Des sadducéens – ceux qui affirment qu’il n’y a pas de résurrection – viennent trouver Jésus. Ils l’interrogeaient : « Maître, Moïse nous a prescrit : Si un homme a un frère qui meurt en laissant une femme, mais aucun enfant, il doit épouser la veuve pour susciter une descendance à son frère. Il y avait sept frères ; le premier se maria, et mourut sans laisser de descendance. Le deuxième épousa la veuve, et mourut sans laisser de descendance. Le troisième pareillement. Et aucun des sept ne laissa de descendance. Et en dernier, après eux tous, la femme mourut aussi. À la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle l’épouse, puisque les sept l’ont eue pour épouse ? » Jésus leur dit : « N’êtes-vous pas en train de vous égarer, en méconnaissant les Écritures et la puissance de Dieu ? Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme les anges dans les cieux. Et sur le fait que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au récit du buisson ardent, comment Dieu lui a dit : Moi, je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ? Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Vous vous égarez complètement. »
« Et viennent des Sadducéens jusqu’à lui, de ceux qui disent qu’il n’y a pas de résurrection, et ils l’interrogent en disant :… » Les groupes se succèdent, voici la deuxième vague. Cette fois-ci, ce sont des Sadducéens : il s’agit d’un courant distinct des Pharisiens, et même plutôt opposé à lui. Tirant peut-être son nom du grand-prêtre Sadoq (l’époque de David et Salomon), ce courant regroupe plutôt des membres de l’aristocratie sacerdotale (celle qu’Hérode a en partie décimée). Leur vision de la « religion » est avant tout cultuelle, mais aussi d’un conservatisme étroit. Ils ne retiennent comme source réelle d’autorité que la Torah (nos cinq premiers livres de la Bible), et rejettent les traditions et pratiques qui n’y sont pas référencées.
De ce fait, comme le note Marc, ils ne tiennent pas la résurrection des morts (qui est une doctrine bien plus récente dans la Bible) ; ils ne tiennent pas non plus la doctrine de la survie de l’âme après la mort, qui vient de la période hellénistique, mais gardent l’idée plus ancienne de la descente des morts au « Shéol », où ils restent à l’état d’ombres. Ils ne tiennent pas non plus l’existence des anges (le développement de la doctrine des anges est récent). Bref, le groupe qui vient maintenant mettre le maître à l’épreuve n’est pas comme le précédent.
« Maître, Moïse nous a écrit que si un frère mourrait et laissait derrière lui une femme mais sans enfant, que son frère prenne sa femme et relève une descendance pour son frère. » Les Sadducéens commencent par citer les Écritures. Mais d’une façon un peu modifiée, ils se réfèrent nettement à Dt.25,5 : « Lorsque des frères habitent ensemble, si l’un d’eux meurt sans avoir de fils, l’épouse du défunt ne pourra pas appartenir à quelqu’un d’étranger à la famille ; son beau-frère viendra vers elle et la prendra pour femme ; il accomplira ainsi envers elle son devoir de beau-frère. » A comparer la citation telle que nous l’avons dans nos bibles et celle faite par les Sadducéens, on voit de légères différences. On devine dans les clauses initiale « lorsque des frères habitent ensemble… » et centrale « …appartenir à quelqu’un d’étranger à la famille… » une situation assez particulière, et qui aurait sans doute disparue, une situation assez nettement tribale. Mais la disparition de la situation suggérée par la première rédaction, loin d’avoir fait tout simplement tomber cette règle en désuétude, a conduit ces Sadducéens-là à plutôt élargir la règle à toutes les situations. Les enjeux ne sont pourtant pas du tout les mêmes : la perpétuation d’une tribu distincte n’a rien à voir avec celle de tout un peuple !
« Il y avait sept frères : et le premier prit femme et mourut sans descendance ; et le deuxième la prit et mourut sans laisser derrière lui de descendance, et le troisième de même ; et les sept n’eurent pas de descendance ; à la fin de tout, la femme mourut aussi. » Et voici maintenant un conte. Nos Sadducéens ne semblent pas gênés le moins du monde par le changement de statut, ni de genre littéraire. Je me demande ce qu’obtiendrait aujourd’hui dans un prétoire un avocat qui prétendrait démontrer un point de loi en l’établissant sur un conte, mais c’est ce qu’ils font.
Mais il ne s’agit pas tout-à-fait d’un point de « loi », à proprement parler, plutôt d’un point de doctrine. En fait, autre confusion, ils ont pris un argument juridique pour en arriver à une conclusion doctrinale, en l’appuyant sur un conte inventé….
Je me souviens d’un jeune prêtre, plutôt doctrinaire et moralisateur, qui avait une nuit de Noël totalement déconcerté son auditoire paroissial : dans son homélie, après la lecture de l’évangile de la nativité, il avait choisi de raconter un « conte de Noël ». Et n’avait fait que cela. Pas une allusion à l’évangile, pas un lien fait ni avant ni après. Le bon peuple chrétien attendait manifestement qu’on l’aide à approfondir un aspect du grand mystère, qu’on aille u peu plus loin dans l’un ou l’autre direction, mais rien. Sans doute le jeune prêtre avait-il voulu faire plus « léger » que d’habitude, mais il n’avait pas eu la moindre conscience qu’en sautant ainsi d’une genre à un autre, il tendait à faire de l’évangile un conte parmi d’autres. C’est ce qui déconcertait les gens… et c’est ce que font un peu ici les Sadducéens !
