Jésus et ses disciples reviennent à Jérusalem. Et comme Jésus allait et venait dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens vinrent le trouver. Ils lui demandaient : « Par quelle autorité fais-tu cela ? Ou alors qui t’a donné cette autorité pour le faire ? » Jésus leur dit : « Je vais vous poser une seule question. Répondez-moi, et je vous dirai par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes ? Répondez-moi. » Ils se faisaient entre eux ce raisonnement : « Si nous disons : “Du ciel”, il va dire : “Pourquoi donc n’avez-vous pas cru à sa parole ?” Mais allons-nous dire : “Des hommes” ? » Ils avaient peur de la foule, car tout le monde estimait que Jean était réellement un prophète. Ils répondent donc à Jésus : « Nous ne savons pas ! » Alors Jésus leur dit : « Moi, je ne vous dis pas non plus par quelle autorité je fais cela. »
« Et ils viennent de nouveau à Jérusalem. Et comme il déambulait dans le temple,… » Les aller-retours continuent entre Béthanie et Jérusalem : c’est la troisième entrée à Jérusalem de Jésus et ses disciples. L’effet produit est bien d’installer la deuxième entrée, celle qui conduit Jésus à « faire le ménage » dans le temple, en position centrale, encadrée par le double épisode du figuier, lui-même établi comme une marie-louise ou un passe-partout dans un cadre, avec un effet de mise en valeur. Voilà qui confirme l’interprétation que nous en avons fait la semaine passée, avec le passage précédent.
Cette fois, Jésus va et vient dans le temple : sans doute faut-il comprendre cela de l’esplanade la plus grande, mais il peut aussi bien parcourir l’ensemble des esplanades. Tout se passe comme s’il voulait avant tout rencontrer les gens qui fréquentent le temple.
« …viennent à lui les archiprêtres et les scribes et les anciens et ils lui disent :… » C’est pratiquement toutes les autorités religieuses qui sont ici représentées, et ont constitué dirait-on une sorte de délégation. On pourrait penser qu’enfin, le dialogue va s’instaurer, celui pour lequel Jésus a tenu à venir à Jérusalem. Cela fait en tous cas contraste avec l’absence généralisée, le jour de l’entrée royale à Jérusalem. Il est vrai que si Jésus parcours les esplanades, il occupe visiblement le terrain, et l’on imagine bien que les autorités attachées au temple ne veulent pas le lui laisser : ce serait renoncer à leur propre autorité, en pratique. Car en matière d’autorité, quand une place est prise, c’est qu’elle était à prendre…
« Dans quelle autorité fais-tu ces choses ? Ou qui t’a donné l’autorité telle que tu les fasses ? » Le dialogue s’instaure à leur initiative, et en partant d’une double question. Ils ont été frappés eux aussi par l’agir de Jésus dans le temple, et l’accusation publique dont ils ont été l’objet d’avoir transformé le temple en « repaire de brigands« . A vrai dire, ils n’ont pas été formellement accusés par Jésus, c’est bien la foule qu’il enseignait à qui il a reproché cela. Mais cette foule n’aurait pas pu en venir là si les autorités qui veillent sur le temple n’avaient pas laissé faire. Alors certes, les apparences sont sauves, mais ils ont forcément senti le vent du boulet.
« Ces choses« , ce sont les actes de Jésus lors de son dernier passage, son « coup de balai », mais aussi l’enseignement qu’il a débuté dans le temple. Il a agi d’une manière spectaculaire, frappante, et il a enseigné : un ensemble qui a toutes les caractéristiques d’une conduite prophétique. Par voie de conséquence, ces autorités religieuse, légitimes, reconnues, viennent l’interroger sur son autorité à lui : quelle est-elle, s’il estime que cette autorité vient de lui-même (c’est l’objet de la première question : « Dans quelle autorité fais-tu ces choses ?« ), ou bien s’il estime l’avoir reçue, quelle en est l’origine (c’est l’objet de la deuxième question : « Ou qui t’a donné l’autorité telle que tu les fasses ? » ).
