Lorsqu’ils approchent de Jérusalem, vers Bethphagé et Béthanie, près du mont des Oliviers, Jésus envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez au village qui est en face de vous. Dès que vous y entrerez, vous trouverez un petit âne attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le. Si l’on vous dit : “Que faites-vous là ?”, répondez : “Le Seigneur en a besoin, mais il vous le renverra aussitôt.” » Ils partirent, trouvèrent un petit âne attaché près d’une porte, dehors, dans la rue, et ils le détachèrent. Des gens qui se trouvaient là leur demandaient : « Qu’avez-vous à détacher cet ânon ? » Ils répondirent ce que Jésus leur avait dit, et on les laissa faire. Ils amenèrent le petit âne à Jésus, le couvrirent de leurs manteaux, et Jésus s’assit dessus. Alors, beaucoup de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin, d’autres, des feuillages coupés dans les champs. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Règne qui vient, celui de David, notre père. Hosanna au plus haut des cieux ! » Jésus entra à Jérusalem, dans le Temple. Il parcourut du regard toutes choses et, comme c’était déjà le soir, il sortit pour aller à Béthanie avec les Douze.
« Et quand ils s’approchent de Jérusalem par Bethphagée et Béthanie près du Mont des Oliviers,… » Dans son récit précédent, Marc nous a fait quitter Jéricho. Aussitôt nous touchons à Jérusalem. Il ne nous dit rien de ce qui a pu se passer en chemin, Marc veut maintenant arriver au terme du périple qu’il fait parcourir à son Jésus. Le chemin qu’il décrit n’est pas tout-à-fait le plus direct depuis Jéricho, il suppose un infléchissement pour arriver depuis le sud-est plus que par le nord-est. Mais les étapes Béthanie, puis Bethphagée, puis le Mont des Oliviers sont logiques si l’on veut aborder Jérusalem par le haut. En revanche, mettre Bethphagé imposerait de revenir sur ses pas : ou alors, arrivé à Bethphagée, il y a eu un crochet par Béthanie, puis un retour et un prolongement jusqu’au Mont des Oliviers.

En tous cas, voilà toute la troupe pratiquement à vue des murs de Jérusalem, du côté où ceux-ci sont peut-être les plus impressionnants, dominant la vallée du Cédron. Elle devait apparaître comme imprenable, c’est-à-dire qu’elle laissait apparaître de là toute la difficulté de la prendre : c’est peut-être l’idée de Marc, de nous suggérer Jésus prenant toute la mesure de la difficulté de ce dans quoi il se lance : aller affronter les Pharisiens et les Hérodiens sur leur terrain. Je dis « toute la troupe », car Marc nous a laissé avec une foule considérable faisant route autour de Jésus depuis Jéricho.
Toutefois, Marc nous dit bien « près du Mont des Oliviers », non « au Mont des Oliviers » : même si ce dernier peut s’étendre à tout le coteau où est entre autres située Bethphagée, il me semble que cette tournure réserve en quelque sorte l’appellation « Mont des Oliviers » à la pente qui fait directement face à Jérusalem.
« …il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez au village qui est en face de vous, et aussitôt que vous y entrerez, vous trouverez un jeune animal attaché sur lequel aucun être humain ne s’est assis : déliez-le et amenez-le. Et si quelqu’un vous dit : « Que faites-vous avec ça ? », dites : « Le seigneur en a besoin ; et aussitôt [employé] il le renverra ici. » Voilà des consignes très précises données par Jésus. Les disciples, il les a toujours envoyés par deux, et il ne déroge pas à sa pratique. Elle est peut-être d’autant plus justifiée ici que ce qui leur est demandé peut paraître bien louche : qu’ils soient deux à attester que ce sont ses ordres peut aider.
Le « village en face » est peut-être Bahurim ? Quoiqu’il en soit, ils ont l’ordre de détacher et d’amener un « jeune animal » qui est attaché à l’entrée du village. Le [poolôs] désigne premièrement un poulain ; par extension, il peut désigner tout jeune animal (un jeune chameau par exemple). Un âne se dit [ônôs], mot que Marc n’emploie pas (mais l’ânon fait partie des possibilités ouvertes par [poolôs]). Si Marc n’insiste pas sur la nature de l’animal à amener, il précise en revanche que « aucun être humain ne s’est encore assis dessus » : qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! Le détail appelle un usage unique, réservé. C’est une monture vierge.
Evoquer la spécificité de cette monture, c’est dire en creux qu’il compte être le premier à l’enfourcher. C’est une nouveauté complète, Jésus n’est jamais entré nulle part autrement qu’à pied avec les Douze. Elle révèle aussi une mise en scène, une mise en image : dans les mots de Jésus, il y a un projet symbolique, comme pour un acte politique ou religieux. L’entrée sera volontairement ostentatoire, elle se fera comme une protestation publique. Le jeune animal est nécessaire à la mise en scène, il n’a une fonction que temporaire, il ne sera plus utile après, « …aussitôt [employé] il le renverra ici. »
Du reste, les mots suggérés aux deux envoyés pour répondre à qui s’étonnerait désignent Jésus par le seul titre de [hô kuriôs], « le seigneur« . Un titre divin. Il entend se mettre en scène comme souverain et, a minima, mandaté par le dieu. Voilà qui est très, très étonnant, après toute la réserve qu’il n’a cessé de montrer au sujet des titres qu’on lui donnait facilement. On dirait que maintenant, il n’y a plus de réserve.
