fondamentalement un mouvement de haut en bas, comme dans un cataplasme, une catastrophe, un cataclysme, une catacombe, une cataracte, etc. Dans le premier verbe, ce préverbe s’attache au radical [kurié], le seigneur, le maître ; dans le deuxième, au radical [exoussia], le pouvoir, l’autorité. Seigneurie et autorité sont déjà des positions dominantes, mais elles sont en plus exercées dans un dynamisme descendant qui par conséquent écrase, oppresse. Voilà la caractéristique de l’exercice du pouvoir tel qu’il ne doit pas apparaître dans l’Israël programmatique de Jésus, selon Marc.

« Pas de ça entre vous néanmoins, … », dit-il très clairement, au cas où l’on aurait pas compris. Il n’y a aucune ambiguïté, cette manière de faire n’est pas admissible. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur l’actualité (ou pas !) de cette interdiction expresse dans les communautés qui se veulent héritières de cette communauté des Douze, et en particulier dans le collège (épiscopal) qui se définit comme collège héritier du groupe des Douze. A vrai dire, on ne voit pas très bien ce qui est institutionnellement organisé autrement que comme l’exercice d’un pouvoir descendant… Mais continuons sereinement notre lecture.

« …mais qui a pour but de devenir grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur, et qui a pour but de devenir le premier, qu’il soit l’esclave de tous ;… » Voici les remèdes, la contre-proposition d’exercice de l’autorité. Car c’est bien là le problème : les Douze ont une authentique délégation de la mission de Jésus, et dans l’évangile de Marc on voit clairement qu’ils partagent véritablement sa mission, que trouver les Douze ou même l’un d’entre eux, c’est comme trouver Jésus, puisque tout cela est né de la volonté de Jésus de diffuser sa présence, à cause des foules de plus en plus nombreuses. Mais comment faire pour que cette position singulière, en rapport immédiat avec le maître dans l’exercice de sa mission si unique, ne tourne pas à l’exercice d’un pouvoir ?

Il assigne un mode d’exercice à l’autorité particulière de ceux qui en ont une. Ceux qui veulent devenir « grands« , donc faire partie de ceux qui jouent ensemble effectivement un rôle d’autorité, doivent se comporter en [diakonoï], « serviteurs« . Le [diakonos], quand il s’agit d’un substantif, est en effet un serviteur ou une servante. Si on prend le mot comme un adjectif, ce qui est possible dans notre texte, il signifie qui est au service ou dont on se sert. Qu’est-ce à dire ? Dans une maisonnée, ceux qui vivent là ont leur vie à mener, et pour certaines tâches, ils les font faire à des serviteurs ou des servantes. Ceux-ci ou celles-ci interviennent à la demande, au besoin. Certaines tâches leurs sont assignées de manière habituelle, d’autres de manière occasionnelle ou exceptionnelle. Cela veut donc dire que, dans l’idée exprimée par Marc, ceux qui ont une autorité ne l’exercent pas selon leur idée, mais seulement quand on a recours à eux. Ils ne décident pas des tâches, ne se les donnent pas à eux-mêmes, encore moins peuvent-ils les distribuer à d’autres. Mais quand les fidèles, ceux qui écoutent la parole de Jésus dans l’intention de revenir vers leur dieu, ont besoin de quelque chose, ils peuvent se tourner vers eux et leur demander telle ou telle tâche, tel ou tel éclaircissement, etc.

Et l’on s’aperçoit ici qu’en effet, Jésus lui-même, dans l’évangile de Marc, a comme initiative d’aller ici ou là, de se déplacer, de se rendre dans telle ou telle zone, ou bien encore au contraire de quitter tel ou tel lieu. Mais ce sont toujours d’autres qui font appel à lui par une question, une sollicitation : et alors, c’est l’occasion de leur répondre, en accordant mais aussi en exigeant certaines choses. Voilà le mode d’exercice de l’autorité que Jésus assigne à ceux qui sont dépositaire d’une partie au moins de celle-ci. C’est révolutionnaire -et, à ma connaissance, toujours pas vécu dans les institutions !!! A quand une immense assemblée des fidèles pour décider des rôles ou des tâches à assigner à leurs « épiscopes », ou des moyens de les leur assigner selon les occasions ? Et quel changement ce serait dans les motivations de ceux qui prétendent à ces rôles !!!

Quant à celui qui veut « être le premier » (et nous voilà en plein conclave !!!), c’est carrément l’esclave qui est son mode d’exercice de cette primauté : en plus de ce qui a été déjà dit, il ne s’appartient plus lui même ! L’esclave se fait embarquer pour des tâches qu’il ne discute même pas, il n’ouvre plus la bouche.

« …et en effet le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais servir et donner sa vie en rançon de beaucoup. » Et Jésus se donne lui-même en exemple…. Il faudrait relire tout ce que nous avons vu précédemment pour faire une synthèse de ce mode d’exercice de l’autorité par Jésus, et voir émerger peu à peu l’offrande de sa vie comme une « logique ».

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