Cette question de l’autorité, on s’en souvient, était déjà apparue à Capharnüm, lors de l’épisode du paralytique passé par le toit puis guéri. C’étaient les scribes qui l’avaient posée, et Jésus pour toute réponse avait ordonné au paralytique, auquel il avait déclaré le pardon de ses péchés, de se lever et de marcher. C’était une démonstration, mais formellement ce n’était pas une explication, une verbalisation. Il faut dire que cette question érige ceux qui la posent en juges de l’autorité, de sa légitimité ou non. Ils sont déjà dans une enquête, ce qui n’est pas si éloigné d’un procès, et en est souvent le préalable. Il n’y a pas chez eux de remise en cause de soi, ou d’eux comme corps constitué, mais plutôt une réaffirmation implicite de leur statut.

« Or Jésus leur dit : « Je vous interrogerai sur un seul point, et répondez-moi, et je vous dirai dans quelle autorité je fais ces choses. Le baptême de Jean était du ciel ou des hommes ? répondez-moi. » Jésus met une condition à sa réponse, il ne refuse pas a priori de s’expliquer. On voit qu’il garde une révérence vis-à-vis de leur autorité, et ce toujours. Mais ce faisant, il remet en quelque sorte le dialogue dans une sorte d’égalité : lui aussi peut les interroger.
Et ce qu’il leur demande, c’est une sentence, puisqu’ils ont l’air prêts à en prononcer : « Le baptême de Jean était du ciel ou des hommes ? répondez-moi. » Ils se situent comme des autorités légitimes, il leur demande donc un jugement d’autorité légitime. Le dialogue va-t-il enfin s’instaurer entre eux ? Car Jésus leur donne l’occasion de prononcer avec autorité, et ils ne veulent rien plus que d’être ainsi reconnus. Mais la question préalable concerne Jean.
En parlant de Jean, il parle d’abord d’un autre que lui-même. C’est une manière de dépassionner le débat, en faisant un pas de côté. Avant de parler de « l’affaire Jésus », dans laquelle il est lui-même partie, parlons de « l’affaire Jean ». Et si deux parties peuvent s’accorder sur quelque chose qui leur est extérieure, ces deux parties auront un fondement solide pour aller plus loin dans leurs échanges, et peut-être vider leurs querelles. C’est de bonne politique.
Mais en parlant de Jean, il parle aussi de celui dans les pas duquel il a placé son propre ministère. Ce n’est pas tout-à-fait neutre, et quand Marc, on s’en souvient, introduit le ministère de Jésus, il rappelle que « après l’arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu » (Mc.1,14), autrement dit que le ministère de Jésus a succédé à celui de Jean, que Jésus n’a jamais voulu empiéter sur celui de Jean mais qu’il a voulu lui faire suite. Et même, Jésus « fut baptisé par Jean dans le Jourdain » (Mc.1,9), ce qui pourrait être revendiqué par Jésus comme un sorte d’adoubement de la part de Jean. Marc ne dit pas cela, et nous avons remarqué en son temps qu’il reste même d’une extrême sobriété sur cet épisode du baptême. Mais tout de même, en parlant du baptême de Jean, Jésus parle du baptême qu’il a reçu. Dans « l’affaire Jean », il s’agit donc tout de même un peu de « l’affaire Jésus », mais enfin pas directement.
Néanmoins, et cela n’est pas neutre, en parlant de Jean, il parle encore de celui que Hérode a fait arrêter puis mettre à mort. Ce n’est pas neutre parce qu’on a vu se former et perdurer l’alliance entre les Hérodiens et les pharisiens, et les scribes. Les archiprêtres sont tous du parti d’Hérode, pour la bonne raison que Hérode-le-Grand (le prédécesseur) avait fait assassiner tous les grands-prêtres (45 membres du Sanhédrin, pour être précis) pour les remplacer par des gens à sa main, des grands-prêtres d’origine étrangère. Se prononcer, c’est donc aussi donner une dimension politique à sa sentence : éventuellement faire front contre Hérode, éventuellement cautionner ce qu’il a fait, dans tous les cas s’ériger comme une autorité qui juge le politique. On mesure donc que la question adressée par Jésus à la délégation venue le trouver est loin d’être anodine.