En procédant ainsi, ils ignorent que la disposition légale tient, à l’origine, à une situation particulière et désormais disparue, caduque ; mais ils reconstruisent une autre situation, n’ayant rien à voir, et qui tend à la démonstration par l’absurde. Ce faisant, ils tendent à faire conclure à l’absurdité de la loi elle-même…
« A la résurrection, quand ils ressuscitent, duquel d’entre eux est-elle la femme ? Les sept en effet l’ont eue pour femme. » Voici maintenant la question. Elle n’a rien à voir avec la disposition légale alléguée au départ. Voulant montrer que la résurrection n’est pas possible, ils ont choisi de montrer qu’elle vient contredire la loi : celle-ci étant d’origine divine, d’après eux, elle est critère de vérité. Ce qui la contredit est réputé faux. C’est assez simple. Ils admettent qu’une femme puisse avoir sept maris successifs dans l’univers du temps (mais quelle santé !! … et quelle patience !), mais posent a priori qu’elle ne peut avoir sept maris simultanément dans l’univers de l’éternité. C’est donc que ce dernier univers n’existe pas, CQFD.
« Jésus leur dit : « Ne vous égarez-vous pas à cause de cela, en ne voyant pas les Ecritures ni la puissance du dieu ? » La réponse de Jésus, procédant plutôt par questions, reste très distanciée et respectueuse. Et il pointe leur « errance », le verbe que j’ai traduit par « s’égarer » évoquant le fait d’aller sans but, sans savoir où l’on est, sans repère. Et les deux repères seraient les Ecritures, et la puissance du dieu. Les Ecritures : on a vu qu’ils naviguent en effet à l’intérieur sans la moindre rigueur, sans la prendre au sérieux dans le fond. Ils voudraient trouver tout n’importe où : mais il s’agit tout de même d’un livre (de plusieurs, même), et tout n’est pas abordé partout en permanence… Et il y a des genres, des buts variés, des moyens particuliers… La puissance du dieu : ils partent du principe que les lois humaines, comme celle du mariage par exemple, contraignent jusqu’au dieu lui-même. Cette manière dilettante de manipuler les Ecritures, d’y mêler le conte de leur propre fonds, est dans le fond très irrespectueuse, pour dire le moins.
« Quand en effet ils ressuscitent des morts, ils n’épousent ni ne sont épousés, mais ils sont comme les anges dans les cieux ; … » Et Jésus de poser que précisément, le mariage, et les lois qui le régissent, appartiennent à cet univers-ci. Dans le monde des ressuscités, il n’est plus question des mêmes contraintes. Est-ce à dire que dans le monde des ressuscités, il n’y a plus de relation régie par l’amour ? Bien sûr que non, mais ici on ne parle pas d’amour : on parle des « lois » du mariage, qui valent « jusqu’à ce que la mort vous sépare ». L’amour n’est pas une loi du mariage, c’est son âme (souhaitons-le), et celle-ci n’est pas régie par des codes et des lois. Le texte de loi allégué par les Sadducéens est à lire dans le contexte de notre société d’ici bas (et même d’une société d’un moment donné en une région donnée du monde), pas dans l’abstrait ni l’absolu.

« … à propos des morts, qu’ils se réveillent, ne savez-vous pas dans le livre de Moïse au buisson comme le dieu lui parle en disant : Je suis le dieu d’Abraham et le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob ? Il n’est pas dieu des morts mais des vivants :… » Et Jésus va au point névralgique, non énoncé par les Sadducéens mais clair à son esprit : le fond de la question, c’est la résurrection des morts. Formellement, celle-ci est énoncée dans les Livres de Maccabées, deux parmi les plus tardifs de ce que nous appelons l’Ancien Testament.
Mais Jésus va se référer à l’Exode, à l’épisode du buisson ardent. Le livre de l’Exode fait autorité pour les Sadducéen. C’est quand le dieu adresse la parole à Moïse depuis le buisson, avant de lui dire son nom « Je suis », ou « Je suis celui qui est », ou « Je suis qui je suis ». Pour se nommer d’abord d’une manière que Moïse puisse identifier, il se nomme comme « le dieu d’Abraham et le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob« . Nom d’une fidélité à toute épreuve traversant les générations. Mais Jésus remarque que le dieu ne dit pas : « J’étais le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », mais bien « Je suis… » : ce présent ne rend pas seulement présent ce « Je » qui parle, mais aussi les personnes référencées, Abraham, Isaac et Jacob. Autrement dit, sans développer le mode selon lequel Abraham, Isaac et Jacob sont actuellement vivants, il affirme au passage qu’ils le sont. Du reste, s’il était dieu des morts, qu’aurait-il à dire aux vivants ? Il attendrait simplement qu’ils fussent morts pour qu’ils soient siens. Jesus ici ne prend pas position formellement sur la résurrection, son mode, etc., il se contente d’amorcer une réflexion : Abraham, Isaac, Jacob, sont actuellement vivants. Comment ? De quelle manière ? Il ne le dit pas, mais la piste est ouverte.
« … vous vous égarez de beaucoup. » Et Jésus de reprendre, mais cette fois de manière plus affirmative, plus appuyée : vous avez perdus tous vos repères… Comme quoi, quand on croit raisonner dans le détail, on risque surtout de perdre de vue les fondamentaux. En contraste avec les Sadducéens qui traitent les Écritures avec beaucoup de légèreté, il se montre attentif, mesuré, cohérent. Il se montre aussi maître dans l’usage chaste et respectueux des Écritures, traitées pour ce qu’elles sont (des textes) et reçues pour ce qu’elles disent, pas plus, pas moins.