Une dernière chose, qui ne semble pas étonner le moins du monde les mandatés : Jésus paraît savoir d’avance exactement ce qu’il en est de cet animal : où il se trouve de manière certaine. Comment ? Marc ne nous le dit pas. Mais là aussi, c’est la première et la seule fois dans son évangile que Jésus fait usage d’un « pouvoir » particulier, d’une sorte de « double-vue ». On dirait que, par tous les bords, Jésus « lâche » ce qu’il tenait si bien caché.
« Et ils s’en allèrent et trouvèrent le jeune animal attaché près de la porte, dehors, dans la rue, et ils le détachèrent. Et des gens qui étaient là leur dirent : « Que faites-vous à détacher ce jeune animal ? » Eux leur répondirent comme avait dit Jésus ; et ils les laissèrent [faire]. » Tout se passe comme annoncé. Jusqu’à l’objection faite par des gens présents à ce moment-là : ce qui n’était qu’une hypothèse dans la bouche du maître devient une réalité.
« Et ils amènent le jeune animal à Jésus, et eux jettent sur lui leur manteaux et il s’assit dessus. » Les proches ont bien compris Jésus, aussi bien ce qu’il a dit que ce qu’il a sous-entendu : ils posent leur manteaux sur le dos de l’animal et font ainsi une couverture, à défaut de selle. Et lui de se jucher sur l’animal.
« Et beaucoup étendirent leur manteau sur le chemin, d’autres des litières coupées dans les champs. » L’effet produit est immédiat : la foule très importante, qui accompagne Jésus depuis Jéricho, voit ce que nul n’avait vu auparavant, Jésus sur une monture comme un chef. Mais cela les enthousiasme sans délai, et voilà une foule entière qui lui « déroule le tapis rouge » : les gens tapissent la route qui de manteaux, qui de brassées de verdure ou d’herbes aussitôt coupées dans les champs. L’image ne fait que s’amplifier, mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle semble se construire par la collaboration de tous, au fur et à mesure qu’un détail en appelle un autre.
« Et ceux qui marchaient en avant et ceux qui l’accompagnaient vociféraient : « Hosanna ! Béni celui qui vient au nom du seigneur ! Béni le règne qui vient de notre père David ! Hosanna aux plus hauts ! » Maintenant ce sont les hauts cris et les acclamations. C’est une entrée triomphale, une intronisation, un avènement royal ! Le cri « Hosanna » signifie mot-à-mot « sauve, de grâce ! » C’est un cri, une acclamation, lancée dans la liturgie juive lors de certaines grandes fêtes. Alors qu’il est un cri d’espérance confiant, et par là un cri de joie, il encadre ici deux autres acclamations qui paraissent proclamer la réalisation même de cette espérance ! On demande au dieu de sauver, mais voici justement « celui qui vient » en son nom, et voici justement l’établissement tant attendu du règne « de notre père David », autrement dit l’accomplissement de l’espérance messianique !

Se parfait donc la mise en image provoquée intentionnellement par Jésus : l’entrée triomphale dans Jérusalem, la capitale, la « ville de David » du roi, acclamé déjà -et par là légitimé- par tout un peuple. Le chemin lui est tout tracé, dégagé par ce peuple même qui veut le porter au pouvoir, l’accueillir comme la réalisation des promesses messianiques. Tout s’est construit ensemble, progressivement, sans concertation mais avec un naturel saisissant. L’union d’un peuple et d’un roi donnent à celui-ci une légitimité phénoménale : le consentement du peuple, condition fondamentale de l’établissement d’une autorité ou d’un pouvoir, lui est totalement acquis.
On comprend a posteriori l’intention du maître : par une sorte de coup de force, se montrer aux autorités religieuses et politiques comme étant déjà légitime, déjà établi par le peuple entier.
« Et il entra à Jérusalem, dans le temple ; et après avoir jeté un regard circulaire sur toutes choses, l’heure étant déjà tardive, il sortit vers Béthanie avec les Douze. » Voici la conclusion de l’épisode. Pas du tout celle espérée : « et les Pharisiens, impressionnés par l’unanimité de ce peuple, vinrent à sa rencontre et lui dirent : « c’est toi le fils de David ». Et le roi Hérode, conscient que le peuple n’était plus son peuple, vint solennellement lui faire hommage de sa couronne. Et béni par Jésus, le peuple à l’unité retrouvée chanta « louange au dieu ! » Non, Jésus entre dans Jérusalem, il va même jusqu’au temple, mais les Pharisiens, les scribes, les docteurs, les hérodiens, les prêtres, tous ceux-là sont totalement absents : il ne s’en trouve pas un seul. Ils ont déserté les lieux, et c’est leur absence qui frappe.
Il me semble que le regard circulaire jeté par Jésus sur toutes choses, une fois pénétré dans l’enceinte du temple, constate le vide et l’absence. La manifestation était parfaite, mais les spectateurs à qui elle était destinée sont totalement absents. On dira bientôt que les manifestants étaient des milliers selon les évangélistes, et deux ou trois selon la police. Jésus a voulu entraîner ses adversaires dans un grand mouvement général, ils s’y sont d’avance refusés. Et ce refus laisse augurer une partie bien difficile.