Leur demander de dire de ce baptême s’il est « du ciel ou des hommes« , cela ressemble beaucoup aux deux questions qui lui ont été posées à lui, Jésus. Ils doivent se prononcer sur l’autorité avec laquelle Jean agissait et parlait : venait-elle de lui-même, ou la tenait-il du dieu ? Ils ont sur le fond un discernement à faire pour indiquer, comme autorité religieuse et défenseurs de l’authenticité religieuse, s’ils reconnaissent Jean comme prophète authentique ou non. Ils devront sans doute argumenter, montrer comment leur jugement se fonde sur l’Ecriture et la parole du Dieu ; ils devront aussi prendre de la distance avec tous les éléments (nous en avons énuméré beaucoup) qui pourraient influencer leur jugement. Ce faisant, Jésus les invite à montrer comment ils se servent de leur autorité, ou dans quel but.
« Et ils discutaient entre eux en disant : « Que répondons-nous ? Si nous répondons ‘du ciel’, il dira ‘A cause de quoi donc ne l’avez-vous pas cru ?’ mais disons-nous ‘des hommes’ ?… ils avaient peur de la foule, absolument tous en effet tenaient que Jean était un prophète. » La discussion entre eux est loin d’être paisible. Mais ce que Marc fait ressortir, c’est leur approche de la question. En fait, ils ne s’occupent absolument pas de la question, mais ils sont préoccupés des conséquences de leur réponse. Tout jugement tranche (qu’on se rappelle, symboliquement, Salomon), mais il ne tranche pas seulement une question, il engage celui qui l’énonce.
Et de cet engagement, ils ne veulent pas : ils ne veulent pas avoir à rendre compte de leur propre attitude, ils ne veulent pas avoir à affronter la foule en la contre-disant. Leur critériologie est uniquement celle des conséquences pour eux de ce qu’ils vont dire. Leur rapport au vrai est fuyant : le vrai peut toujours nous remettre en cause, on peut toujours nous demander des comptes sur la manière dont nous y avons été fidèle ou non. Cela suppose de mettre le vrai au-dessus de soi-même. Qu’importe si ce que je dis me dénonce en premier lieu, il faut que ce soit dit (et c’est, comme le souligne admirablement Grégoire-le-Grand, la tâche en même temps que l’humilité du prédicateur). Là, dans ce débat, on est dans la fuite, constamment. Fuir le vrai pour ne pas avoir à rendre compte de sa vie, fuir l’affrontement pour ne pas perdre son crédit devant la foule. On se croirait en pleine réunion « communication » dans un palais présidentiel…
« Et répondant à Jésus ils dirent : « nous ne savons pas ». Et Jésus leur dit : « Moi non plus je ne vous dit pas dans quelle autorité je fais ces choses ». La sentence finalement retenue est celle de l’ignorance. Elle paraît habile, dans l’immédiat : fuyant chacune des réponses possibles, elle fuit finalement la question elle-même, et maintient ainsi secrètes les raisons qui font ne pas trancher.
En réalité, c’est une réponse qui annule elle-même l’autorité à laquelle ils prétendent : ne pas savoir, c’est avouer n’avoir aucune légitimité à trancher de telles questions d’authenticité religieuse. Ils disposent normalement des textes -sources comme tous, et ont disent-ils l’instruction qui permet de les comprendre mieux que tous. On attend juste d’eux qu’ils permettent à tous d’aller lire ce qu’ils ont lu et de parvenir à la même conclusion, une fois la route de la vérité ouverte.
Et s’ils ne savent pas, s’ils n’ont, de leur propre aveu, pas de légitimité, quelle légitimité ont-ils à poser à Jésus les question qu’ils lui posent ? Quelle est leur légitimité à trancher en ce qui le concerne, lui ? C’est donc une évidence que de refuser de répondre à leur injonction, à leur procès en légitimité. Le dialogue ne s’est finalement pas engagé, ils se sont dérobés comme ils l’ont fait physiquement le jour de l’entrée royale à Jérusalem. Les choses sont vraiment mal engagées.